Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 2/Chapitre 2

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 109-146).


CHAPITRE ii


L’ADOLESCENCE



Quand L.-N. Tolstoï entra dans l’adolescence, le moment des études sérieuses était venu pour ses frères aînés, Nicolas et Serge. C’est pourquoi, au début de l’automne 1836, la famille Tolstoï vint habiter Moscou, et s’installa rue Plustchikha dans la maison de Stcherbatchev. Cette maison existe encore, en face l’église de Notre-Dame de Smolensk. Elle est dans la cour, et sa façade fait un angle aigu avec la direction de la rue.

Ils y passèrent l’hiver 1836-1837 et y vécurent encore après la mort de leur père.

Un jour, au cours de l’été 1837, le père de Léon Nikolaievitch partit pour ses affaires, à Toula. En allant voir son ami Témiachev, en pleine rue il tomba foudroyé par une attaque d’apoplexie. Certains supposèrent que son valet de pied l’avait empoisonné, car on ne retrouva pas son argent, et plus tard, à Moscou, une mendiante mystérieuse rapporta chez Tolstoï des titres nominatifs.

Le corps de Nicolas Ilitch fut transporté de Toula à Iasnaia Poliana et ce furent sa sœur, Alexandra Ilinichna, et son fils aîné, Nicolas, qui l’ensevelirent.

La mort de son père fut l’une des impressions les plus fortes de l’enfance de Léon Nikolaievitch. Cette mort, dit-il, pour la première fois provoqua en lui le sentiment de la crainte religieuse devant les questions de la vie et de la mort. Comme son père n’était pas mort en sa présence, pendant longtemps il ne put croire qu’il n’était plus. Longtemps après, en rencontrant des inconnus dans les rues de Moscou, il était presque convaincu qu’il allait se trouver vis-à-vis de son père vivant, et ce sentiment d’espoir et d’incroyance en la mort provoquait en lui un attendrissement particulier.

Après la mort du père, la famille resta à Moscou l’été, et ce fut la première fois, et peut-être la seule, que Léon Nikolaievitch passa l’été en ville. Il a gardé une vive impression de leur voyage hors de la ville, avec quatre bais qu’on avait, pour ce voyage, attelés en flèche : la beauté des environs de Kountzevo, de Neskoutchnoié, et, avec cela, les odeurs nauséabondes des fabriques qui déjà gâtaient les environs de Moscou.

La mort de son fils fut un coup terrible pour la grand-mère Pélagie Nikolaievna. Elle ne cessait de pleurer, et donnait l’ordre de laisser ouverte toute la nuit la porte de la chambre voisine, prétendant voir là son fils et causer avec lui. Et parfois elle demandait avec effroi à ses filles : « Est-ce vrai ? Est-ce possible qu’il n’existe plus ! »

Elle mourut neuf mois après lui, de chagrin et de douleur.

La mort de sa grand-mère fut pour Léon Nikolaievitch l’occasion de nouvelles réminiscences sur l’importance religieuse de la vie et de la mort. Cette influence, bien qu’inconsciemment sans doute, fut très forte. La grand-mère souffrit longtemps, à la fin elle fut atteinte d’hydropisie. Léon Nikolaievitch se rappelle l’effroi qu’il éprouva quand on le conduisit près d’elle pour lui dire adieu. Couchée haut sur le lit blanc, toute blanche, elle se retourna avec effort vers ses petits-enfants et, immobile, leur laissa baiser sa main blanche, enflée. Mais comme il arrive toujours chez les enfants le sentiment de crainte et de pitié causé par la mort fut bientôt chassé par l’espièglerie, la sottise, la dissipation enfantines.

Un jour de fête, un ami des frères Tolstoï, le petit Milutine, Vladimir, celui qui, au lycée, leur annonça comme une nouvelle extraordinaire que Dieu n’existait pas, ce qui d’ailleurs ne produisit pas une grande impression, vint chez eux comme à l’habitude.

Avant le dîner, une grande gaieté régnait dans la chambre des enfants ; à cette gaieté prenaient part Serge, Dmitri et Léon ; Milutine et Nicolas, plus raisonnables, se tenaient à l’écart. L’amusement consistait à faire brûler du papier dans des vases de nuit qui se trouvaient derrière le paravent. Il est difficile de s’imaginer en quoi cela pouvait être amusant, mais un fait sûr, c’est qu’ils étaient très gais. Mais voilà que tout à coup, à pas rapides, entre Saint-Thomas, le gouverneur, raide, blond, musclé, de petite taille (décrit dans l’Enfance sous le nom de Saint-Jérôme) ; sans faire attention à ce que faisaient les enfants, le visage pâle, la lèvre inférieure tremblante, il leur dit : « Votre grand-mère est morte. » « Je me rappelle, a raconté Léon Nikolaievitch, qu’on nous mit à tous des costumes neufs en drap noir, bordés de crêpe blanc. C’était saisissant de voir les croquemorts rôder autour de la maison ; ensuite la bière recouverte d’une draperie, le visage sévère de grand-mère, au nez aquilin, en bonnet blanc et un fichu blanc autour du cou, couchée dans la bière posée sur la table… C’était terrible de voir les larmes des tantes et de Pachenka. Mais, en même temps, les vestons neufs garnis de crêpe, la compassion que nous témoignaient tous ceux qui nous entouraient, tout cela me faisait plaisir. Je ne me rappelle plus pourquoi, mais pendant les funérailles on nous installa dans le pavillon… et je me souviens qu’il m’était agréable d’écouter les conversations de femmes quelconques qui, parlant de nous, disaient : « Pauvres orphelins ! Le père vient de mourir et maintenant c’est la grand-mère ! »

Du gouverneur français, Prosper Saint-Thomas, que nous avons mentionné plus haut, Léon Nikolaievitch a conservé un souvenir mélangé de bon et de mauvais.

« Je ne me rappelle plus pourquoi, mais pour quelque chose ne méritant nullement une punition, Saint-Thomas, d’abord m’enferma dans une chambre, ensuite me menaça des verges. Et j’éprouvai un vif sentiment d’indignation, de révolte et de dégoût, non seulement pour Saint-Thomas, mais pour la violence qu’on voulait exercer envers moi. Il se peut que l’horreur et le dégoût pour toute violence, que j’éprouvai toute ma vie, datent de là[1]. »

Néanmoins le gouverneur Saint-Thomas suivait très attentivement le développement de son jeune élève. Il avait sans doute remarqué en lui quelque chose de particulier, car il disait de lui : « Ce petit a une tête. C’est un petit Molière[2]. »

Après la mort de la grand-mère, à cause de l’embarras des affaires de tutelle et de la nécessité d’alléger les dépenses, une partie de la famille demeura à la campagne : les cadets des enfants, Dmitri, Léon, Marie, avec leur tante Tatiana Alexandrovna Ergolski, un précepteur allemand et un russe, élève d’un séminaire.

La tutrice des enfants était la comtesse Alexandra Ilinichna Osten-Saken.

Dans ses souvenirs, Tolstoï parle ainsi de cette personne remarquable :

« Notre tante Alexandra Ilinichna avait épousé, très jeune, à Pétersbourg, un comte des provinces baltiques, très riche, Osten-Saken. Ce mariage, qui paraissait brillant, se termina très tristement pour la tante, mais peut-être les conséquences en furent-elles bienfaisantes pour son âme. Tante Aline, comme on l’appelait dans la famille, avait dû être attrayante, avec ses grands yeux bleus et l’expression douce de son visage pâle, telle que la représente, à seize ans, un très beau portrait.

« Presque aussitôt après le mariage, Osten-Saken partit avec sa jeune femme dans ses domaines de la Baltique, et là, s’accentua de plus en plus sa folie qui ne s’était manifestée d’abord que par une jalousie brutale et sans cause. La première année de leur mariage, quand ma tante était déjà enceinte, sa maladie s’aggrava tellement qu’il était pris, parfois, d’accès de folie complète, pendant lesquels il se croyait entouré d’ennemis voulant lui arracher sa femme et auxquels il devait échapper par la fuite. C’était l’été. Un jour, il se leva de grand matin et déclara à sa femme que le seul moyen de salut consistait à fuir, qu’il avait déjà ordonné d’atteler et qu’elle devait s’apprêter immédiatement. En effet, on avança la voiture. Il y fit monter sa femme et ordonna de partir le plus vite possible. En route il tira d’une boîte deux pistolets, en donna un à ma tante, et lui dit que, dès que les ennemis apprendraient leur fuite, ils les poursuivraient, qu’alors ils seraient perdus et n’auraient plus qu’à se tuer mutuellement.

« Ma tante, effrayée et affolée, prit le pistolet et voulut calmer son mari. Mais il ne l’écoutait pas et ne faisait que se retourner pour regarder si on les poursuivait, et il stimulait le cocher.

« Par malheur, sur un chemin aboutissant à la grand-route, se montra une voiture. Il s’écria qu’ils étaient perdus et lui ordonna de tirer, tandis que lui-même tirait à bout portant dans la poitrine de sa femme. Saisi sans doute de ce qu’il avait fait, et voyant que la voiture qui l’avait effrayé avait tourné d’un autre côté, il s’arrêta, porta ma tante ensanglantée hors de la voiture, la déposa sur la route et s’enfuit. Heureusement pour ma tante, des paysans passèrent bientôt ; ils la relevèrent et la transportèrent chez le pasteur qui pansa comme il put sa blessure et fit mander un médecin. La blessure était au côté droit de la poitrine (ma tante m’en a montré la marque) ; elle n’était pas très grave.

« Pendant qu’on la soignait chez le pasteur, son mari, s’étant ravisé, vint l’y rejoindre et raconta au pasteur quel malheur lui était arrivé, comment il l’avait blessée et demanda à la voir. Cette entrevue fut terrible.

« Rusé comme tous les fous, il feignit de se repentir et de ne se soucier que de sa santé. Après être resté assez longtemps avec elle, causant très raisonnablement de toutes choses, il profita d’un moment qu’ils étaient seuls pour essayer d’exécuter ses plans. Sous prétexte de vouloir se rendre compte de son état, il lui demanda de lui montrer sa langue ; aussitôt qu’elle l’eut tirée, il la lui saisit d’une main et de l’autre prit un rasoir préparé dans l’intention de lui couper la langue. Une lutte s’engagea entre eux, elle parvint enfin à lui échapper et se mit à crier. Des gens accoururent ; on l’arrêta et l’emmena. Dès lors sa folie fut nettement reconnue et on l’enferma dans une maison d’aliénés où il vécut longtemps, n’ayant plus aucun rapport avec ma tante.

« Peu après cet événement on transporta ma tante dans sa maison paternelle, à Pétersbourg, et ce fut là qu’elle mit au monde un enfant mort-né. Craignant qu’elle n’en fût trop affectée, on lui laissa croire que son enfant était vivant et on lui substitua l’enfant d’un cuisinier de la Cour, une petite fille née le même jour.

« Cette fillette, Pachenka, qui fut élevée chez nous, était déjà assez âgée à l’époque où remontent mes souvenirs.

« J’ignore quand on révéla à Pachenka l’histoire de sa naissance, mais quand je l’ai connue elle savait déjà qu’elle n’était pas la fille de ma tante.

« Ma tante Alexandra Ilinichna, après ce qui lui arriva, vécut chez ses parents, ensuite chez mon père, et à la mort de mon père elle fut notre tutrice. Elle mourut au couvent Optine, quand je n’avais encore que douze ans.

« Cette tante était une femme vraiment religieuse. Ses occupations favorites étaient la lecture de la vie des saints, les causeries avec les pèlerins, avec les innocents, les moines, les nonnes, dont quelques-uns vivaient, toujours dans notre maison, tandis que les autres ne venaient là qu’en passant. Au nombre de ceux qui vivaient constamment chez nous se trouvait une nommée Maria Guérassimovna, marraine de ma sœur. Dans sa jeunesse elle allait de couvent en couvent sous l’aspect de l’innocent Ivanouchka. Maria Guérassimovna était la marraine de ma sœur parce que ma mère le lui avait promis, si par ses prières à Dieu elle lui obtenait une fille ; car ma mère, après ses quatre fils, désirait beaucoup une fille. La fille naquit et Maria Guérassimovna fut sa marraine. Elle vivait en partie dans le couvent des femmes de Toula et, le reste du temps, chez nous.

« La tante Alexandra Ilinichna était non seulement religieuse en pratique, c’est-à-dire observant les jeûnes, priant beaucoup et s’entretenant avec les gens de vie sainte, comme en son temps le père Léonide, du couvent Optini-Poustine, mais elle vivait de la vraie vie chrétienne, évitait non seulement le luxe, l’assistance des valets, mais tâchait elle-même de servir les autres. Elle n’avait jamais d’argent puisqu’elle distribuait à ceux qui demandaient tout ce qu’elle avait.

« La femme de chambre Gacha qui, à la mort de notre grand’mère, passa à son service, m’a raconté que, quand elle vivait à Moscou, pour aller à l’église elle passait sur la pointe des pieds devant la femme de chambre qui dormait et faisait elle-même tout ce que, selon les coutumes admises, la femme de chambre devait faire. Pour la nourriture, l’habillement, elle était si simple, si peu exigeante, qu’on ne peut se l’imaginer.

« Il m’est désagréable de le dire, mais j’ai gardé de mon enfance le souvenir d’une odeur particulière, âcre, qui se dégageait de ma tante, causée sans doute par la négligence de sa toilette. Et c’était cette gracieuse et poétique Aline, aux beaux yeux bleus, qui aimait à lire et recopier les vers français, à jouer de la harpe, et qui avait toujours un succès fou au bal.

« Je me rappelle qu’elle était toujours également accueillante et bonne avec tous, qu’elle ait affaire à des personnages importants ou à des pèlerins. Je me rappelle comment son beau-frère Uchkov aimait à la plaisanter et un jour lui envoya de Kazan une grande boîte, dans laquelle s’en trouvait une seconde, puis dans celle-ci une troisième, etc. jusqu’à une toute petite dans laquelle reposait sur de l’ouate un moine en porcelaine. Je me rappelle combien mon père riait en montrant cet envoi à ma tante. Je me rappelle aussi qu’une fois, pendant le dîner, mon père raconta comment ma tante et la cousine Moltchanova avaient poursuivi dans l’église un prêtre qu’elles vénéraient afin de recevoir sa bénédiction.

« Mon père racontait que Moltchanova avait arraché le prêtre des degrés de l’autel, qu’il s’était enfui par la porte nord, que Moltchanova l’avait poursuivi et qu’Aline l’avait rattrapé ici. Je me rappelle son rire charmant, bon, et son visage, éclairé de plaisir.

« Le sentiment religieux dont son âme était pleine était évidemment si important pour elle, était tellement au-dessus de tout le reste, qu’elle ne pouvait se fâcher, s’attrister de quelque chose. Elle ne pouvait attribuer aux choses de ce monde l’importance qu’on leur attribue ordinairement. Elle s’occupa de nous quand elle fut notre tutrice, mais ce qu’elle faisait ne remplissait pas son âme, tout était subordonné au service de Dieu, tel qu’elle comprenait ce service[3]. »

Comme il a été dit plus haut, les cadets des enfants, c’est-à-dire Dmitri, Léon et Marie, après la mort de leur grand’mère, vécurent à la campagne avec leur tante Tatiana Alexandrovna, et les aînés, Nicolas et Serge, restèrent à Moscou avec leur tutrice Alexandra Ilinichna. Pendant l’été toute la famille se réunissait à Iasnaia Poliana. Ainsi s’écoulèrent les années 1838 et 1839. L’année 1840 fut marquée par une grande disette. La récolte était si mauvaise que les Tolstoï durent acheter du blé pour nourrir leurs serfs, ce qui les obligea de vendre le domaine Néroutch, qu’ils avaient reçu en héritage. On diminua la ration des chevaux et on cessa de leur donner de l’avoine. Léon Nikolaievitch se rappelle que lui et ses frères, pris de pitié pour leurs chevaux favoris, couraient en cachette dans les champs d’avoine des paysans et là, sans avoir idée du crime qu’ils commettaient, ils arrachaient les tiges de l’avoine, rapportaient du grain leurs pleins pans d’habit et le donnaient à leurs chevaux.

En automne 1840, toute la famille s’installa à Moscou, où elle passa l’hiver 1840-1841, et, l’été venu, tous revinrent de nouveau à Iasnaia. Leur tutrice Alexandra Ilinichna Osten-Saken mourut en l’automne de cette année, au couvent Optini-Poustine.

Durant son séjour au couvent les enfants vécurent à Iasnia Poliana avec Tatiana Alexandrovna Ergolskï. Mais, quand on apprit qu’Alexandra Ilinichna se mourait, Tatiana Alexandrovna partit aussitôt auprès d’elle. Ces jours demeurèrent particulièrement mémorables à tous les enfants. Ils restaient avec leur gouverneur Féodor Ivanovitch et la vieille pèlerine Marie Guérassimovna à demi-innocente. Ils avaient alors un chien noir avec lequel ils jouaient. On le mettait sur une chaise haute d’où il sautait sans cesse, mais une fois, dès qu’il eut sauté, il poussa un cri perçant et alla se tapir sous une chaise. On l’examina : il avait une patte cassée. Tous étaient au désespoir et sanglotaient.

Plus tard, cette impression se fondit avec le souvenir de l’isolement, de la récitation monotone des psaumes quelconques par Marie Guérassimovna et de la nouvelle de la mort de la tante aimée Alexandra Ilinichna.

À sa mort, sa sœur, Pélagie Ilinichna, qui avait


Wladimir Ivanovitch Uchkov
dans la famille duquel Tolstoï passa ses années d’étudiant

épousé un propriétaire de Kazan, V.-J. Uchkov, vint de Kazan. Le frère aîné de Léon Nikolaievitch, Nicolas Nikolaievitch, qui faisait alors sa première année à l’université, écrivit à sa tante les paroles suivantes : « Ne nous abandonnez pas, chère tante, il ne nous reste que vous au monde… » Elle s’attendrit et décida de se sacrifier. Qu’entendait-elle par ces mots, nous l’ignorons, toutefois elle se mit à faire ses préparatifs pour retourner à Kazan, et, à cet effet, elle commanda à l’avance des barques pour transporter tout ce qu’on pouvait emporter de Iasnaia Poliana. Elle emmena également toute la domesticité : menuisiers, tailleurs, cuisiniers, tapissiers, etc. En outre, à chacun des enfants était attaché un serf de même âge que lui. L’un d’eux, Vanuchka, accompagna plus tard Léon Nikolaievitch au Caucase. Il vit encore et habite chez sa fille, à Toula.

À cette époque, Léon Nikolaievitch avait douze ans. Maîtres et domestiques, installés en de nombreuses voitures, partirent en automne de Toula pour Kazan. Le voyage durait une éternité. On s’arrêtait parfois dans les champs, dans une forêt, on ramassait des champignons, on se baignait, on se promenait. C’était un gros chagrin de se séparer de la tante Tatiana Alexandrovna, qui n’était pas en bons termes avec la tante Pélagie Ilinichna et qui partit vivre chez sa sœur Hélène Alexandrovna Tolstoï, au village de Pokrovskoié.

L’inimitié entre Tatiana Alexandrovna et Pélagie Ilinichna provenait de ce que le mari de Pélagie Ilinichna avait été dans sa jeunesse amoureux de Tatiana Alexandrovna et l’avait demandée en mariage, proposition qu’elle avait déclinée. Pélagie Ilinichna ne lui pardonna pas l’amour de son mari pour elle ; elle la haïssait profondément, mais leurs relations étaient en apparence affectueuses.

Le mari de Pélagie Ilinichna, le colonel de hussards en retraite, V.-I. Uchkov, a laissé à Kazan le souvenir d’un homme instruit, spirituel, et très bon, et en même temps d’un farceur et d’un plaisant qu’il resta jusqu’à sa mort[4].

Pélagie Ilinichna laissa aussi à Kazan le souvenir d’une femme excessivement bonne, bien que peu intelligente. Elle était très pieuse, et à la mort de son mari, en 1869, elle se retira au couvent Optini-Poustine ; puis elle vécut dans le couvent des femmes à Toula, ensuite elle vint s’installer à Iasnaia Poliana, où elle tomba malade et mourut.

Pendant toute sa longue vie, elle pratiqua strictement tous les rites de l’orthodoxie, mais à quatre-vingts ans, avant de mourir, prise de peur devant la mort, elle refusa de communier et se fâcha contre tous pour la souffrance que lui causait l’approche de la mort.

L’écrivain américain Eugène Skyler, qui voyagea en Russie en 1838 et fit visite à Léon Nikolaievitch, raconte ainsi sa connaissance avec la famille Uchkov. Nous citerons ces souvenirs ici, pour ne plus revenir à ces personnages. Il fit connaissance d’Uchkov lui-même à Kazan.

« Je pénétrai, raconte Skyler, dans une maison très belle et bien ordonnée ; je remis une carte de visite et une lettre d’introduction à un valet qui revint me demander d’attendre un peu. Pendant que j’attendais, je remarquai que la lettre, non ouverte, était posée sur une chaise. Enfin entra le général. C’était un vieillard de corpulence moyenne, à la physionomie très bonne et sympathique.

« Il me pria de m’asseoir, s’assit lui-même et, après quelques paroles, me dit :

« — Je crois que vous avez apporté la lettre de mon neveu Léon, où est-elle ?

« — Vous devez être assis dessus.

« Il se leva, prit la lettre et, me la tendant, dit :

« — Ayez la bonté de me la lire, je suis tout à fait aveugle. »

« La situation était très gênante, mais impossible de l’éluder. Bien que la lettre fût très flatteuse et bienveillante pour moi, je me crus obligé d’en passer un paragraphe entier. Maintenant, je regrette de l’avoir rendue au vieillard au lieu de l’avoir mise dans ma poche et gardée comme souvenir.

« Dans l’autre chambre il y avait deux pianos, et, incidemment, le général m’apprit qu’il avait toujours été un amateur passionné de musique. Je lui demandai de jouer quelque chose, du Beethoven et du Mozart ; puis nous restâmes assis au soleil. Et pendant les deux heures que j’ai passées avec lui, il m’a raconté beaucoup de choses intéressantes, mais pas ce qu’il me fallait. »

Au retour de son voyage en Russie, Skyler fit connaissance, à Iasnaia Poliana, avec Pélagie Ilinichna Uchkov. Voici ce qu’il raconte à ce sujet :

« Le lendemain, à quatre heures, après que j’eus raconté à Tolstoï ma connaissance avec Uchkov, je fus éveillé par un bruit quelconque dans le couloir. La porte de ma chambre s’ouvrit tout d’un coup. Supposant que, par une cause quelconque, mon domestique entrait pour m’éveiller, je m’écriai : « Qu’est-ce qu’il y a ! » La porte se referma et j’entendis, en français : « Il y a… il y a… un homme dans mon lit ! » La porte s’ouvrit de nouveau, et un monsieur, une bougie à la main, parut et demanda : — « Serge, c’est toi ? » — « Non, répondis-je, c’est moi, un hôte de la maison. » Il rit, s’excusa et s’en alla. Mon ouïe était alors si fine que j’entendis l’ordre : « Qu’elle n’entre pas dans le salon et couche sur le divan tant que la famille est en haut, ensuite elle pourra se coucher sur le divan, dans le cabinet du comte. »

« Je compris immédiatement ce qui se passait. J’occupais la chambre de Mme Uchkov, la tante du comte, on me l’avait donnée pour une semaine, jusqu’à son retour… Elle était revenue par hasard sans prévenir et amenait avec elle une amie. Comme on ferme rarement les portes la nuit, dans les villages russes, elle était venue, ne pensant pas éveiller quelqu’un.

« J’appris la vérité quand Ivan m’apporta le thé du matin. Aussitôt je me mis à faire ma malle afin d’être prêt à partir le jour même. Quand je descendis à onze heures pour le café, je trouvai au salon Mme Uchkov, seule, et je dus me présenter moi-même. On avait dû, pour expliquer ce qui était arrivé la nuit précédente, lui raconter mon histoire, car elle me dit :

— « Alors vous étiez à Kazan ce printemps dernier, et vous avez vu mon mari qui vous a dit qu’il était tout à fait aveugle. Je vous assure qu’il n’y a pas un mot de vrai à cela. Il voit aussi bien que vous et moi. C’est une de ses manies pour se rendre intéressant.

« Je lui affirmai qu’il me semblait réellement aveugle, mais je ne pus l’en convaincre.

« Le comte Tolstoï eut l’occasion de me dire par la suite que, bien que séparée de son mari depuis longtemps et ne l’ayant pas vu depuis plusieurs années, elle était en rapports des plus amicaux avec lui. »[5]

Nous indiquerons maintenant quelques moments du développement moral de l’enfance que nous trouvons dans les nouvelles de Tolstoï consacrées à cette période et qui, selon nous, portent indiscutablement le caractère autobiographique.

Une des qualités de l’enfant qui se rencontre très souvent et qui, peut-être, était particulièrement développée en Léon Nikolaievitch, c’était la timidité et, à côté de cela, l’amour-propre.

Souvent l’on sépare ces deux qualités : la timidité et l’amour-propre, on loue l’une et blâme l’autre, et cependant elles sont les deux faces d’une même médaille. Ces deux qualités marchent toujours ensemble et leurs rapports réciproques sont ceux de cause à effet. L’homme est timide parce qu’il a beaucoup d’amour-propre et la timidité augmente et affirme en lui ce sentiment. Ce trait de caractère se manifesta d’abord dans les occasions les plus minimes, par exemple quand il se souvenait de ses imperfections physiques. Voici comment Léon Nikolaievitch en parle par son héros Nikolenka :

« J’avais la conception la plus étrange de la beauté, — je tenais même Karl Ivanovitch pour le plus bel homme au monde ; mais je savais très bien que je n’étais pas beau, et je ne me trompais nullement, c’est pourquoi chaque allusion à mon physique me blessait fortement.

« … Je fus souvent en proie à des crises de désespoir ; je m’imaginais qu’il n’y avait pas de bonheur sur terre pour un homme ayant comme moi un nez si large, les lèvres si grosses et des yeux gris si petits. Je priais Dieu de faire un miracle, de me transformer en un joli garçon, et j’aurais donné tout ce que j’avais dans le présent, et tout ce que je pouvais avoir dans l’avenir, en échange d’une jolie figure[6]. »

Aussitôt que l’homme regarde en lui-même, commence la lutte des sentiments les plus divers. S’il est raisonnable et moral, il ne doit pas être satisfait de son examen et ce sentiment doit provoquer en lui la tendance vers la perfection extérieure et vers la perfection intérieure.

Comme la perfection extérieure n’est pas en notre pouvoir (par exemple s’amincir le nez), si l’homme y attache son attention, il en éprouve des souffrances terribles. Mais si sa raison est forte, elle le conduira sur le chemin de la perfection intérieure et lui ouvrira la perspective du bonheur infini.

C’est cette lutte des sentiments et des pensées que nous pouvons suivre dans l’enfant, l’adolescent et le jeune homme que dépeint Tolstoï dans Nikolenka Irténiev et auquel il prête sa mentalité profonde, très riche, en nous en montrant le développement.

Selon l’affirmation de Tolstoï, les premières années de sa jeunesse furent influencées par le désir d’imiter son frère Serge, qu’il aimait et admirait particulièrement, tandis que, dans les années suivantes, il subit l’influence de son frère Nicolas, qu’il aimait aussi mais moins passionnément, et estimait davantage.

En parcourant la nouvelle l’Enfance, nous y trouvons la description d’un sentiment particulier : l’amour de Nicolas Irténiev pour Serge Ivine. Voici sous quelles couleurs vives Tolstoï nous dépeint cet amour : « Un attrait irrésistible m’entraînait vers lui ; le voir suffisait à mon bonheur, et pendant un certain temps, toutes les forces de mon âme furent consacrées à ce désir ; quand il m’arrivait de passer deux ou trois jours sans le voir, je commençais à m’ennuyer, et je devenais triste à pleurer. Tous mes rêves, dans le sommeil ou dans la veille, étaient de lui. En me couchant je désirais le voir dans le sommeil ; quand je fermais les yeux, je le voyais devant moi et je caressais cette vision avec le plus grand plaisir ; à personne au monde je ne me serais décidé à confier ce sentiment qui m’était si cher. Peut-être parce qu’il lui était désagréable de toujours sentir peser sur lui mes yeux inquiets, ou peut-être parce qu’il n’éprouvait pour moi aucune sympathie, il préférait jouer et causer avec Volodia qu’avec moi. Mais j’étais quand même content, je ne désirais rien, je n’exigeais rien et j’étais prêt à sacrifier tout pour lui[7]. »

« Sous le nom des Ivine, j’ai décrit les enfants du comte Pouschkine, dont un, Alexandre, est mort ces jours-ci. C’est celui qui me plaisait tant quand il était enfant. Notre jeu favori avec lui c’était de jouer aux soldats[8]. »

Voici comment L.-N. Tolstoï décrit la période tournante de son développement : le passage de l’enfance à l’adolescence.

« Vous est-il arrivé, lecteurs, de remarquer que subitement, à une certaine époque de la vie, notre point de vue sur certaines choses change complètement ? Les objets que nous avons vus jusqu’ici subitement se tournent vers nous d’un côté que nous ne connaissions pas.

« Pour la première fois, un semblable changement moral s’opéra en moi pendant notre voyage, à partir duquel se place le commencement de mon adolescence.

« Pour la première fois, très clairement, m’est venue en tête la pensée que ce n’est pas nous seulement, c’est-à-dire notre famille, qui vivons dans le monde, que ce n’est pas autour de nous seuls, que s’agitent tous les intérêts de ce monde, mais qu’il existe une autre catégorie d’hommes, qui n’a rien de commun avec nous, qui ne s’occupe pas de nous, et qui n’a pas même l’idée de notre existence. Sans doute je savais auparavant tout cela, mais je n’en avais jamais eu conscience comme maintenant[9]. »

C’est dès ce bas âge que paraissent les raisonnements philosophiques qui, dès l’adolescence, déterminent la voie dans laquelle se développera cet esprit puissant et y entraînera plusieurs :

« On me croira à peine si je dis quels étaient les sujets les plus fréquents de mes réflexions favorites pendant mon adolescence, tant ils étaient incompatibles avec mon âge et ma situation. Mais, selon moi, le contraste entre la situation de l’homme et son activité morale est l’indice le plus sûr de la vérité. »

… « Une fois, il me vint à l’idée que le bonheur ne dépend pas des causes extérieures, mais de notre rapport envers elles ; que l’homme qui est habitué à supporter la souffrance ne peut pas être malheureux ; et, pour m’habituer au travail, malgré un mal sensible, je tenais pendant cinq minutes, à bras tendu, le dictionnaire de Tatistcheff, ou je me rendais dans le cabinet noir, et, avec une corde, je me fouettais si violemment sur le dos nu que des larmes, malgré moi, coulaient de mes yeux.

« Ou bien, me rappelant subitement que la mort m’attendait à chaque heure, à chaque moment, je décidais, sans me demander pourquoi jusqu’ici les hommes ne l’avaient pas compris, que l’homme ne peut être heureux qu’en jouissant du présent sans songer à l’avenir, et, sous l’influence de cette pensée, pendant trois jours, je négligeais tout à fait les leçons et ne pensais plus qu’à cela ; allongé au lit, je jouissais de la lecture d’un roman quelconque ou je mangeais du pain d’épices au miel acheté de mon dernier argent.

« Une autre fois, debout devant le tableau noir sur lequel je traçais avec la craie diverses figures, je fus subitement frappé d’une pensée : Pourquoi la symétrie est-elle agréable à l’œil ? Qu’est-ce que la symétrie ? — C’est un sentiment inné, me répondis-je. Sur quoi est-il basé ? Est-ce qu’en tout dans la vie, il y a une symétrie ? Au contraire, voilà la vie — et je traçai sur le tableau une figure ovale. — Après la vie l’homme passe dans l’éternité. Voilà l’éternité, et d’un côté de la figure ovale je traçai une ligne allant jusqu’au bout du tableau. Pourquoi donc de l’autre côté n’y a-t-il pas de ligne pareille ? Et en effet quelle peut-être l’éternité seulement d’un côté ? Probablement que nous avons existé avant cette vie, bien que nous en ayons tout à fait perdu le souvenir…

« Mais aucun système philosophique ne m’influença davantage que le scepticisme qui, à une certaine époque, me mena à un état voisin de la folie. Je m’imaginais qu’outre moi rien ni personne n’existait en ce monde, que les objets n’étaient pas des objets mais des images qui n’existaient que quand je faisais attention à elles, et qui disparaissaient dès que je cessais d’y penser. En un mot, je tombais d’accord avec Schelling, dans la conviction qu’il existe non des objets, mais notre rapport envers eux. Parfois, sous l’influence de cette idée obsédante, j’arrivais à un tel degré d’énervement que je me retournais subitement du côté opposé, espérant saisir à l’improviste le Néant où je n’étais pas[10]. »

L’Adolescence se termine par la description de l’amitié de Nicolas Irténiev et de Nekhludov[11].

Dans la conclusion de cette nouvelle, Léon Nikolaievitch décrit l’idéal qu’il s’efforça d’atteindre toute sa vie et vers lequel il aspire encore maintenant, au terme de ses jours.

« Il va sans dire que sous l’influence de Nekhludov j’adoptai malgré moi ses idées, dont la principale était l’adoration enthousiaste de l’idéal de la vertu et la conviction que la destination de l’homme est de se perfectionner sans cesse. Et alors corriger toute l’humanité, détruire tous les vices et les maux dont souffrent les hommes me paraissait la chose la plus réalisable. Il me paraissait très facile et très simple de me corriger moi-même, de posséder toutes les vertus, d’être heureux…[12]. »

Il est indiscutable que cette propension au raisonnement abstrait, cette lucidité, cette aspiration vers l’idéal, toutes ces qualités qui se manifestaient chez l’enfant n’étaient que les éléments qui collaborèrent au développement de l’âme harmonieuse de l’artiste et du penseur. Et c’est maintenant seulement que nous voyons la floraison complète de ces germes spirituels implantés chez Léon Nikolaievitch lors de sa tendre enfance.

Élevé dans un milieu patriarcal, aristocratique, et religieux à sa manière, Léon Nikolaievitch, dans son enfance, s’imprégna l’âme de tout ce qu’il y avait de meilleur dans ce milieu et fut sincèrement religieux. Nous trouvons des indications de ce fait dans l’Enfance. Mais cette religiosité « habituelle » disparut au premier contact du rationalisme. Dans ses Confessions, il raconte ainsi son éducation religieuse de ce temps.

« J’ai été baptisé et élevé dans la religion chrétienne orthodoxe. On m’a enseigné cette religion dès l’enfance et durant mon adolescence et ma jeunesse. Mais quand à dix-neuf ans je finis ma deuxième année de l’Université, je ne croyais déjà à rien de ce qu’on m’avait enseigné. À en juger par quelques souvenirs, je n’avais jamais eu une foi sérieuse, j’avais seulement confiance en ce que les grandes personnes professaient devant moi, mais cette confiance était très chancelante.

« Je me rappelle que quand j’avais onze ans, un jeune lycéen mort depuis longtemps, Volodia M., qui venait chez nous le dimanche, nous annonça comme la dernière nouveauté la découverte faite au lycée : que Dieu n’existe pas et que tout ce qu’on nous a enseigné n’est que pure invention (c’était en 1838). Je me souviens que mes frères aînés furent fort intéressés par cette nouvelle et m’appelèrent en conciliabule. Nous étions tous très animés et avons accepté cette nouvelle comme un fait très intéressant et très possible[13]. »

Mais bien entendu cette critique rationaliste ne pouvait ébranler son âme. Elle a subi de terribles tempêtes qui l’ont conduite dans la vraie voie.

Il est très intéressant de citer, d’après le témoignage de L.-N. Tolstoï lui-même, les œuvres littéraires qui ont eu une grande influence sur son développement moral dans les périodes de son enfance et de son adolescence, c’est-à-dire jusque vers sa quatorzième année. Voici la liste de ces œuvres.

Nom de l’œuvre. Degré d’influence.
L’Histoire de Joseph, dans la Bible. considérable.
Quarante brigands. Le Prince Kameral-Zaman (Contes des Mille et une Nuits}. grande.
La Poule noire de Pogorelski. très grande.
Dobrinia Nikititich. Ilia Mourometz. Aliocha Popovitch (des Bylines russes). considérable.
Contes populaires. id.
Napoléon, poème de Pouschkine. grande.

Nous citerons maintenant quelques épisodes de l’adolescence de Léon Nikolaievitch, les uns que nous tenons de lui-même, les autres que nous avons entendu raconter à ses parents. Enfin, nous ferons quelques emprunts à d’autres sources, qui parurent déjà dans la presse et que nous avons soumis à l’examen, n’acceptant que celles qui, d’après les indications que nous avons entre les mains, sont absolument sûres. Il est impossible de mettre ces récits en ordre chronologique.

« Quand nous vivions encore à Moscou, nous raconta Léon Nikolaievitch, nous avions une paire de chevaux noirs très fringants, de notre propre haras. Le cocher de mon père s’appelait Mitka Kopilov. C’était un habile entraîneur, chasseur, excellent cocher et surtout postillon. C’était un postillon inappréciable, car un jeune garçon ne peut maîtriser des chevaux fougueux, un homme âgé est trop lourd et marque moins bien en postillon, de sorte que Mitka réunissait les nombreuses qualités nécessaires pour être un postillon : petite taille, légèreté, force, adresse. Je me souviens qu’une fois on avait avancé le phaéton pour mon père, les chevaux, soudain, s’emballèrent. De la cour quelqu’un cria : « Les chevaux du comte se sont emballés ! » Pachenka se trouva mal ; les tantes se précipitèrent près de la grand-mère pour la tranquilliser. Mais il résultait que père n’était pas encore monté en voiture, et Mitka, maîtrisant habilement les chevaux, les ramena bientôt dans la cour.

« Ce même Mitka, quand on réduisit le train de la maison, fut mis en redevance. Les riches marchands, à l’envi, l’invitaient chez eux et lui proposaient de forts gages, car Mitka portait la blouse de soie et la culotte de velours. Mais il advint que son frère dut partir au régiment, leur père était déjà vieux, il le fit venir près de lui pour travailler, et cet élégant Mitka, un mois après, se transformait en un simple paysan en lapti, faisant la corvée, labourant, fauchant, ensemençant, et, en général, portant le joug pénible d’alors. Et tout cela sans la moindre plainte, avec la conviction qu’il en devait être ainsi et qu’il n’en pouvait être autrement. »

Ce fait fut l’un de ceux qui contribuèrent beaucoup à inspirer à Léon Nikolaievitch le respect et l’amour qu’il ressent pour le peuple.

Voici encore deux épisodes qui m’ont été racontés par Tolstoï lui-même et qui, d’après lui, ont jeté dans sa jeune âme le grain du doute, du mécontentement et de l’étonnement devant l’injustice et la cruauté des hommes qui alors étaient pour lui « les aînés », « les grands » et, par cela même, étaient pour lui des « autorités ». Et ces « autorités » déjà commencèrent à perdre de leur prestige.

Encore enfant il souffrit personnellement de cette injustice de l’admiration pour l’extérieur et du mépris pour tout ce qui est modeste, invisible, injustice à laquelle l’enfant est si sensible et qui, particulièrement à cette époque, l’invite aux pensées sérieuses et donne la poussée à son développement moral.

Un des cas pareils fut l’arbre de Noël chez les Chipov, où les enfants Tolstoï avaient été invités, comme parents éloignés. Ils venaient de perdre leur père et leur grand-mère ; ils étaient orphelins sous la tutelle de leur tante, et leur situation de fortune était assez modeste, aussi étaient-ils assez peu intéressants et peu importants pour la société mondaine. À cet arbre de Noël étaient invités encore les neveux du prince Gortchakov, alors ministre de la guerre, et les Tolstoï durent constater avec amertume la différence qui était faite dans le choix des cadeaux qu’on leur donna et ceux qui furent distribués aux invités de marque.

Les Tolstoï reçurent des petits objets de bois, sans valeur, et les autres des jouets très chers.

L’autre épisode se passa également à Moscou. Une fois, ils allèrent se promener dans la ville avec leur gouverneur allemand. Outre Léon Nikolaievitch (il avait alors neuf ou dix ans) et ses frères, il y avait avec eux une petite fille Suzanne, la fille d’une gouvernante française qui était chez leurs voisins, les Isléniev. Cette fillette était très jolie et attrayante. En passant dans la rue Bronnaia, ils s’approchèrent de la grille d’un jardin qui se trouvait à côté de la maison Poliakov. La grille n’était pas fermée ; ils entrèrent timidement, ne sachant pas ce qu’il leur arriverait. Le jardin leur parut d’une beauté extraordinaire. Il y avait là un bassin, des bateaux, des drapeaux, des fleurs, des petits ponts, des allées, des bosquets, etc. Enchantés, ils s’avançaient toujours. Ils rencontrèrent un monsieur, c’était le propriétaire du jardin : Astachov. Il les salua aimablement et les invita à se promener ; il les promena en bateau et fut si aimable que les enfants crurent qu’ils avaient fait un grand plaisir au propriétaire du jardin.

Encouragés par cette réception, quelques jours après ils décidèrent de retourner dans ce jardin. À la grille ils trouvèrent un vieillard qui leur demanda ce qu’ils voulaient. Ils se nommèrent et demandèrent à l’homme de les annoncer au maître. Suzanne n’était pas avec eux.

Le vieux revint et leur dit que c’était un jardin privé dont l’entrée était interdite. Ils partirent tristes et étonnés de ce que le joli visage de leur compagne pût avoir une si grande influence sur la façon dont les étrangers les traitaient.

Voici enfin quelques traits qui montrent l’originalité et même l’excentricité du caractère de Tolstoï adolescent.

« Une fois, nous étions tous réunis à table pour le dîner, m’a raconté la sœur de Tolstoï, Marie Nikolaievna ; c’était à Moscou, encore du vivant de notre grand’mère, quand l’étiquette était très stricte et que tous devaient être là avant l’arrivée de grand’mère et de tante. C’est pourquoi nous étions tous très étonnés de l’absence de Léon. Quand on se fut assis, grand-mère, qui avait remarqué que Léon n’était pas là, demanda au gouverneur Saint-Thomas ce que cela signifiait, si Léon n’était pas puni. Celui-ci, très confus, déclara qu’il ne savait pas, mais que, probablement, Léon allait venir tout de suite, qu’il devait être dans sa chambre pour se préparer. Grand-mère se calma, le sous-maître rentra et vint chuchoter quelque chose à Saint-Thomas. Celui-ci bondit et se leva de table. C’était tellement extraordinaire, vu l’étiquette observée pendant le dîner, que nous tous comprîmes qu’un grand malheur devait être arrivé, et comme Léon était absent, nous étions sûrs qu’il s’agissait de lui, et, en tremblant, nous attendions ce qu’on allait nous annoncer. Bientôt, en effet, tout s’expliqua, et voici ce que nous apprîmes.

« Léon, on ne sait comment, avait imaginé de sauter par la fenêtre, d’une hauteur d’environ cinq mètres, et, afin que personne ne l’en empêchât, il était resté seul dans la chambre après que tous furent partis dîner. Il grimpa sur la fenêtre ouverte de la maisonnette et sauta dans la cour. La cuisine était dans le sous-sol, et la cuisinière, qui se trouvait près de la fenêtre quand Léon tomba sur le sol, ne comprenant pas tout de suite ce qui était arrivé, appela le maître d’hôtel, et quand on entra dans la cour on trouva Léon étendu sans connaissance. Par bonheur, il ne s’était rien brisé, il en fut quitte pour une légère secousse cérébrale. La syncope se transforma en sommeil, il resta couché dix-huit heures consécutives et s’éveilla très bien portant. On s’imagine l’inquiétude et la crainte que causa à toute la famille cet acte irréfléchi du petit original. »

Une autre fois, il lui prit fantaisie de se couper les sourcils, et il le fit se défigurant tout à fait, lui qui n’était jamais très beau, ce qui l’attristait même beaucoup étant jeune. « Une fois, raconte Marie Nikolaievna, que nous allions en troïka de Pirogovo à Iasnaia, pendant l’un des arrêts, Léon descendit et alla à pied. Quand la voiture se remit en marche on le chercha, mais impossible de le trouver. Le cocher, de son siège, l’aperçut qui filait en avant. On se mit en route, supposant qu’il était parti devant et s’arrêterait quand la voiture le joindrait. Mais ce n’était pas cela. Quand la voiture se rapprocha, il accéléra le pas et quand la troïka accourut au trot il se mit à courir, ne voulant pas, évidemment, monter dedans. La troïka allait très vite, il courait de toutes ses forces, et parcourut ainsi environ trois verstes. Enfin, quand il fut à bout de forces il s’arrêta. On le mit dans la voiture, il étouffait ; il était tout en sueur et n’en pouvait plus. »

La femme de Léon Nikolaievitch, la comtesse Sophie Andrievna, à plusieurs reprises, s’est mise à réunir des renseignements sur la vie de son mari, l’interrogeant pour cela sur son enfance et notant les récits des parents de Tolstoï qu’elle a trouvés vivants. Malheureusement, ce travail n’est pas complet, ni achevé. Néanmoins ces notes sont très précieuses. Nous en citerons quelques extraits, profitant de l’aimable autorisation de leur auteur.

« À en juger d’après les récits des vieilles tantes qui m’ont parlé de l’enfance de mon mari, et d’après ce que j’ai entendu de mon grand-père Isléniev, qui était un grand ami de Nicolas Ilitch, père de Léon Nikolaievitch, le petit Léon était un enfant très original. Par exemple il entrait au salon à reculons, saluait de toute la partie postérieure de son corps, en rejetant la tête en arrière et rapprochant les talons. Quand j’ai demandé aux autres et à Léon Nikolaievitch lui-même, s’il apprenait bien étant enfant, j’ai toujours reçu une réponse négative. »

Dans ses Souvenirs du comte L.-N. Tolstoï, Stepan Andréievitch Bers, beau-frère de L.-N. Tolstoï, cite quelques événements de son enfance qu’il a entendus de Léon Nikolaievitch lui-même et de ses parents.

« D’après le témoignage de la feue tante de Léon Nikolaievitch, Pélagie Ilinichna Uchkov, dans l’enfance, Tolstoï était très vif et, adolescent, il avait des bizarreries et parfois faisait des choses tout à fait inattendues ; on était frappé par la vivacité de son caractère et par son bon cœur.

« Ma feue mère m’a raconté qu’en décrivant son premier amour dans sa nouvelle l’Enfance, il s’est tu de ce fait que, par jalousie, il fit tomber du balcon l’objet de sa flamme qui était précisément ma mère, âgée alors de neuf ans, et qui, après cette chute, resta boiteuse assez longtemps. Il avait fait cela parce qu’elle causait à un autre plus qu’à lui. Dans la suite elle lui disait en riant : C’est sûr que dans ce temps-là tu m’as poussée du balcon, pour épouser plus tard ma fille[14]. »

Léon Nikolaievitch a raconté devant moi que, vers l’âge de sept ou huit ans, il avait eu le désir passionné de voler en l’air. Il s’imaginait que c’était très possible en s’accroupissant, s’enlaçant les genoux avec les bras, et que, plus on serrait les genoux plus on pouvait voler haut.

On peut aussi trouver dans ses Livres de lectures quelques récits autobiographiques, dont nous citerons quelques traits caractéristiques.

Dans le récit : le Vieux cheval, L.-N. Tolstoï raconte qu’une fois on avait promis aux quatre frères de faire une promenade à cheval, mais seulement sur un vieux cheval appelé Voronok. Les trois aînés s’amusèrent longtemps à cette promenade, tourmentèrent la bête, et Léon Nikolaievitch la reçut déjà fatiguée.

« Je m’emportai contre le cheval, et le frappai à grands coups de cravache et de talons ; j’essayai de l’atteindre aux endroits les plus sensibles, je cassai ma cravache et me mis à frapper la tête avec le manche brisé. Mais Voronok ne voulait toujours pas galoper.

« Alors je me tournai vers le sous-maître et le priai de me donner une cravache un peu plus forte, mais il me répondit :

« — C’est assez chevauché, monsieur, descendez. Pourquoi martyriser ce cheval ?

« Cet ordre me mécontenta et je dis :

« — Comment ! Je n’ai pas chevauché du tout ! Vous verrez comme je vais galoper. Donnez-moi, je vous prie, une cravache un peu plus forte, je saurai bien l’exciter.

« Alors le sous-maître hochant la tête, dit :

« — Ah ! monsieur, vous n’avez pas de pitié ! Pourquoi faire galoper ce cheval ? Il a vingt ans. Il est accablé de fatigue, il respire à peine, il est vieux, très vieux !… C’est comme Pimen Timothéitch[15]. Monteriez-vous sur Pimen Timothéitch et le lanceriez-vous au grand galop, à coup de cravache ? N’auriez-vous pas de pitié ?

« Je me souvins de Pimen et j’obéis au sous-maître. Je descendis de cheval, et quand je vis la pauvre bête, les flancs en nage, respirant avec peine de ses naseaux et agitant sa queue courte et fournie, je compris combien il avait dû souffrir. Moi qui le croyais aussi joyeux que moi !… J’éprouvai tant de pitié pour Voronok que j’embrassai son cou tout mouillé de sueur, en lui demandant pardon de l’avoir battu[16]. »

Dans le récit : Comment j’appris à monter à cheval, Léon Nikolaievitch se rappelle sa première leçon au manège où il était allé avec ses frères. L’écuyer se montra d’abord étonné de sa petite taille, mais, vu son obstination, il consentit à lui donner une leçon.

« Bientôt on amena trois chevaux sellés. Après avoir ôté nos manteaux, nous prîmes l’escalier qui descendait au manège. L’écuyer tenait le cheval par la longe, et mes frères chevauchaient autour de la piste. Ils allèrent d’abord au pas, puis au trot. On fit venir ensuite un petit cheval, un alezan à la queue coupée court ; il s’appelait Tchervontchik.

« L’écuyer se mit à rire et me dit :

« — Et bien, cavalier, montez !

« J’étais à la fois joyeux et inquiet et m’efforçais que nul ne s’aperçût de mon trouble. Longtemps j’essayai de mettre le pied dans l’étrier, mais je n’y pouvais parvenir parce que j’étais trop petit. Alors l’écuyer me souleva dans ses bras, et me mit en selle.

« — Monsieur n’est pas lourd, deux livres, pas plus, dit-il.

« D’abord, il me tint par le bras, mais, ayant remarqué qu’on ne tenait point mes frères, je le priai de me lâcher.

« — Vous n’avez donc pas peur ? me dit-il.

« Certes, j’avais très peur, mais je répondis :

« — Pas du tout.

« Ce qui m’épouvantait le plus, c’était que Tchervontchik dressait à tout moment l’oreille. Je le croyais fâché contre moi.

« — Soit, me dit l’écuyer, mais prenez garde, ne tombez pas.

« Et il me lâcha. Au commencement Tchervontchik allait au pas et je me tenais droit. Mais la selle vacillait et j’avais peur de glisser.

« — Eh bien ! Vous sentez-vous ferme ? me demanda l’écuyer.

« — Je me sens ferme, répondis-je.

« — Alors ? maintenant, au trot.

« Et l’écuyer fit claquer sa langue.

« Tchervontchik prit le petit trot. Je commençai à glisser ; mais je ne dis rien et m’efforçai de ne pas tomber sur le côté :

« L’écuyer me félicita :

« — Eh ! cavalier ! voilà qui est bien !

« Ce qui me rendit tout fier. Juste à ce moment, l’écuyer fut accosté par un de ses camarades : il se mit à causer avec lui et cessa de me surveiller. Tout à coup, je me sentis glisser un peu de côté. Je voulais me remettre en selle, mais en vain. J’eus l’intention de crier à l’écuyer d’arrêter, mais, pensant que ce serait honteux pour moi d’agir ainsi, je me tus. L’écuyer ne me voyait pas. Tchervontchik trottait toujours, et moi je me sentais glisser de plus en plus sur le côté. Je regardais l’écuyer espérant qu’il allait venir à mon aide, mais il continuait à causer avec son camarade et, sans me regarder, répétait de temps en temps :

« — Est-il brave, ce cavalier !

« J’étais tout à fait penché et j’avais très peur. Je me croyais perdu. Mais crier, quelle honte ! Une dernière secousse de Tchervontchik me désarçonna et je roulai à terre.

« Alors le cheval s’arrêta. L’écuyer se retournant s’aperçut que je n’étais plus en selle :

« — Tiens, voilà que mon cavalier est tombé ! dit-il.

« Et il s’approcha de moi. Quand je lui eus dit que je n’étais pas blessé, il se mit à rire et dit :

« — C’est élastique un corps d’enfant !

« J’avais envie de pleurer. Je demandai qu’on me remît en selle ; on m’y remit et je ne tombai plus »[17].

C’est ainsi que grandit cet enfant remarquable, impressionnable, craintif, passionné, et, en réalité, isolé par cette force très grande de l’analyse intérieure qui était cachée en lui, et ne trouvait pas d’écho dans le milieu qui l’entourait.


  1. Remarque de L.-N. Tolstoï, faite à la lecture du manuscrit.
  2. Du journal de la comtesse S.-A. Tolstoï.
  3. Des notes, mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  4. Zagoskine : Le comte L.-N. Tolstoï étudiant. Istoritcheski Viestnik (Messager historique), janvier 1894.
  5. Eugène Skyler : Souvenirs du Comte L,-N. Tolstoï, Rouskaia Starina (l’Antiquité russe), octobre 1890.
  6. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï ; Stock, éditeur, t. ier, l’Enfance, pp. 104-105.
  7. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Stock, éditeur, tome ier, l’Enfance, page 114.
  8. Addition faite par L.-N. Tolstoï à la lecture du manuscrit.
  9. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoi, V. Stock, éditeur tome i, l’Adolescence, pages 214-215.
  10. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P. V. Stock, éditeur, tome i, l’Adolescence, pages 298-299-300-301.
  11. Pour la description de cette amitié je me suis inspiré de mon amitié ultérieure avec Diakov, pendant ma première année à l’Université de Kazan. L.-N. Tolstoï.
  12. Œuvres complètes du Comte L.-N. Tolstoï, Éditeur Stock, tome ier, page 338.
  13. Les Confessions, L.-N. Tolstoï ; édition russe de V. Tchertkov, p. 1.
  14. S. A. Bers : Souvenirs du comte L.-N. Tolstoï.
  15. Vieillard nonagénaire qui vivait à la campagne.
  16. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Stock, éditeur, tome xiv, le Vieux cheval pp. 162-163.
  17. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P. V. Stock, éditeur, tome xiv, Comment j’appris à monter à cheval, pp. 165, 166, 167.