Léonie de Montbreuse/11

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 59-67).


XI


Mon arrivée au couvent devint le signal d’une fête ; madame la supérieure fit suspendre les leçons, et j’eus bien de la peine à me soustraire aux caresses de mes anciennes compagnes, pour me livrer au plaisir de causer avec mon Eugénie. Quand nous fûmes seules, je lui peignis l’embarras de ma situation, et voici ce qu’elle me dit :

— Pour oser te donner un conseil dans cette circonstance, ma chère Léonie, il faudrait savoir au juste de quel sentiment ton âme est pénétrée, et peut-être l’ignores-tu toi-même. D’après ce que tu me dis, et plus encore d’après la connaissance que j’ai de toi, je te crois sincèrement aimée ; mais pour répondre à cet amour en résistant à la volonté d’un père, il faut être bien sûre de la constance d’un attachement qui doit coûter tant de peine ; car en est-il de plus vive que celle d’affliger son père ! Si tu crois pouvoir surmonter le penchant qui t’entraîne, n’hésite pas, mon amie, à en faire le sacrifice, et sois assez courageuse pour fuir cet Alfred dont la présence serait toujours dangereuse pour toi ; mais si, après avoir vainement combattu, tu acquiers la certitude que de cette affection dépend le bonheur de ta vie, alors déclare à M. de Montbreuse que rien ne peut triompher du sentiment qui te domine, mais que jamais il n’aura à se plaindre de ta soumission ; enfin, rends-le l’arbitre de ton malheur, et attends tout de sa bonté et de ta persévérance.

Ce discours me parut dicté par la sagesse même ; il me semblait qu’il accordait merveilleusement mes devoirs et mes sentiments. L’amour-propre, la jalousie, la tendre pitié que me faisaient éprouver les chagrins d’Alfred, la reconnaissance de l’amour qu’il ressentait pour moi, tout me persuadait que je l’aimais passionnément, et j’étais de la meilleure foi possible en assurant Eugénie que je pourrais supporter tous les malheurs plutôt que de renoncer à l’amour d’Alfred.

De retour chez mon père, j’y trouvai madame de Nelfort à qui je montrai la lettre de son fils en me plaignant de son imprudence ; elle la désapprouva autant que moi, me promit de l’en bien gronder, et me pria de la laisser ignorer à mon père.

— Ce pauvre Alfred est bien assez à plaindre, ajouta-t-elle, le ministre vient de lui signifier l’ordre de se rendre sous trois jours à son régiment ; la guerre recommence et peut être va-t-il partir sans avoir obtenu le pardon de son oncle.

En effet nous apprîmes, le surlendemain, qu’Alfred était libre. Il fit demander à mon père la permission de lui faire ses adieux, mais M. de Montbreuse lui fit répondre qu’il ne le recevrait qu’au retour de la campagne, préférant l’entretenir de ses exploits que de ses fautes.

La sévérité de cette réponse m’indigna, et me fit excuser une démarche dont les suites auraient pu me perdre.

La veille du départ d’Alfred, M. de Montbreuse étant allé à Versailles, je restai seule avec mademoiselle Duplessis, dont la conversation, aussi ennuyeuse que pédante, me rendait ingénieuse pour trouver les moyens de m’y soustraire. J’avais le projet d’écrire, le soir même, à mon Eugénie, et pour engager mademoiselle Duplessis à ne pas m’importuner de sa présence, je lui avais commencé la lecture d’un livre que je lui persuadai d’achever, en l’assurant que l’intérêt allait toujours croissant. Elle me crut et se retira dans sa chambre ; je passai aussitôt dans mon cabinet d’étude, et, là, jouissant du plaisir de me trouver seule, je peignis à mon amie les regrets que j’éprouvais du départ d’Alfred. Dans ma lettre je blâmais le refus que mon père avait fait de recevoir ses adieux ; j’en parlais comme d’une injustice qui ajoutait encore à mon amour, et de cet amour, j’en disais tout ce que l’exagération la plus vive peut inspirer. J’allais fermer cette lettre, quand ma porte s’ouvrant tout à coup, je vis paraître Alfred. La surprise me rendit immobile, il se jeta à mes pieds en disant qu’il aurait bravé mille fois la colère de mon père, celle de l’univers entier, plutôt que de partir sans me voir, sans emporter son pardon et l’assurance d’un sentiment sans lequel il ne pouvait plus vivre. Ayant jeté les yeux sur ma lettre, il aperçut son nom, et s’écria :

— Vous me répondiez, Léonie. Ah ! je suis trop heureux !

En disant ces mots, il s’empare de la lettre, et la porte à ses lèvres. Je lui dis en vain que ce n’est point à lui qu’elle est adressée, je lui reproche en vain son imprudence, son indiscrétion et son audace ; il m’écoute point et s’enfuit en me jurant que la mort même ne le séparera point de ce gage de ma tendresse.

J’avoue que, dès ce moment, je crus ma destinée enchaînée à la sienne. Je venais de recevoir ses serments, il possédait l’assurance positive du retour que j’accordais à son amour ; je n’entrevoyais plus aucun moyen de satisfaire aux volontés de mon père ; et dans la nécessité de les braver, je résolus de m’exposer à son ressentiment plutôt que de m’abaisser à trahir sa confiance en lui cachant ce qui venait de se passer, et la ferme résolution que j’avais prise de concert avec ma jeune amie.

Dans cette disposition, j’attendis courageusement le retour de M. de Montbreuse. Il revint seul, j’allai au-devant de lui, nous entrâmes dans son cabinet ; sa physionomie était riante, il paraissait revenir content de son voyage, et je me disposais à profiter de ce moment pour lui faire mes pénibles aveux, quand il me dit de l’air le plus satisfait :

— Je viens de terminer une affaire qui peut assurer le bonheur du reste de mes jours. Vous devinez bien, Léonie, qu’il s’agit du vôtre.

Ce début me donna quelque espoir, je pensai que ma tante s’était peut-être servie du crédit d’un grand personnage pour déterminer mon père en faveur de son fils ; mais cette illusion cessa bien vite. M. de Montbreuse ajouta :

— Le roi vient de m’accorder la seule grâce que j’eusse à lui demander. Il rend au fils de mon meilleur ami tous les biens dont l’imprudence de son père avait failli le priver pour toujours, et pour mettre le comble à la faveur qu’il m’accorde, il veut vous marier, Léonie ; je suis chargé de vous offrir l’hommage d’un des hommes les plus distingués de sa cour.

— Pardonnez ! ô mon père, interrompis-je avec chaleur, et plaignez-moi de ne pouvoir soumettre mon cœur à vos désirs ; il n’est plus à moi, j’ai vainement combattu ma faiblesse, j’aime Alfred ; puis-je accepter la main d’un autre ?… non, jamais… N’est-ce pas assez de renoncer à lui, de le voir s’éloigner ? Ah ! par grâce, mon père, n’ajoutez pas à tant de sacrifices le malheur de me séparer de vous !

M. de Montbreuse en m’écoutant avait pris un air sévère, qui, dans tout autre moment, m’aurait imposé silence ; mais j’étais dans une de ces situations de l’âme où le danger augmente l’énergie, et sans redouter son courroux, je lui montrai le billet d’Alfred, et lui appris comment il avait enfreint ses ordres pour me dire un dernier adieu. Je ne dissimulai aucune des circonstances qui aggravaient mes torts, et je dus probablement à cet excès de franchise la confiance que mon père a toujours eue depuis dans ma sincérité, et l’indulgence qu’on ne sait pas refuser à la bonne foi.

Je m’attendais à sa colère, sa modération m’abattit après m’avoir écoutée attentivement, il me dit d’un ton calme :

— Léonie, si après vous être ainsi compromise envers votre cousin, vous veniez à découvrir que tout ce roman est le fruit de l’exaltation de votre tête, et non pas l’effet d’un sentiment durable, que feriez-vous alors ?…

— Je n’ai pas prévu comment je me conduirais dans une situation qui ne sera jamais la mienne.

— Eh bien, moi, je dois le prévoir, reprit-il avec ironie, et laisser au temps le soin de vous désabuser. Je pourrais combattre vos résolutions, vous ordonner de vous soumettre aux miennes, et vous représenter ce qui peut résulter pour vous et pour moi d’un refus si peu motivé, mais j’aime mieux encourir toutes les disgrâces possibles, que d’user avec tyrannie de mon autorité sur vous ; dès demain j’ôterai toute espérance à celui dont vous rejetez la main sans vouloir même le connaître, et je me résignerai au chagrin de vous voir victime d’une folie que votre âge seul peut excuser.

En finissant ces mots, il me lança un regard de pitié, et me quitta avec autant de froideur et de calme que j’éprouvais de peine et d’agitation.