Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 2/Chapitre 3

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 147-np).


CHAPITRE iii


LA JEUNESSE



Les Tolstoï vécurent cinq années à Kazan. Chaque été, toute la famille, accompagnée de Pélagie Ilinichna, allait à Iasnaia Poliana et, l’automne venu, retournait à Kazan. C’est donc dans la maison des Uchkov que se passa la plus grande moitié de la jeunesse de Léon Nikolaievitch.

Les frères Tolstoï s’installèrent à Kazan en 1841. L’aîné, Nicolas, qui passa de l’université de Moscou à celle de Kazan, en 1841-1842, suivit là le cours de seconde année de la seconde section de la faculté de philosophie. En 1844, il termina ses études avec le grade de licencié. Les deux autres frères, Serge et Dmitri, choisirent la même faculté et la même section, correspondant à notre faculté moderne des mathématiques. Tous deux furent inscrits comme étudiants en 1843 et, au printemps 1847, tous deux reçurent le grade de licencié.

Léon Nikolaievitch opta pour la faculté des langues orientales, ayant alors en vue la carrière diplomatique, et au cours des années 1842-1844, il prépara énergiquement l’admission à cette faculté. La tâche n’était pas facile, car, pour l’examen d’entrée, il fallait posséder des notions de langues arabe et turco-tatare, qu’on enseignait alors dans le premier lycée de Kazan. Léon Nikolaievitch surmonta ces difficultés.

Dans les archives de l’Université de Kazan sont conservés tous les papiers qui témoignent de l’entrée et du séjour de L.-N. Tolstoï à cette Université. Tous ces papiers ont été soigneusement réunis et publiés dans les souvenirs de Zagoskine[1].

Après avoir adressé une demande, Tolstoï fut autorisé à subir l’examen d’entrée qui ne fut pas tout à fait brillant, comme on le voit d’après les notes qu’il obtint.

Religion : 4.

Histoire générale et histoire russe : 1. — « Je ne savais rien du tout[2]. »

Statistique et géographie : 1. — « Encore moins. Je me rappelle qu’on m’interrogea sur la France. Pouschkine, recteur de l’Université, m’interrogeait. C’était un ami de ma famille, et il faisait évidemment tout ce qu’il pouvait pour me tirer de là. Il me demanda : Nommez-moi les villes que vous connaissez en France, au bord de la mer ? Je n’en pus nommer une seule[3]. »

Mathématiques : 4.


L’Université de Kazan du temps de Tolstoï

Littérature russe : 4.

Logique : 4.

Latin : 2.

Langue française : 5.

Langue allemande : 4.

Langue arabe : 5.

Langue turco-tartare : 5.

Langue anglaise : 4.

Dans le dossier de l’examen de L.-N. Tolstoï, il est indiqué que « le comte Tolstoï a subi l’examen dans la section de la littérature orientale, mais n’a pas été admis à l’Université ». Et il a été ajouté : « Rendre les papiers. »

Cela se passait au printemps 1844. Léon Nikolaievitch résolut de demander l’autorisation de subir à nouveau l’examen sur les matières pour lesquelles il avait eu des notes insuffisantes. Et au commencement d’août il adressa au recteur de l’Université la demande suivante :

« À Son Excellence, Monsieur le Recteur de l’Université Impériale de Kazan, professeur honoraire, Conseiller d’État actuel, Nicolas Ivanovitch Lobatchevski, de la part de Léon Nikolaievitch, comte Tolstoï.

« Demande :

« Au mois de mai de cette année, en même temps que les élèves des premier et deuxième lycées de Kazan, j’ai subi les examens d’admission à l’Université de Kazan, pour la section de la littérature arabo-tatare. Mais, n’ayant pas obtenu à cet examen des notes suffisantes en Histoire et Statistique, j’ai l’honneur de solliciter humblement de Votre Excellence l’autorisation de subir un nouvel examen sur ces matières. Ci-joint les documents nécessaires.

« Le 3 août 1844.

« Cette requête est signée du solliciteur comte Léon Nikolaievitch Tolstoï. »

Cette demande porte la note :

« Remis le 4 août 1844. Permettre de subir les épreuves supplémentaires. 4 août 1844. le Recteur : Lobatchevski. »

Quand et comment Léon Nikolaievitch passa-t-il cet examen, on l’ignore. En tout cas, tout alla bien, car au bas de la demande de Tolstoï figure la décision suivante : « Recevoir Tolstoï à l’Université comme étudiant externe dans la section des littératures turco-arabes. »

Voilà Tolstoï à l’Université. Mais il est là juste le temps d’assister aux cours, il continue de vivre dans la maison de sa tante Uchkov et de fréquenter chez ses connaissances. Quel était donc ce milieu, et quelle pouvait être son influence sur le jeune homme ?

Zagoskine, dans ses souvenirs sur Tolstoï étudiant, dit que le milieu où vivait Tolstoï, à Kazan, était un milieu dépravant et qu’il dut d’instinct avoir de la répulsion pour lui. Mais d’après ce que Tolstoï a ajouté lui-même à la lecture de notre manuscrit, il n’en était pas ainsi.

« Je n’ai senti, écrit-il, aucune répulsion. J’aimais beaucoup à m’amuser dans la société de Kazan, qui était alors très bonne. »

Après avoir énuméré dans son article diverses circonstances défavorables de la vie de L.-N. Tolstoï, Zagoskine exprime son admiration pour la force morale de Tolstoï qui sut résister à toutes ces séductions. À cela, Léon Nikolaievitch fait la remarque suivante : « Au contraire, je suis très reconnaissant de ce que le sort ait voulu que ma première jeunesse s’écoulât dans un milieu où l’on pouvait rester jeune, sans aborder les questions difficiles, et où, malgré l’oisiveté et le luxe, la vie était exempte de méchanceté[4]. »

Voici comment Zagoskine caractérise le premier semestre scolaire de L.-N. Tolstoï :

« Pendant la saison d’hiver 1844-1845, Tolstoï, en « sa qualité de jeune homme », commença à aller dans le monde et mena une vie encore plus bruyante. Les bals, tantôt chez le gouverneur de la province de Kazan, tantôt chez le maréchal de la noblesse, tantôt à l’Institut de demoiselles, de Rodionov, où la directrice de l’institut, Mme E.-D. Zagoskine, les cultivait d’une façon toute particulière, les soirées chez des particuliers, les bals masqués dans la salle de la noblesse, les spectacles d’amateurs, les tableaux vivants, les concerts, se succédaient sans interruption. En sa qualité de jeune homme de bonne famille, titré, ayant de fort belles relations locales, petit-fils de l’ancien gouverneur et promettant d’être bientôt un brillant parti, Léon Nikolaievitch était un hôte très recherché. Les vieux habitants de Kazan se souviennent l’avoir vu à tous les bals, soirées et réunions mondaines, invité partout, dansant toujours. Mais il ne faisait point la cour assidue aux dames comme d’autres de ses camarades, « les étudiants aristocratiques ». On observait toujours en lui une certaine gaucherie, une certaine timidité. Il était visiblement gêné du rôle qu’on lui faisait jouer et auquel bon gré mal gré l’obligeait l’entourage vulgaire de sa vie à Kazan. »

Tout cela, évidemment, avait une fort mauvaise influence sur ses études et les épreuves du premier semestre ne furent pas excellentes, comme en témoigne le tableau suivant que donne Zagoskine.


Matières Notes Application
Histoire biblique 3 2
Histoire de la littérature générale. N’est pas venu à l’examen.
Arabe 2 2
Français 5 3


Cet insuccès ne modifia en rien la vie mondaine de Léon Nikolaievitch. Au carnaval, avec son frère Serge, il participa à deux spectacles d’amateurs ayant la charité pour prétexte.

Le résultat de cette vie fut l’échec de L.-N. Tolstoï aux examens de fin d’année et l’obligation de redoubler les cours.

Voici ce que lui-même écrit à propos de cet échec :

« À la fin de la première année, je ne fus pas admis à passer en deuxième année à cause du professeur d’histoire russe Ivanov, qui s’était querellé avec ma famille peu de temps auparavant, bien que j’eusse suivi tous les cours et connusse bien l’histoire russe. De même, il me donna 1 en allemand ; cependant je savais incomparablement mieux l’allemand que tous les autres étudiants de notre cours[5]. »

Léon Nikolaievitch ne voulut pas redoubler la première année et il fit une demande pour passer dans une autre faculté : la faculté de droit. Ce qu’il obtint.

La saison d’hiver 1845-1846 s’ouvrit par les fêtes données en l’honneur du grand-duc Maximilien de Leuchtenberg venu pour deux jours à Kazan (14-15 octobre), où on lui fit une réception enthousiaste.

Néanmoins, selon l’observation de Léon Nikolaievitch, « à la fin de cette année, pour la première fois, je me mis à travailler sérieusement et j’y trouvai même un certain plaisir. En dehors des cours de la faculté, parmi lesquels m’intéressaient l’encyclopédie de droit et le droit criminel (le professeur, d’origine allemande, Vogel, émaillait son cours de causeries et je me rappelle avoir été très intéressé par sa causerie sur la peine de mort), le professeur de droit civil, Mayer, me proposa un sujet : Comparer l’Esprit des lois de Montesquieu avec le Message de Catherine ii, et ce travail m’occupa beaucoup[6]. »

En mai 1846 le comte Tolstoï subit les examens d’une façon très satisfaisante. Il obtint les notes suivantes : en logique et psychologie, 5 ; encyclopédie du droit, histoire du droit romain et langue latine, 4 ; histoire russe et générale, histoire de l’éloquence et langue allemande, 3 ; 5 en conduite. La moyenne était donc 3 et Léon Nikolaievitch passa en deuxième année.

Cette même année, L. Tolstoï fut puni administrativement. On le mit aux arrêts pour avoir manqué trop souvent le cours d’histoire. Cet épisode est décrit dans les souvenirs de Nazariev, son camarade d’Université, mais avec quelques inexactitudes. Aidé des observations de L.-N. Tolstoï lui-même nous raconterons cet épisode tel qu’il se produisit.

Léon Nikolaievitch ne passa pas son temps d’arrêts dans l’auditoire, comme l’écrit Nazariev, mais il fut mis au cachot, qui était une cellule voûtée, grillée de fer. En même temps que lui était arrêté son camarade. Léon Nikolaievitch introduisit dans son cachot une bougie qu’il avait cachée dans la tige de sa botte, et un bougeoir, et ils passèrent gaiement un ou deux jours. *

Le cocher, le trotteur, le domestique, etc., décrits par Nazariev, appartiennent à son imagination. Mais la conversation qu’il rapporte est très vraisemblable et nous la citerons d’après lui :

« Je me rappelle qu’ayant remarqué que je lisais le Démon de Lermontov, Tolstoï se mit à parler ironiquement des vers, en général, et ensuite, s’attaquant à l’histoire de Karamzine, qui était près de moi, il déclara que l’histoire était une science prétentieuse et absolument inutile. — « L’histoire, disait-il, ce n’est qu’un ramassis de légendes et de détails oiseux, emmêlés d’une masse de chiffres inutiles et de noms propres. La mort d’Igor, le serpent qui a piqué Oleg, qu’est-ce que c’est que tout cela sinon des contes et qui est-ce qui a besoin de savoir que le second mariage d’Ivan avec la fille de Temruk fut célébré le 21 août 1562, et le quatrième avec Anna Alexeievna Koltovski, en 1572 ? Et on exige de moi que j’apprenne tout cela, et si je ne le sais pas on me met ! Et comment écrit-on l’histoire ? On arrange tout à la mesure inventée par l’historien. Le terrible tzar qu’étudie en ce moment le professeur Ivanov, tout d’un coup, en 1560, d’un roi vertueux et sage, se transforme en tyran farouche et cruel ? Comment ? Pourquoi ? ne le demandez pas… »

« En général j’étais très frappé de la sévérité des raisonnements de mon interlocuteur, d’autant plus que l’histoire était ma science préférée…

« Ensuite la critique de Tolstoï tomba sur l’Université, sur la science universitaire, en général. « Le temple de la science » ne quittait déjà plus ses lèvres. Tout en restant sérieux il parlait d’une façon si drôle de nos professeurs que, malgré mon désir de rester indifférent, je finis par rire comme un fou.

« — Et cependant, continuait Tolstoï, nous avons le droit de prétendre à sortir de ce temple de gens utiles et savants.

« Et qu’est-ce que nous donnera l’Université ? Réfléchissez et répondez loyalement. Que nous donnera ce temps-là ?

« Quand nous rentrerons chez nous, à la campagne, à quoi serons-nous préparés ? À qui serons-nous utiles ? » interrogeait-il.

Ils causèrent ainsi toute la nuit.

« Quand le jour commença à poindre, la porte s’ouvrit et le vaguemestre entre. Il nous salua et nous annonça que nous étions libres et pouvions retourner chez nous. Tolstoï enfonça son chapeau sur ses yeux, s’enveloppa de son manteau à col de loutre, me salua de la tête, proféra encore une injure à l’adresse du « temple de la science » et disparut en compagnie de son domestique et du vaguemestre. Moi aussi je me hâtai de sortir et de respirer à pleins poumons, débarrassé de mon interlocuteur et me trouvant sur la neige dans la rue déserte qui s’éveillait…

« Ma tête, lourde comme au sortir de la fumée, était pleine de doutes et de questions que je ne m’étais jamais posées et qu’y avait semées mon étrange camarade de prison, que je ne comprenais pas[7]. »

Le commencement de l’année scolaire 1846-1847 apporta un changement dans les conditions extérieures de la vie des frères Serge, Dmitri et Léon Tolstoï. En quittant la maison de leur tante P.-I. Uchkov, ils allèrent vivre dans un appartement d’une maison qui appartenait alors à un certain Petondi et qui est aujourd’hui la propriété de l’hôpital municipal. Ils occupaient cinq pièces à l’étage supérieur du pavillon de pierre qui se trouve jusqu’ici dans la cour de cette maison et qui est actuellement affecté à l’un des services de l’hôpital.

En janvier 1847, Léon Nikolaievitch se présenta de nouveau aux examens trimestriels, mais il ne les passa pas tous, les tenant pour une simple formalité. Dans sa tête sans doute germait déjà le projet d’abandonner l’Université, et après les vacances de Pâques, il écrivit une requête, demandant d’être autorisé à quitter l’Université.

Voici cette requête telle qu’elle est citée dans les souvenirs de Zagoskine :

« À son Excellence, Monsieur le Recteur de l’Université impériale de Kazan, le Conseiller d’État actuel et Chevalier, Ivan Miklaïlovitch Simonov.

« De l’étudiant externe de deuxième année, de la Faculté de droit, comte L.-N. Tolstoï.
« Demande :

« Par suite de mauvaise santé et de circonstances de famille, ne désirant plus continuer mes études à l’Université, j’ai l’honneur de demander à Votre Excellence, de bien vouloir donner l’ordre de me rayer du nombre des étudiants et de me faire remettre toutes mes pièces.

« Cette supplique est signée de l’étudiant : Comte L.-N. Tolstoï, 12 avril 1847. »

Après quoi le Conseil de l’Université prit la résolution suivante :

« Rayer Tolstoï du tableau des étudiants, et donner un certificat sur son séjour à l’Université. »

Dans le dossier de L.-N. Tolstoï, conservé dans les archives de l’Université, se trouve la copie du certificat qui lui fut remis. Ce certificat est curieux sous ce rapport qu’on y tait habilement les insuccès universitaires de Léon Nikolaievitch et les causes qui l’obligèrent à redoubler la première année de la Faculté des langues orientales. Voici ce certificat :

« Le porteur de la présente, comte Léon Nikolaievitch, fils de Tolstoï, après avoir reçu l’instruction préparatoire dans sa famille et subi l’examen sur le programme entier du lycée, a été admis comme étudiant à l’Université de Kazan, dans la section de la littérature turco-arabe, en première année. Quels y furent ses succès, il est difficile de le dire, car il ne s’est pas présenté aux examens. C’est pourquoi il devait redoubler le cours et avec la permission de M. le Recteur de l’Université de Kazan, du 13 septembre 1845, no 3919, il est passé de la section turco-arabe au premier cours de la Faculté de Droit où il a travaillé avec le succès suivant : logique et psychologie, très bien ; encyclopédie de droit, Histoire du droit romain et langue latine, bien ; Histoire générale, histoire russe, histoire de l’éloquence et langue allemande, assez bien. Il a passé en deuxième année, mais on ne sait quels y furent ses succès, car l’examen n’a pas encore eu lieu. La conduite de Tolstoï pendant son séjour à l’Université a été très bonne. Et maintenant, après la requête du 12 avril de cette année, sur l’état de sa santé et les circonstances de famille, il a quitté l’Université, c’est pourquoi, lui, Tolstoï, puisqu’il n’a pas terminé le cours complet des études universitaires, ne peut jouir des droits appartenant aux licenciés en droit, et, selon l’art. 590, vol. iii du Recueil des lois (éd. 1842), en entrant au service militaire, il sera traité, au point de vue des grades, comme les jeunes gens qui ont fini leurs études secondaires, et il appartiendra à la deuxième catégorie des fonctionnaires civils. En preuve de quoi, il lui est remis, à lui, comte Léon Nikolaievitch, ce certificat de la chancellerie de l’Université de Kazan, avec la signature et le sceau de l’Université. »

« L.-N. Tolstoï, écrit M. Zagoskine dans ses souvenirs, se hâta de quitter Kazan, et il n’attendit même pas que ses frères Serge et Dmitri subissent leurs derniers examens universitaires.

Le jour du départ de Léon Nikolaievitch pour Moscou arriva enfin.

Il devait traverser cette ville pour passer à Iasnaia Poliana.

Chez les comtes Tolstoï, dans leur appartement du pavillon Pétondï, se réunissait un petit groupe d’étudiants qui désiraient dire adieu à Léon Nikolaievitch avant son voyage long et difficile selon les voies de communication de ce temps. Un de ceux qui l’accompagnaient, et de qui je tiens ce détail, est encore à Kazan. « Suivant la coutume on but à la santé du voyageur en lui exprimant des vœux de toutes sortes. Ses camarades accompagnèrent Léon Nikolaievitch jusqu’au gué de la rivière Kazanka qui se trouvait dans une période de crues et là, pour la dernière fois, lui donnèrent le baiser d’adieu[8]. »

Il est resté peu de traces à l’Université de Kazan du séjour qu’y fit L.-N. Tolstoï.

Le prince D.-D. Obolensky, qui récemment l’a visitée, m’a raconté que dans l’auditoire où Léon Nikolaievitch assistait aux conférences, il est resté sur le pupitre de fer l’inscription : « Comte L.-N. Tolstoï » indiscutablement griffonnée par Léon Nikolaievitch lui-même pendant la conférence. Cette inscription a été faite à l’aide d’un clou ou d’un canif. Il semble que ce soit le seul souvenir de L.-N. Tolstoï à l’Université de Kazan.

Le biographe allemand de Tolstoï, Löwenfeld, pendant son voyage à Iasnaia Poliana, lui demanda pourquoi, lui, avec sa soif inassouvie de savoir, avait quitté l’Université ?

« Mais, répondit le comte, c’est peut-être là la principale cause de ma sortie de l’Université. Je m’intéressais très peu à ce que nous enseignaient nos professeurs de Kazan. D’abord, pendant la première année je me suis occupé des langues orientales, mais j’ai très peu réussi. Je m’adonnais à tout avec passion ; j’ai lu une quantité incalculable de livres, mais toujours dans la même direction. Quand une question quelconque m’intéressait, je ne m’écartais ni à droite ni à gauche et je tâchais de voir tout ce qui pouvait jeter la lumière précisément sur cette seule question. C’était ainsi avec moi à Kazan[9]. »

« Ma sortie de l’Université eut deux causes, dit L.-N. Tolstoï :

« 1o Mon frère finissait ses études et partait ; 2o c’est étrange à dire, mon travail sur le Message de Catherine ii et l’Esprit des Lois (j’ai encore ce travail chez moi) m’avait ouvert un nouveau domaine de recherches personnelles, tandis que l’Université, avec ses exigences, non seulement n’incitait pas à un travail pareil mais l’empêchait[10]. »

Comme il a été dit plus haut, les frères de L. Tolstoï, Nicolas, Serge et Dimitri, étaient à l’Université en même temps que lui.

L.-N. Tolstoï a parlé des deux premiers en racontant les événements de sa vie d’enfant que nous avons cités. Quant aux souvenirs sur son frère Dmitri, dont le caractère se dessina nettement pendant son séjour à l’université, nous les citerons ici, parce que, dans ces souvenirs, nous retrouvons quelques traits précieux de la vie de L.-N. Tolstoï à cette époque.

« Mitenka avait un an de plus que moi… de grands yeux noirs sévères… Je ne me le rappelle presque pas étant petit, je sais seulement, d’après les récits, qu’étant enfant il était très capricieux. On racontait que par moments il avait de tels caprices : il se fâchait et pleurait parce que la bonne ne s’occupait pas de lui ; ensuite il se fâchait et pleurait parce qu’elle s’en occupait. D’après ce que j’ai entendu dire, notre mère se tourmentait beaucoup à cause de lui. Par son âge il était le plus près de moi et nous jouions beaucoup ensemble, mais je ne l’aimais pas autant que Serge, ni autant que j’aimais et respectais Nikolenka. Nous nous entendions bien. Je ne me rappelle pas que nous nous querellions. Il est probable cependant que nous nous querellions et même que nous nous battions, mais, comme il arrive chez les enfants, ces disputes n’ont pas laissé la moindre trace, et je l’aimais d’un amour simple, calme, naturel, c’est pourquoi je ne le remarquais pas et ne me souviens pas de lui. Je pense, et même je le sais, surtout par mon expérience d’enfance, que l’amour pour les hommes c’est l’état naturel de l’âme, ou plutôt le rapport naturel envers tous les hommes, et, quand il en est ainsi, nous ne le remarquons pas. L’amour ne s’observe que quand on n’aime pas (c’est-à-dire quand on a peur de quelqu’un : ainsi moi j’avais peur des mendiants, d’un certain Volkonski, qui me pinçait les joues, et il me semble que je n’avais plus peur de personne d’autre), ou quand on aime quelqu’un particulièrement, comme j’aimais tante Tatiana Alexandrovna, mon frère Serge, Nikolenka, Basile, la bonne Prascovie Issaievna, Pachenka. Comme enfant je ne me rappelle rien de particulier sur Dmitri, sauf la gaieté enfantine. Ses particularités ne se manifestèrent, et ne me sont mémorables, qu’une fois à Kazan, où nous allâmes en 1840. Il avait alors treize ans. Avant cette date, à Moscou, je me rappelle qu’il ne s’emmourachait pas comme moi de Sérioja, qu’il n’aimait ni les danses, ni les spectacles militaires, ce dont je reparlerai, et qu’il étudiait bien et avec zèle. Je me rappelle que l’étudiant qui nous donnait des leçons, Poplonski, disait de nous trois, à propos des études : Serge veut et peut, Dmitri veut et ne peut pas (c’était faux), et Léon ne veut pas et ne peut pas (c’était la vérité absolue).

« Ainsi mes vrais souvenirs sur Mitenka commencent seulement à Kazan. Là, moi qui imitais toujours Serge, commençai à me dépraver. (J’en recauserai aussi, après). Non seulement à Kazan, mais auparavant, je m’occupais beaucoup de mon extérieur. Je tâchais d’être mondain, comme il faut. Et il n’y avait pas trace de cela en Mitenka. Il semble n’avoir jamais souffert des vices habituels aux enfants. Il était toujours sérieux, pensif, pur, résolu, emporté, et, quoi qu’il fît, il y mettait toutes ses forces.

« Quand il lui arriva d’avaler la chaînette, je me souviens qu’il ne s’inquiéta nullement des conséquences que cela pouvait avoir, tandis que je me rappelle quelle terreur j’éprouvai en avalant un noyau de pruneau que tante m’avait donné, et avec quelle solennité, comme avant la mort, je lui annonçai ce malheur. Je me souviens encore qu’étant enfants, un jour que nous glissions sur les montagnes en traîneaux, un passant, au lieu de prendre la route avec sa troïka, s’engagea sur cette montagne. Je crois que c’était Serge avec un gamin du village qui s’était lancé, et, ne pouvant retenir le traîneau, ils roulèrent sous les chevaux. Ils en furent quittes pour la peur, et la troïka continua son chemin. Nous tous étions occupés de l’événement : comment nous nous dégageâmes des chevaux, comment un cheval s’effraya, tandis que Mitenka (il avait neuf ans) s’approchant du passant se mit à l’injurier. Je me rappelle combien je fus surpris désagréablement quand je l’entendis dire que pour avoir osé gravir la montagne l’homme devrait être envoyé à l’écurie, ce qui, dans le langage de ce temps, voulait dire fouetté.

« À Kazan ses particularités commencèrent à se montrer. Il travaillait bien, régulièrement, écrivait très facilement les vers. Je me rappelle qu’il traduisait très bien Schiller, mais il ne s’attacha pas beaucoup à ce travail de traduction. Il se mêlait peu à nous. Il était toujours calme, sérieux, pensif. Je me souviens qu’une fois il s’anima beaucoup et les fillettes s’en montrèrent enchantées. J’en eus de l’envie et pensai que cela tenait à ce qu’il était toujours sérieux et je voulus l’imiter en cela. Notre tutrice avait eu une idée très sotte : attacher à chacun de nous un enfant pour qu’il nous soit un serviteur dévoué. À Mitenka on avait donné Vanuchka. (Ce Vanuchka vit encore.) Mitenka, souvent, se conduisait mal avec lui. Il me semble même qu’il le frappait. Je dis il me semble, parce que je ne me le rappelle pas. Je me souviens seulement de son repentir pour quelque faute envers Vanuchka et ses humbles supplications de pardon. Il grandissait ainsi, se liant très peu avec personne et, sauf dans les moments de colère, toujours doux, sérieux, et ses grands yeux pensifs. Il était de haute taille, assez maigre, pas très fort, les bras longs, le dos voûté. Ses bizarreries commencèrent au moment de son entrée à l’Université. Il avait un an de moins que Serge, mais il entra en même temps que lui à l’Université et suivit son aîné à la Faculté de mathématiques. Je ne sais pas quelles circonstances le poussèrent très tôt à la dévotion, mais dès la première année de sa vie universitaire il s’adonna aux pratiques religieuses, fréquenta l’église, et cela avec la fougue qu’il apportait en tout. Il commença à jeûner, ne manqua plus un office, et vécut d’une façon encore plus austère.

« Mitenka devait posséder ce trait précieux de caractère qui, je le suppose, existait chez ma mère, que je connaissais en Nikolenka, et dont j’étais totalement privé : l’indifférence absolue pour l’opinion des gens. Moi, jusqu’en ces derniers temps, je n’ai jamais pu me débarrasser du souci de l’opinion des gens, tandis que Mitenka n’y faisait nulle attention. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu sur son visage ce sourire contenu qui se montre involontairement quand on vous loue. Je revois toujours ses grands yeux sérieux, calmes, tristes, parfois durs. Ce ne fut qu’après Kazan que nous commençâmes à faire attention à lui, et encore parce que Serge et moi attachions une grande importance au « comme il faut », à l’extérieur, alors que lui était négligé, sale, ce pour quoi nous le blâmions. Il ne savait pas danser et ne voulait pas l’apprendre. Étant étudiant il n’allait jamais dans le monde. Il ne portait que l’uniforme d’étudiant avec la cravate étroite, et dès la jeunesse parut chez lui un tic : il secouait la tête, comme s’il voulait se dégager de sa cravate.

« Sa première bizarrerie se manifesta pendant les premières semaines saintes. Il ne fit pas ses dévotions à l’église de l’Université, qui était à la mode, mais à l’église de la prison. Nous habitions la maison Gortalov, en face de la prison. L’aumônier de la prison était un prêtre pieux et austère ; pendant les semaines saintes, il faisait quelque chose qui semblait extraordinaire : il lisait tous les évangiles, ce qu’il fallait faire, et pour cette raison les offices étaient là particulièrement longs. Mitenka restait toujours jusqu’au bout et fit connaissance de ce prêtre. L’église de la prison était ainsi faite qu’un simple paravent vitré séparait l’endroit où se tenaient les prisonniers. Un jour, l’un des prisonniers voulut transmettre quelque chose au sacristain : un cierge ou de l’argent pour un cierge, mais aucune des personnes qui se trouvaient à l’église ne voulut se charger de cette commission. Mais Mitia, avec son visage sérieux, prit aussitôt l’objet en question et le transmit. C’était défendu et on lui en fit l’observation. Mais lui, croyant bien agir, continua de faire la même chose.

« Nous, principalement Serge, nous frayions avec nos camarades et des jeunes gens de l’aristocratie. Lui, au contraire, parmi tous les camarades, choisit un pauvre malheureux étudiant, Polouboiarinov ; ce fut seulement avec lui qu’il se lia d’amitié, et avec lui il prépara ses examens. Nous habitions alors un autre appartement, au coin de la place d’Arsk, dans la maison de Kisélievsky, en haut. L’appartement était séparé en deux parties par une galerie. D’un côté vivait Mitia ; de l’autre Serge et moi. Tous deux nous aimions les objets d’art et nous garnissions nos tables comme les grandes personnes, et on nous prêtait et nous donnait pour cela divers bibelots. Mitia n’avait rien du tout. Des objets ayant appartenu à père, il n’avait pris que les minerais. Il les avait classés avec des étiquettes et les avait rangés dans une caisse vitrée. Comme nous, ainsi que tante, regardions Mitia avec un certain mépris, à cause de ses goûts et de ses amitiés vulgaires, nos amis se permettaient de le regarder de la même façon. L’un d’eux, un garçon très borné, l’ingénieur Es. (notre ami moins par notre choix que parce qu’il s’était cramponné à nous), une fois, en traversant la chambre de Mitenka, remarqua les minerais et lui demanda ce que c’était. Es. n’était pas sympathique ; il était faux. Mitia, répondit peu volontiers. Es. poussa la caisse et la secoua. Mitia lui intima de la laisser. Es. n’en fit rien et le plaisanta. Il me semble qu’il l’appela Noé. Mitia, devenu furieux, appliqua sa large main sur le visage d’Es. Celui-ci prit la fuite, Mitia le poursuivit. Dès qu’Es. fut dans notre chambre nous fermâmes la porte. Mitenka nous déclara qu’il lui casserait les os dès qu’il sortirait. Sérioja et je crois aussi Schouvalov allèrent exhorter Mitia de laisser passer Es. Mais il saisit un balai et jura de le battre. Je ne sais ce qui se serait passé si Es. avait traversé sa chambre. Il nous demanda de le faire sortir d’une façon quelconque et nous l’avons fait fuir quelque part, par le grenier plein de poussière. Tel était Mitia dans ses moments de colère. Mais voici ce qu’il était quand rien ne le mettait hors de lui. Dans notre famille, on avait pris par pitié une créature des plus étranges et pitoyables : une certaine Lubov Serguéievna, une jeune fille dont je n’ai jamais su le nom de famille. Elle était fille naturelle d’un Protassov. Comment était-elle entrée chez nous, je l’ignore, mais j’entendais qu’on la plaignait, qu’on voulait la marier à Féodor Ivanovitch, mais cela n’a pas réussi. D’abord elle vécut chez nous, mais je ne me le rappelle pas. Ensuite la tante Pélagie Ilinichna la prit chez elle à Kazan, de sorte que j’ai fait sa connaissance seulement à Kazan. C’était une créature douce, lamentable, craintive. Elle vivait dans une petite chambre ; une petite fille faisait son service. Quand je l’ai connue elle était non seulement pitoyable, mais horrible. Je ne sais quel mal elle avait, mais tout son visage était enflé, comme un visage piqué par les abeilles. On apercevait ses yeux comme deux petits trous étroits entre deux paupières gonflées, luisantes, sans cils. Ses joues, son nez, ses lèvres, sa bouche étaient aussi gonflés, luisants et jaunes. Elle parlait avec difficulté, probablement que l’intérieur de sa bouche était enflé comme l’extérieur. L’été, les mouches s’installaient sur son visage et elle ne les sentait pas, et c’était particulièrement désagréable à voir. Elle avait quelques rares cheveux noirs, et son crâne était presque nu. V.-I. Uchkov, le mari de tante, un mauvais plaisant, ne cachait pas son dégoût pour elle. Elle sentait toujours mauvais et dans sa chambre qui n’était jamais aérée régnait une odeur suffocante. Eh bien, cette Lubov Serguéievna devint l’amie de Mitenka. Il allait chez elle, l’écoutait, lui causait, lui faisait la lecture. Et, chose étrange, nous étions moralement si obtus que nous ne trouvions qu’à nous en moquer, et Mitia était moralement si grand, si indépendant de l’opinion des gens, que ni par un mot, ni par une allusion, il ne trouva nécessaire de faire comprendre qu’il croyait bon ce qu’il faisait. Il se contentait de le faire. Et cela dura tout le temps que nous vécûmes à Kazan.

« Maintenant c’est pour moi très clair que la mort n’a pas anéanti Mitia : il vivait avant que je le connusse, avant d’être né, il existe encore maintenant qu’il est mort[11] ! »

L’âge critique, la jeunesse, mène l’homme dans l’abîme des passions. Pour un homme ordinaire, c’est la période de l’entraînement des sens et des passions, c’est la période de la recherche de l’idéal, des rêves et des espérances, et, pour la plupart, d’espérances irréalisables. On peut s’imaginer les émotions intérieures que subissait une nature aussi forte sous tous les rapports que l’était celle de Tolstoï. Dans quelles contradictions se débattait son âme ! À quelle hauteur le soulevaient les rêves ailés ! Avec quelle rapidité pouvait-il choir de cette hauteur, entraîné par les passions de sa nature puissante !

Nous trouvons dans deux des œuvres de L.-N. Tolstoï des indications sur la vie tumultueuse de sa jeunesse : dans la Jeunesse et les Confessions. Dans la première œuvre, il est évident que parmi les réflexions de Nicolas Irténiev se rencontrent des traits autobiographiques. Les pensées que nous empruntons à la Jeunesse sont, pour la plupart, de caractère idéaliste et sont exprimées dans une belle forme poétique. Nous ne citerons que les principales :

« J’ai dit que mon amitié avec Dmitri m’avait ouvert un nouvel horizon sur la vie, sur son but, sur les relations entre les hommes. J’acquis dès lors la conviction que la destinée des hommes est dans l’aspiration vers la perfection morale et que ce perfectionnement est facile, possible, infini. »

« … Mais à un certain moment, ces idées m’apparurent avec une force nouvelle de révélation morale, au point que je fus effrayé en songeant combien de temps j’avais perdu, et qu’aussitôt, à l’instant même, je voulus appliquer ces idées dans ma vie avec la ferme résolution de ne les trahir jamais. C’est ce qui marque, pour moi, le commencement de ma jeunesse. J’avais alors près de dix-sept ans ».[12]

« Dans cette période que je prends pour limite de l’adolescence et de la jeunesse, quatre sentiments faisaient le fond de mes rêves : l’amour d’elle, de la femme imaginaire dont je rêvais toujours de la même façon et qu’à chaque instant j’espérais rencontrer quelque part… Le deuxième sentiment, c’était l’amour de l’amour. Je voulais que tous me connussent et m’aimassent. Je voulais prononcer mon nom : Nicolas Irténiev, et que tous en fussent frappés, et, m’entourant, me remerciassent pour quelque chose. Le troisième sentiment, c’était l’espoir d’un bonheur extraordinaire, ambitieux ; espoir si fort et si tenace qu’il atteignait parfois jusqu’à la folie… Le quatrième sentiment, et le principal, c’était le dégoût de moi-même et le regret, mais le regret se confondant jusqu’à tel point avec l’espoir du bonheur qu’il n’avait plus rien de triste. Il me semblait si facile, si naturel de me détacher de tout ce passé transformé, d’oublier tout ce qui était et de commencer ma vie avec des relations tout à fait nouvelles, que le passé ne me pesait pas, ne me liait pas. Je trouvais même du plaisir à ce dégoût du passé et je tâchais de le voir plus sombre qu’il n’était. Plus la masse des souvenirs du passé était noire, plus le présent s’en détachait pur et clair, et plus vives devenaient les nuances de l’arc-en-ciel de l’avenir. Cette voix du regret et du désir passionné de perfection fut la principale sensation nouvelle de cette époque de mon développement moral et servit de base à mon opinion sur moi-même, sur les autres et sur l’univers. Voix bénie, consolante,


Tolstoï en 1848

tant de fois, dans les moments tristes où l’âme se soumettait en silence à la puissance du mensonge et de la dépravation de la vie, tu te révoltais spontanément et audacieusement contre toute injustice, tu dénonçais le passé, tu indiquais, en le faisant aimer, le point lumineux du présent, et promettais pour l’avenir le bien et le bonheur, voix tendre et consolante, cesseras-tu jamais de résonner[13] ? »

Nous savons que pour le bonheur de Léon Nikolaievitch lui-même et de nous tous, cette voix ne se tut point en lui un seul moment, et jusqu’à ce jour cette voix consolante nous appelle et nous dirige vers un idéal clair, infini.

Par moments, ces rêves exprimaient clairement les tendances de ce naturalisme idéaliste, qui est à la base des plus grandes œuvres de Tolstoï :

« Mais la lune monte de plus en plus haut et devient de plus en plus claire ; l’éclat superbe de l’étang augmentant également devient aussi de plus en plus brillant ; les ombres se font plus noires, la lumière plus transparente ; et, en regardant et écoutant tout cela, quelque chose me dit qu’elle, avec ses bras nus et ses chaudes caresses, est loin d’être tout le bonheur ; que l’amour pour elle est loin d’être tout le bien… Et plus je regardais l’astre de la nuit, plus la vraie beauté et le bien me semblaient plus hauts et plus hauts, plus purs et plus purs, et plus près de Lui, source de toute beauté et de tout bien, et des larmes d’une joie non satisfaite, mais émues, se montraient dans mes yeux.

« Et toujours j’étais seul, et toujours il me semblait que cette nature mystérieuse, majestueuse, et cette lune qui s’arrêtait sur un endroit haut, indéfini du ciel bleu clair et qui, en même temps, semblait remplir tout l’espace et moi-même, humble vermisseau déjà souillé de toutes les passions mesquines humaines, mais avec toute la force puissante et immense de l’amour, il me semblait en ce moment même que la nature, la lune et moi n’étions qu’un[14]. »

Il est intéressant de voir la liste des œuvres littéraires qui ont eu de l’influence sur Léon Nikolaievitch pendant cette période, c’est-à-dire approximativement de quatorze à vingt et un an, et qui ont contribué à sa conception du monde.

Œuvres Degré d’influence
Évangile de Matthieu
Sermon sur la montagne
considérable.
Sterne (le Voyage sentimental) trés grande.
Rousseau (les Confessions, Émile) considérable.
Rouseau (la Nouvelle Héloïse}
Pouschkine (Eugène Oniéguine)
Schiller (les Brigands)
très grande.
Gogol (le Manteau, la Perspective Nevsky, Vii) grande.
Gogol (les Âmes mortes)
Tourgueniev (le Journal d’un chasseur)
Droujinine (Pollenka Saxe)
Grigorovitch (Anton Géromika)
très grande.
Dickens (David Copperfield) considérable.
Lermontov (Un héros de notre temps. Tamagne) trés grande.
Prescott (la Conquête du Mexique) grande.

À côté de cela, Léon Nikolaievitch ressentait l’influence très pénible des conditions auxquelles le soumettait sa vie de gentilhomme. L’une de ces conditions était ce qu’on appelle « le comme il faut ». Il consacre à la description de cette influence un chapitre entier de la Jeunesse. Nous ne citerons que l’essentiel :

« … Maintenant je sens la nécessité de consacrer un chapitre entier à cette conception qui dans ma vie, fut l’un des plus funestes mensonges inspirés par l’éducation et la société.

« Ma classification principale et préférée, à l’époque que je décris, comprenait deux grands groupes : celui des hommes comme il faut et celui des hommes non comme il faut. Le deuxième groupe se subdivisait ainsi : les hommes non comme il faut, proprement dits, et « la plèbe ». J’estimais beaucoup les hommes comme il faut, et je croyais digne d’avoir avec eux des relations d’égalité ; je feignais de mépriser ceux de la deuxième catégorie, mais, en réalité, je les haïssais et j’éprouvais envers eux un sentiment de personnalité blessée ; quant aux troisièmes, pour moi, ils n’existaient pas, je les méprisais complètement. « Mon comme il faut » consistait premièrement et principalement dans la parfaite connaissance et surtout la bonne prononciation du français. La personne qui prononçait mal le français excitait tout de suite en moi un sentiment de haine : « Pourquoi donc veux-tu parler comme nous quand tu ne le peux pas ? » lui demandais-je en pensée avec un sourire railleur. La deuxième condition du comme il faut était d’avoir les ongles longs, bien taillés et propres. La troisième, c’était de savoir saluer, danser et causer ; la quatrième, très importante, c’était l’indifférence pour tout et l’expression perpétuelle d’un ennui élégant, méprisant. »

« … Je suis effrayé en me rappelant combien j’ai perdu de temps précieux, le meilleur de la vie d’un jeune homme de seize ans, pour acquérir cette qualité.

« Mais ni la perte du temps précieux employé à ces soucis constants de la conservation de toutes les conditions difficiles du comme il faut, qui excluent toute occupation sérieuse, ni la haine et le mépris envers les neuf dixièmes du genre humain, ni l’absence d’attention à tout le bien qui se faisait en dehors du cercle des comme il faut, tout cela ne fut pas le mal principal que me causa cette idée. Le mal principal c’était la conviction que le « comme il faut » est une situation privilégiée de la société, que l’homme ne doit pas essayer de devenir ou fonctionnaire, ou fabricant, ou soldat, ou savant, quand il est comme il faut ; qu’ayant atteint cette situation, il remplit déjà sa destinée et même, devient supérieur à la plupart des hommes.

« À une certaine époque de la jeunesse, après beaucoup de fautes et d’entraînements, chaque homme se met ordinairement dans la nécessité de prendre une part active à la vie sociale, choisit une branche quelconque du travail et s’y consacre ; mais avec un homme comme il faut cela arrive rarement. J’ai connu et je connais beaucoup d’hommes vieux, orgueilleux, ambitieux, aux jugements sévères, qui, si dans l’autre monde on leur posait ces questions :

« Qu’es-tu ? Qu’as-tu fait là-bas ? » ne pourraient que répondre : Je fus un homme très comme il faut[15]. »

Comme l’a dit Léon Nikolaievitch dans sa conversation avec son biographe allemand Löwenfeld, à côté des occupations universitaires qui, en général, l’intéressaient très peu, en lui se développait l’intérêt pour le travail mental, indépendant. Cet intérêt fut provoqué par une étude comparative de l’Esprit des Lois de Montesquieu et du Message de Catherine II.

Le journal de Léon Nikolaievitch, daté de cette époque, est plein d’idées, de notes, de commentaires relatifs à ce travail, et de nombreuses pensées, comme si la raison qui sommeillait auparavant s’était éveillée soudain et commençait son travail actif dans tous les domaines.

En mars 1847, Léon Nikolaievitch tomba malade et fut soigné à la clinique de l’université de Kazan. Le loisir dû à la maladie et la solitude de l’infirmerie ramenèrent aux réflexions sur la Raison : « La société, c’est une partie du monde. Il faut concilier la Raison avec le monde, avec le tout, en étudiant ses lois, et alors on peut devenir indépendant de la patrie, de la société. » Nous voyons par cette note que le jeune homme de 18 ans portait déjà en soi les germes d’un futur anarchisme.

Remarquant en soi une tendance à se passionner pour les sciences, Léon Nikolaievitch se reprend tout de suite, et, ayant peur de s’enfermer trop dans la théorie, il se pose des questions sur la science pratique et, principalement, sur l’élaboration de l’idéal moral et de la conduite morale. Il inscrit entre autres dans son journal :

« Mars 1847 :

« J’ai beaucoup changé, mais je n’ai pas encore atteint ce degré de perfection (dans mes occupations) que je voudrais atteindre. Je ne remplis pas ce que je m’étais prescrit ; ce que je fais, je ne le fais pas bien ; je n’exerce pas ma mémoire. C’est pourquoi j’inscris ici quelques règles qui, à ce qu’il me semble, m’aideront beaucoup, si je m’y conforme :

« 1o Fais coûte que coûte ce que tu as absolument décidé de faire ;

« 2o Ce que tu fais, fais-le bien ;

« 3o Ne cherche jamais dans le livre ce que tu as oublié, tâche de te souvenir ;

« 4o Oblige toujours ton esprit d’agir avec toute la force dont il est capable ;

« 5o Lis et pense toujours à haute voix ;

« 6o N’aie jamais honte de dire aux hommes qui te gênent qu’ils te gênent ; d’abord laisse-le-leur sentir, et, s’ils ne comprennent pas, excuse-toi et dis-le-leur. »

Dans son travail pour l’Université il arrive à cette conclusion que dans le Message de Catherine, deux courants se manifestent : les idées révolutionnaires de l’Europe contemporaine, et le despotisme de Catherine elle-même et son ambition. Le dernier courant domine. Les idées républicaines elle les emprunte à Montesquieu. Enfin il conclut que le Message a rapporté plus de gloire à Catherine que d’utilité à la Russie.

Ayant résolu de quitter l’Université, d’aller vivre à la campagne, Léon Nikolaievitch se promet de s’occuper des langues anglaise et latine et du droit romain ; il sentait probablement des lacunes en ces matières.

Mais à mesure que s’approche le moment du départ, les plans et les rêves de la nouvelle vie s’élargissent, et enfin, le 17 avril 1847, il inscrit dans son journal :

« Un changement doit avoir lieu dans ma vie, mais il ne doit pas être le résultat des circonstances extérieures, il doit être le produit de l’âme. »

Et plus loin :

« Le but de la vie, c’est l’aspiration consciente au développement de tout ce qui existe.

« Le but de la vie à la campagne, pendant deux ans sera :

« 1o De réviser tous les cours des sciences juridiques demandées à l’examen final de l’Université ;

« 2o D’étudier la médecine pratique et une partie de la médecine théorique ;

« 3o D’étudier les langues française, russe, allemande, anglaise, italienne et latine ;

« 4o D’étudier l’agriculture, au point de vue théorique et pratique ;

« 5o D’étudier l’histoire, la géographie, la statistique ;

« 6o D’étudier les mathématiques — cours du lycée ;

« 7o D’écrire une thèse ;

« 8o D’atteindre le plus haut degré de perfection en musique et en peinture ;

« 9o D’écrire les règles de la vie ;

« 10o D’acquérir quelques connaissances d’histoire naturelle ;

« 11o De faire des compositions sur tous les sujets étudiés. »

Toute la vie de Léon Nikolaievitch à la campagne est remplie de rêves pareils, et de la lutte sincère, sérieuse, contre soi-même, en vue d’arriver à la perfection.

Avec une franchise extraordinaire, il note chaque écart de la règle établie, chaque chute, et se prépare avec un redoublement d’efforts à la nouvelle lutte.

Les relations envers la femme l’inquiètent déjà, et voici quels conseils intéressants il se donne :

« Regarde la société des femmes comme un désagrément nécessaire de la vie sociale, et fuis-les le plus possible.

« En effet, qui nous inculque le luxe, la mollesse, la légèreté de penser et beaucoup d’autres vices, sinon les femmes ? Qui est l’auteur que nous sommes privés des sentiments innés à notre nature : la hardiesse, la fermeté, le raisonnement, la justice, etc. ? La femme est plus assimilatrice que l’homme, c’est pourquoi, dans les siècles de vertu, les femmes étaient meilleures que nous, et dans notre siècle de débauche, elles sont pires que nous. »

De nouveau nous voyons la trace d’idées qui reparaîtront plus tard.

C’est à cette période qu’il faut rapporter aussi les premiers essais philosophiques de Léon Nikolaievitch. En lisant Rousseau, il écrit des commentaires pour ses discours. Son article original, qu’il écrivit en 1846-1847, c’est-à-dire quand il avait dix-huit ans, existe jusqu’à présent. Cet article est intitulé : Du but de la philosophie. Tolstoï définit ainsi la Philosophie : « L’homme aspire à quelque chose, c’est-à-dire l’homme est actif. À quoi est dirigée son activité ? Comment la rendre libre ? Tel est le but de la philosophie dans son vrai sens. Autrement dit, la philosophie, c’est la science de la vie. »

En outre, il écrit des notes à propos de divers sujets tels que :

Le raisonnement sur la vie future. La définition du temps, de l’espace et du nombre. La Méthode. La division de la philosophie, etc.

À cette époque se rapporte aussi l’épisode suivant noté par la comtesse Tolstoï. « Pendant qu’il était étudiant, une fois, Léon Nikolaievitch réfléchit à la symétrie, et écrivit sur ce sujet un article philosophique, sous forme de raisonnement. Cet article était sur la table de sa chambre quand y entra un camarade des frères Tolstoï, Schouvalov, portant des bouteilles dans toutes ses poches. Par hasard, il aperçut l’article sur la table et le lut. L’article l’intéressait et il demanda d’où Léon Nikolaievitch l’avait copié. Léon Nikolaievitch répondit timidement qu’il l’avait composé lui-même, Schouvalov rit et déclara qu’il mentait, que ce n’était pas possible ; l’article lui paraissait trop profond pour un si jeune homme. Il ne put le croire et partit gardant sa conviction[16]. »

Ce petit épisode nous montre combien le niveau intellectuel de Léon Nikolaievitch était supérieur à celui de son entourage. Ses Confessions nous révèlent sa conception religieuse à cette époque.

« Je me souviens, dit-il, que quand mon frère aîné Dmitri, encore étudiant, s’adonna tout à coup à la religion avec toute l’ardeur propre à sa nature, et se mit à suivre assidûment tous les offices, à mener une vie chaste et morale, nous tous et même les personnes âgées ne cessions de nous moquer de lui, et l’appelions, je ne sais pourquoi, Noé. Je me souviens que Moussine-Pouschkine, qui était alors recteur de l’Académie de Kazan et qui nous invitait à danser chez lui, le priait de danser aussi, lui disant, pour vaincre son refus, que David dansait devant l’arche. Je sympathisais alors à ces plaisirs des aînés et je tirais de là la conclusion qu’il faut apprendre le catéchisme, aller à l’église, mais qu’il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux. Je me rappelle encore avoir lu Voltaire étant très jeune, et ses moqueries non seulement ne me révoltaient pas, mais m’amusaient.

« Mon éloignement de la foi s’est produit en moi comme il se produisait et se produit maintenant chez les jeunes gens de même instruction. Il me semble que dans la plupart des cas cela arrive ainsi : Les hommes vivent comme vivent tous, et tous vivent en se basant sur des principes qui non seulement n’ont rien de commun avec la doctrine religieuse, mais pour la plupart sont tout à fait contraires. La doctrine religieuse n’a pas de part dans la vie, ni dans les rapports des hommes entre eux, et il n’arrive jamais de se rencontrer avec elle, et dans sa propre vie on n’arrive jamais à la consulter. La doctrine religieuse est reléguée quelque part, là-bas, loin du monde et indépendamment de lui. Si l’on se rencontre avec elle, c’est seulement comme avec un phénomène extérieur qui n’est pas lié à la vie. D’après la vie d’un homme, d’après ses actes — alors comme maintenant — on ne peut nullement savoir s’il est croyant ou non. S’il y a une différence entre celui qui professe ouvertement l’orthodoxie et celui qui la nie, cette différence n’est pas à l’avantage du premier.

« Maintenant comme alors, la confession et la profession de l’orthodoxie se rencontrent le plus souvent chez des gens stupides, cruels, et qui se jugent très importants. Et l’esprit, l’honnêteté, la droiture, la moralité se rencontrent pour la plupart chez des gens qui se disent incroyants.

« Dans les écoles on apprend le catéchisme et on envoie les élèves à l’église ; on réclame des fonctionnaires un billet de confession, mais l’homme de notre monde qui n’étudie plus et n’est pas employé d’État, maintenant, et autrefois encore plus, pourrait vivre des dizaines d’années sans se rappeler une seule fois qu’il vit parmi des chrétiens et que lui-même est regardé comme un fidèle de la religion chrétienne orthodoxe.

« De sorte que maintenant, comme autrefois, la doctrine religieuse acceptée de confiance et soutenue par la puissance extérieure fond peu à peu comme la neige, sous l’influence de la science et des expériences de la vie contraires à la doctrine religieuse, et très souvent l’homme s’imagine posséder intacte en lui cette doctrine religieuse qui lui est inculquée dès l’enfance alors que, depuis longtemps, il n’y en a plus trace.

« La doctrine religieuse qui m’avait été inculquée dans l’enfance a disparu en moi comme en chacun avec cette seule différence qu’ayant depuis quinze ans commencé à lire des œuvres philosophiques, mon détachement de la doctrine religieuse est devenu conscient très tôt. Depuis l’âge de seize ans j’ai cessé de faire la prière quotidienne et de mon propre motus j’ai cessé d’aller à l’église et de communier. Je n’avais plus la foi en ce qu’on m’avait enseigné dans l’enfance, mais je croyais en quelque chose. En quoi ? Je ne pourrais le dire. Je croyais aussi en Dieu. Ou plutôt je ne niais pas Dieu, mais quel Dieu ? Je l’ignorais. Je ne niais pas aussi le Christ et sa doctrine, mais en quoi consistait cette doctrine je n’aurais su également le dire.

« Maintenant, quand je me rappelle ce temps, je vois clairement que la foi, qui sauf l’instinct animal animait ma vie, ma seule foi sincère en ce temps c’était la foi en la perfection. Mais en quoi consistait la perfection ? Quel était son but ? Je l’ignorais. Je tâchais de perfectionner ma volonté. Je me composais des règles que je m’efforçais de suivre. Je me perfectionnais physiquement par des exercices divers mettant en jeu la force et l’adresse, par des privations de toutes sortes. Je m’endurcissais à la souffrance et à la patience, et tout cela me semblait être le perfectionnement. Le commencement de tout était sans doute le perfectionnement moral, mais bientôt il était remplacé par le perfectionnement, en général, c’est-à-dire par le désir d’être meilleur, non devant soi-même ou devant Dieu, mais devant les autres hommes. Et bientôt ce désir d’être meilleur devant les autres fit place au désir d’être plus fort que les autres, c’est-à-dire plus célèbre, plus important, plus riche qu’eux[17]. »

Et après, commence cette confession douloureuse qui, tout en démasquant les fautes de L.-N. Tolstoï, en même temps met à nu notre âme, la plupart d’entre nous ayant traversé ce même abîme de débauches. Pour tous, elles ne furent peut-être pas aussi nombreuses, aussi profondes, mais elles étaient accompagnées de moins de franchise, de moins de conscience de notre iniquité. « Un jour je raconterai l’histoire de ma vie — histoire pénible et instructive — durant ces dix années de ma jeunesse ; je pense que beaucoup ont éprouvé la même chose. De toute mon âme je désirais être bon, mais j’étais jeune, j’avais des passions, j’étais seul, absolument seul quand je cherchais le bien. Chaque fois que j’essayais d’exprimer ce qui était mon désir le plus intime : être moralement bon, je rencontrais le mépris, la raillerie, et aussitôt que je m’adonnais aux passions mauvaises, on me louait et m’encourageait.

« L’ambition, l’amour du pouvoir, le lucre, la lubricité, l’orgueil, la colère, la haine, tout cela était respecté.

« En m’adonnant à ces passions, je devenais semblable aux grands, et je sentais que tous étaient contents de moi. Ma bonne tante, la créature la plus pure, chez qui je vivais, me disait toujours qu’elle ne me désirait rien autant qu’une liaison avec une femme mariée : « Rien ne forme un jeune homme comme une liaison avec une femme comme il faut. » Elle me souhaitait encore un autre bonheur : d’être aide de camp, et de préférence près de l’empereur, et, pour comble de la félicité, d’épouser une jeune fille très riche, afin que par ce mariage je pusse avoir beaucoup de serfs.

« Je ne puis me rappeler ces années sans horreur, sans dégoût, sans souffrance. J’ai tué des hommes à la guerre ; j’ai provoqué en duel pour tuer ; j’ai perdu de l’argent aux cartes ; j’ai mangé le travail des paysans ; je les ai maltraités ; j’ai été plongé dans la débauche ; j’ai menti. Le mensonge, le vol, la lubricité, l’ivrognerie, la violence, le meurtre… Il n’y a pas de crimes que je n’aie commis.

« Et pour tout cela on me louait, on m’appréciait, et mes camarades me regardaient comme un homme relativement moral. J’ai vécu ainsi pendant dix ans[18]. »

Le commencement de cette période agitée trouve Léon Nikolaievitch à la campagne. C’est à ce temps qu’il faut rapporter ses tentatives d’exploiter sa propriété sur de nouvelles bases, et, principalement, d’établir des rapports humains, amicaux avec ses paysans, tentatives infructueuses dont l’insuccès est dépeint si clairement dans le récit la Matinée d’un seigneur. Dans ce récit, il y a tant de données psycho-autobiographiques unies aux faits décrits, que nous pourrions en faire un chapitre de cette biographie. Citons-en la lettre du prince Nekludov à sa tante.

« Chère tante,

« Je viens de prendre une décision d’où dépend tout le sort de ma vie. Je quitte l’Université pour me consacrer à la vie de campagne, car je me sens né pour elle. Pour Dieu, chère tante, ne vous moquez pas de moi. Vous direz que je suis jeune, peut-être est-ce vrai — je ne suis encore qu’un enfant — mais cela ne m’empêche pas de sentir ma vocation, d’aimer le bien et de désirer le faire.

« Comme je vous l’ai déjà écrit, j’ai trouvé les affaires en une confusion indescriptible. Désirant les remettre en ordre, et après les avoir bien étudiées, j’ai découvert que le mal principal tient à la situation plus que miséreuse des paysans, et c’est un mal tel qu’on n’y peut remédier que par le travail et la persévérance. Si seulement vous pouviez voir deux de mes paysans, David et Ivan, et la vie qu’ils mènent eux et leurs familles, je suis persuadé que la vue seule de ces deux malheureux vous convaincrait plus que tout ce que je puis vous dire pour vous expliquer ma décision. N’est-ce pas mon devoir strict, sacré, de me vouer au bonheur de ces sept cents âmes dont j’aurai à rendre compte à Dieu ? N’est-ce pas un péché de les laisser la proie de gérants et d’intendants grossiers, pour mes plaisirs ou mes satisfactions d’amour-propre ? Et pourquoi chercherais-je dans un autre milieu des occasions d’être utile et de faire le bien, quand se présente à moi un devoir si noble, si grand et si proche ! Je me sens capable d’être un bon maître et pour l’être comme je comprends ce mot, il ne faut ni diplôme de l’Université, ni les titres que vous ambitionnez pour moi. Chère tante, ne formez pas pour moi des projets ambitieux, habituez-vous à la pensée que j’ai pris une route tout à fait spéciale, qui est bonne, et qui, je le sens, me mène au bonheur. J’ai réfléchi beaucoup et beaucoup à mes devoirs futurs, j’ai écrit une règle de conduite, et si Dieu m’en donne la force, je réussirai dans mon entreprise[19]. »

Si Léon Nikolaievitch n’a pas écrit réellement cette lettre, il est, en tout cas indispensable que des idées et des désirs semblables agitaient alors son âme et donnaient son orientation à sa vie. Comme nous le savons par son récit, cette tentative de Léon Nikolaievitch fut infructueuse. Et il n’en pouvait être autrement. La sincérité de L.-N. Tolstoï ne pouvait supporter le rôle de bienfaiteur de ses esclaves, c’est-à-dire d’hommes blessés dans ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme : la dignité morale.

Léon Nikolaievitch ne put supporter cette contradiction (être froid et sévère, comme le lui disait sa tante, lui était impossible), et, à la première occasion, il renonça complètement à cette vie. Après avoir vécu tout l’été à Iasnaia Poliana, à l’automne de cette même année 1847 il partit à Pétersbourg, et là, au commencement de 1848, il passa l’examen de licencié en droit.

« En 1848, dit-il dans son article sur l’Éducation et l’Instruction, Je passai l’examen de licencié à l’Université de Pétersbourg ; je ne savais absolument rien et me suis préparé à l’examen en huit jours, ne dormant pas la nuit. J’obtins des notes suffisantes pour la licence de droit civil et de droit criminel, n’ayant pas travaillé chaque matière plus d’une semaine. »

À Löwenfeld, Léon Nikolaievitch parla ainsi de cette époque :

« Il m’était très agréable de vivre à la campagne avec ma tante Ergolskï, mais le désir vague de savoir m’entraîna de nouveau au loin. C’était en 1848 et je ne savais encore qu’entreprendre. À Pétersbourg, deux voies s’ouvraient devant moi : je pouvais entrer à l’armée pour prendre part à la campagne hongroise, ou terminer mes études universitaires afin d’obtenir ensuite un emploi de fonctionnaire. Mais ma soif de savoir vainquit l’ambition et je me remis à travailler. Je passai même les deux examens de droit criminel, mais ensuite toutes mes bonnes intentions s’évanouirent. Le printemps est venu et le charme de la vie de la campagne m’attira de nouveau dans mes terres[20]. »

Cette période de la vie à Pétersbourg, nous pouvons la suivre en détail d’après les lettres de Léon Nikolaievitch à son frère Serge, dont nous citerons quelques passages d’un caractère général.

« 18 février 1848.

« Je t’écris cette lettre de Saint-Pétersbourg où j’ai l’intention de me fixer pour toujours… Tous, sauf Ferzen et Lvov, m’exhortent de rester ici et d’entrer au service… J’ai résolu de rester ici, de passer l’examen, et ensuite de demander un emploi, et si je ne suis pas reçu à l’examen (tout est possible), je commencerai le service par le 14e degré. Je connais des fonctionnaires de la seconde catégorie qui ne servent pas plus mal que ceux de la première. Je te dirai brièvement que la vie à Pétersbourg a sur moi une très grande et très bonne influence. Elle m’habitue à l’activité et remplace pour moi le tableau de service. On ne sait pourquoi, mais il est impossible de ne rien faire. Tous sont occupés, tous travaillent, et on ne trouve personne avec qui l’on puisse mener la vie dissipée, et seul, ça ne va pas.

« Je sais que tu ne croiras pas que j’aie changé. Tu diras : « C’est déjà la vingtième fois qu’il promet, il n’y a pas d’étoffe, c’est un garçon nul. » Non, maintenant, je suis changé, tout à fait autre de ce que j’étais auparavant. Autrefois je me disais : « Il faut que je change, » tandis que maintenant je vois que je suis autre et je dis : « Je suis changé. » Le principal, c’est que, maintenant, je suis absolument convaincu qu’avec la philosophie pure on ne peut pas vivre positivement, c’est-à-dire être pratique. C’est un grand pas en avant et un grand changement. Cela ne m’est pas encore arrivé une seule fois. Et si quelqu’un veut vivre, et s’il est jeune, alors, en Russie, il n’y a que Pétersbourg. Quelque fantaisie que l’on ait, on peut tout satisfaire ; on peut tout développer, et cela aisément, sans aucune peine. Tant qu’à la vie, elle n’est pas très chère pour un célibataire, elle est même meilleur marché et plus confortable qu’à Moscou, sauf le logement. Dis à tous les nôtres que je les embrasse et les salue, et que cet été j’irai peut-être à la campagne ou peut-être non, car cet été, je veux prendre un congé et flâner dans les environs de Pétersbourg. Je veux aussi aller à Helsingfors et à Reval. Écris-moi, au nom de Dieu, au moins une fois dans ta vie. Je veux savoir comment toi et tous les nôtres accepterez cette nouvelle. Demande-leur aussi, de ma part, d’écrire ; quant à moi, j’ai peur de leur écrire ; il y a si longtemps que je ne l’ai fait qu’ils sont probablement tous fâchés. J’ai honte surtout devant la tante Tatiana Alexandrovna, demande-lui pardon pour moi. »

Hélas ! ces bonnes intentions ne pouvaient se réaliser d’un coup. C’est étrange à le dire maintenant de Léon Nikolaievitch, mais alors son frère avait quelque droit de l’appeler « garçon nul ». Léon Nikolaievitch le reconnaît lui-même.

Dans sa lettre du 1er mars 1848, il écrit à son frère :

« Serioja, je pense que tu me traites déjà de « garçon le plus nul » et tu dis vrai. Dieu sait ce que je fais ! Je suis allé sans aucune raison à Pétersbourg ; je n’y ai fait rien d’utile, j’ai seulement dépensé une masse d’argent et me suis endetté. C’est stupide ! C’est affreusement stupide ! Tu ne peux t’imaginer combien cela me tourmente, principalement les dettes qu’il me faut payer le plus vite possible parce que, si je ne les paie pas vite, outre l’argent je perdrai encore la réputation. Avant le prochain envoi, il me faut avoir trois mille cinq cents roubles : douze cents à la Banque des tutelles ; seize cents pour les dettes et sept cents pour vivre. Je sais que tu vas pousser des ah ! mais que faire ? On ne commet la bêtise qu’une fois dans sa vie. Il me fallait payer ma liberté (il n’y avait personne pour me fouetter, c’est le principal malheur) et ma philosophie ; et voilà, je paie. Aie pitié ; fais des démarches pour me tirer de cette situation fausse et pénible dans laquelle je suis maintenant : pas un sou et des dettes du haut en bas.

« Tu sais probablement que toutes nos troupes partent à la guerre et qu’une partie (deux corps) a franchi la frontière et même, dit-on, est déjà à Vienne. J’ai déjà subi avec succès deux épreuves. Mais maintenant j’ai changé d’avis et vais rentrer comme sous-officier dans les Cavaliers-gardes. J’ai honte de t’écrire cela parce que je sais que tu m’aimes et que toutes mes folies et ma légèreté t’attristent. Plusieurs fois même je me suis levé et j’ai rougi en écrivant cette lettre, ce que tu feras en la lisant. Mais que faire ? On ne peut changer le passé et l’avenir dépend de moi. Dieu permettra que je me corrige et devienne un jour un homme distingué. Je fonde beaucoup d’espoirs sur le service militaire ; il m’habituera à la vie pratique. Bon gré mal gré, il me faudra servir jusqu’au grade d’officier. Avec de la chance, c’est-à-dire si la garde prend part à l’action, je puis être promu avant le délai de deux ans. La garde part en campagne à la fin de mai. Et maintenant je ne puis rien faire parce que, premièrement, je n’ai pas l’argent qu’il me faudrait, pas beaucoup ; et, deuxièmement, mes deux certificats de naissance sont à Iasnaia. Fais-les-moi envoyer le plus vite possible. Ne te fâche pas, je t’en prie ; je suis maintenant trop malheureux ; et fais le plus vite ce que je te demande. Adieu. Ne montre pas cette lettre à tante. Je ne veux pas l’attrister. »

Bientôt ces plans aussi étaient abandonnés. Dans une des lettres suivantes à son frère, Léon Nikolaievitch écrit :

« Dans ma dernière lettre, je t’ai écrit diverses sottises, parmi lesquelles la principale était mon intention d’entrer dans la garde à cheval. Pour le moment je laisse ces plans de côté, à moins toutefois que je ne sois pas reçu à l’examen ou que la guerre soit sérieuse. »

Il ne trouva pas sans doute la guerre assez sérieuse, car il ne prit pas de service.

Au printemps il retourna à Iasnaia Poliana et amena avec lui, de Pétersbourg, un musicien allemand, Rudolph, un homme de talent mais qui buvait beaucoup — il avait fait sa connaissance chez des amis — et il s’adonna avec passion à la musique.

Ensuite, jusqu’à son départ au Caucase, en 1851, Léon Nikolaievitch partagea son temps entre Moscou et Iasnaia, faisant succéder à des périodes d’ascétisme, les orgies, les chasses, les tziganes.

En effet, pendant ces trois années de sa vie, Léon Nikolaievitch a goûté à tout ce qui est accessible à une nature forte, passionnée, talentueuse, jeune. Pendant ces trois années il n’écrivit pas son journal, il n’en avait pas le temps ; il ne le reprit que vers la moitié de 1850, et naturellement il le commence par le repentir, les imprécations contre soi-même, et exprime son intention d’écrire franchement ses souvenirs sur les « trois années de sa vie passées dans la débauche ».

Désirant mener désormais une vie régulière, il se traça un emploi du temps : l’exploitation, le bain, le journal, la musique, le dîner, puis repos, lecture, bain, exploitation.

Mais, naturellement, ces prescriptions et ces règles ne sont point suivies et, de nouveau, il note dans son journal son mécontentement de soi-même. Cette période de lutte morale se prolonge des mois entiers et, tout d’un coup, jaillit une onde de passions tempétueuses qui brise tous les obstacles extérieurs. De même que celui qui se noie s’accroche au moindre fétu, de même Léon Nikolaievitch, entraîné par les passions, s’accroche à l’un des sentiments pouvant le sauver de la perte. C’était l’amour-propre : « Les hommes que je tiens pour moralement inférieurs à moi, accomplissent les actes mauvais mieux que moi, » écrivait-il dans son journal. C’est pourquoi, les actes mauvais le dégoûtent et il y renonce.

La vie calme à la campagne souvent l’aidait à calmer ses passions.

Chose remarquable, il gardait un ton moral, élevé, même dans une occupation aussi vulgaire que le jeu de cartes. C’était peut-être une de ses passions les plus fortes, mais là il était retenu par cette règle de l’honneur : « Ne jouer qu’avec des riches, » c’est-à-dire avec ceux à qui le gain ou la perte ne cause aucun préjudice matériel ou moral : l’humiliation ou la ruine. Souvent, n’ayant pas la force de se dominer, il s’abandonnait au désespoir, mais ensuite reprenant courage il notait dans son journal :

« Je vis tout à fait bestialement, bien que pas complètement dans la débauche. J’ai abandonné presque toutes mes occupations, et je suis tout déprimé. »

Sentant la gêne d’argent, il eut même l’idée d’une entreprise commerciale. Il voulait affermer le relais de poste de Toula. C’était à la fin de 1850. Par bonheur cette affaire manqua et il s’évita ainsi beaucoup de calamités qu’aurait pu lui apporter une occupation aussi étrangère à lui. En réfléchissant à ses insuccès il écrit un jour dans son journal :

« Voici les causes de mes erreurs : 1o l’indécision, c’est-à-dire le manque d’énergie ; 2o la duperie de soi-même ; 3o l’impertinence ; 4o la fausse honte ; 5o la mauvaise humeur ; 6o le désordre ; 7o l’esprit d’imitation ; 8o la versatilité ; 9o l’irréflexion. »

L’hiver 1850-1851, il passa la plupart de son temps à Moscou, d’où il écrit souvent à sa tante, à Iasnaia, lui racontant les divers détails de sa vie. Dans une lettre il décrit ainsi son appartement, et, en général, l’extérieur de sa vie :

« Il se compose de quatre chambres, une salle à manger, où j’ai déjà un royalino, que j’ai loué ; un salon meublé de divans, chaises et tables en bois de noyer et couverts de drap rouge, et orné de trois grandes glaces ; un cabinet où j’ai ma table à écrire, mon bureau et mon divan qui me rappelle toujours nos disputes au sujet de ce meuble, et une chambre assez grande pour être chambre à coucher et cabinet de toilette et par-dessus tout cela une petite antichambre.

« Je dîne à la maison avec des stchï[21] et du kacha[22], dont je me contente parfaitement. Je n’attends que les confitures et la nalivka[23], pour avoir tout selon mes habitudes de la campagne.

« J’ai un traîneau pour quarante roubles argent ; c’est un pochevni, une espèce de traîneau très à la mode. Serge doit savoir ce que c’est ; j’ai acheté tout l’attirail pour l’attelage que j’ai pour ce moment très élégant[24]. »

Évidemment sa tante craint beaucoup pour sa conduite à Moscou, lui donne des conseils et tâche de le préserver des mauvaises connaissances, puisque dans la lettre suivante il lui écrit :

« Pourquoi êtes-vous tellement montés contre Islénieff, — si c’est pour m’en détourner — c’est inutile puisqu’il n’est pas à Moscou. Tout ce que vous dites au sujet de la perversité du jeu est très vrai et me revient souvent à l’esprit, c’est pourquoi je crois que je ne jouerai plus. « Je crois », mais j’espère bientôt vous dire pour sûr :

« Tout ce que vous dites de la société est vrai, aussi comme tout ce que vous dites dans vos lettres — primo parce que vous écrivez comme Mme de Sévigné, et secundo parce que je ne puis, selon mes habitudes, disputer. Vous dites aussi beaucoup de bien sur ma personne. Je suis convaincu que les louanges font autant de bien que de mal. Elles font du bien parce qu’elles maintiennent dans les bonnes qualités qu’on loue, et du mal parce qu’elles augmentent l’amour-propre. Je suis sûr que les vôtres ne peuvent que me faire du bien, pour la raison qu’elles sont dictées par une amitié sincère — cela va sans dire autant que je le mériterai.

« Je crois les avoir méritées pendant tout le temps de mon séjour à Moscou, je suis content de moi[25]. »

Il vient parfois à Iasnaia, d’où, de nouveau, en mars 1851 il part à Moscou. En rentrant de ce voyage il écrit dans son journal que le but de son voyage à Moscou était triple : le jeu, le mariage et la recherche d’un emploi, et aucun de ces buts n’était atteint. Pour le jeu, il ressentit alors du dégoût, comprenant toute la bassesse de cette occupation ; le mariage il l’ajournait, faute d’un au moins des trois motifs du mariage : amour, raison, destinée. L’emploi, il ne pouvait le recevoir faute des papiers nécessaires.

Pendant son séjour à Moscou, il écrit à sa tante Tatiana Alexandrovna, le 8 mars :

« Dernièrement, dans un ouvrage que je lisais, l’auteur disait que les premiers indices du printemps agissent ordinairement sur le moral des hommes. Avec la nature qui renaît on voudrait se sentir renaître aussi ; on regrette le passé ; le temps mal employé, on se repent de sa faiblesse, et l’avenir nous paraît comme un point lumineux devant nous, on devient meilleur, moralement meilleur. Ceci, quant à moi, est parfaitement vrai, depuis que j’ai commencé à vivre indépendamment, le printemps me mettait toujours dans les bonnes dispositions dans lesquelles je persévérais plus ou moins longtemps, mais c’est toujours l’hiver qui est une pierre d’achoppement pour moi. — Je m’embrouille toujours.

« Au reste en récapitulant les hivers passés, celui-là est sans doute le plus agréable et le plus raisonnable que j’aie passé. Je me suis amusé, je suis allé dans le monde. J’ai gardé des souvenirs agréables et, avec cela, je n’ai pas dérangé mes finances, ni arrangé c’est vrai[26]. »

Sa lettre suivante est écrite déjà après l’arrivée de son frère Nicolas, du Caucase.

« L’arrivée de Nicolas a été pour moi une surprise agréable puisque j’avais presque perdu l’espoir de le voir arriver chez moi. J’ai été si content de le voir que même j’ai négligé un peu mes devoirs ou plutôt mes habitudes.

« À présent je suis de nouveau seul, et seul au pied de la lettre. Je ne vais nulle part, je ne reçois personne. Je fais des plans pour le printemps et l’été, les approuvez-vous ? Vers la fin du mois de mai, je viendrai à Iasnaia, j’y passerai un mois ou deux et tâcherai d’y retenir Nicolas aussi longtemps que possible et puis d’aller avec lui faire une tournée au Caucase[27]. »

Et, parmi tous ces changements orageux, des plaisirs mondains, des accès de sensualité, des tziganes, de la chasse, tout d’un coup arrivent des périodes de piété et d’humilité.

Ainsi, ayant fait la communion avec beaucoup de ferveur, il écrit même sur ce sujet un sermon, qui sans doute ne fut jamais prononcé. Et en même temps, on y remarque les élans de l’écrivain consciencieux et artiste.

Dès 1850, il pensait écrire une nouvelle des mœurs tziganes. Un autre projet de cette époque était provoqué par l’œuvre de Sterne : le Voyage sentimental.

Une fois qu’il était assis près de la fenêtre il songeait et regardait ce qui se passait dans la rue : « Tiens, voilà un boulanger, qu’est-il ? Quelle est sa vie ? Et voici une voiture ! Qui est dedans ? Où va-t-il ? À quoi pense-t-il ? Et qui est-ce qui vit dans cette maison ? Quelle est sa vie intérieure ?… Comme ce serait intéressant d’écrire tout cela ! Quel livre intéressant on en pourrait faire[28] ! »

Cette période mouvementée et dangereuse de la vie fut interrompue par le départ précipité au Caucase.



TROISIÈME PARTIE


LE SERVICE MILITAIRE

CAUCASE — DANUBE — SÉBASTOPOL


  1. Le Comte L.-N. Tolstoï étudiant. N. P. Zagoskine. Istoritchesky Viestnik (Messager historique), janvier 1894.
  2. Note de L.-N. Tolstoï à la lecture du manuscrit.
  3. Ibid.
  4. Note de L.-N. Tolstoï à la lecture du manuscrit.
  5. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P.-V. Stock, éditeur, tome xiii.
  6. Observation faite par L.-N. Tolstoï, à la lecture du manuscrit.
  7. V.-N. Nazariev, la Vie et les hommes du temps passé. Istoritcheskï Viestnik (Messager historique), novembre 1890.
  8. N.-P. Zagoskine. Le Comte L.-N. de Tolstoï étudiant. Istoritcheski Viestnik (Messager historique), janvier 1894.
  9. R. Löwenfeld : Gespräche mit und über Tolstoï. Leipzig.
  10. Remarque écrite par L.-N. Tolstoï à la lecture du manuscrit. P. B.
  11. Notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  12. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P. V. Stock, éditeur, tome ii, la Jeunesse, pp. 1 et 2.
  13. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P. V. Stock, éditeur, tome ii, la Jeunesse, pp. 14-15.
  14. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeurs, tome ii, la Jeunesse, pp. 204-205.
  15. Œuvres complètes de L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur, tome II, la Jeunesse, chap. XXI, page 190.
  16. Des notes de la comtesse S.-A. Tolstoï. P. B.
  17. L.-N. Tolstoï. Confessions ; édition russe de V. Tchertkof.
  18. L.-N. Tolstoï, Confessions, édition russe de V. Tchertkof.
  19. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Stock, éditeur, tome ii, la Matinée d’un seigneur, page 295.
  20. H. Löwenfeld : Gespræche mit und über Tolstoï. Leipzig, p. 87.
  21. Sorte de soupe aux choux.
  22. Plat de gruau russe.
  23. Sorte de liqueur.
  24. Lettre en français dans l’original.
  25. Lettre en français dans l’original.
  26. Lettre en français dans l’original.
  27. Lettre en français dans l’original.
  28. Du journal de la comtesse L.-N. Tolstoï.