Léonie de Montbreuse/25

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 147-155).


XXV


La fin de cette journée devait compléter mon tourment. Alfred se fit attendre longtemps à l’heure du dîner, et quand sa mère lui parla du nouveau présent offert par Edmond à son frère, il ne parut pas l’écouter. Son air distrait et mécontent fut remarqué de tout le monde. On le mit sur le compte d’un mouvement de jalousie, assez excusable peut-être, et chacun s’efforça de le ramener à des idées plus douces ; moi seule n’osai rien tenter dans cette espérance, je me serais crue coupable de fausseté en cherchant à rassurer le cœur d’Alfred sur la faiblesse du mien.

Une secrète défiance de moi-même m’intimidait ; j’étais décidée à tout sacrifier aux moindres intérêts de celui qui devait bientôt être mon époux, et je ne trouvais pas un mot à lui dire contre ses inquiétudes. Pendant que je m’en faisais de vifs reproches, il ne songeait qu’à justifier mes torts par la conduite la plus blâmable.

Pour s’épargner l’ennui de soutenir une conversation languissante, on se rendit dans les salles de verdure où dansaient les habitants de Montbreuse et des environs. À notre arrivée, tous les yeux se fixèrent sur nous, et je devins l’objet de l’admiration et de l’envie de ces jeunes villageoises dont la moins heureuse l’était certainement alors plus que moi. On me fit les honneurs d’une belle contredanse qu’il fallut danser avec Edmond, parce qu’Alfred, empressé d’engager Suzette, était déjà en place à côté d’elle avant qu’on eût pensé à former le quadrille.

J’entendais dire autour de moi :

— Tiens, la vois-tu notre jeune maîtresse, et son futur qui est là aussi ! Ma foi, celui-là pourra se vanter d’avoir une jolie femme.

— Et cette femme là un beau mari, répliquait un autre ; quel bon air il a en dansant avec elle !

— Et non, disait un troisième, ce n’est pas celui-là, c’est le danseur de la petite Suzette qui est fièrement gentille aujourd’hui pas moins.

À ces discours se joignaient les différents avis de chacun qu’Edmond écoutait d’autant mieux qu’ils lui étaient assez favorables. Il avait pour lui tous ses vassaux ; mais ceux de Montbreuse voulaient qu’Alfred fût le plus agréable, et je m’efforçais de leur donner raison.

Cependant, j’étais décidée à ne pas laisser partir Edmond sans avoir détruit le soupçon d’ingratitude dont il aurait eu le droit de m’accuser si je ne l’avais pas remercié de son aimable attention pour mon père. J’avais déjà commencé plusieurs phrases dans cette intention, mais, soit timidité ou crainte d’en trop dire, je n’en pouvais achever aucune.

D’ailleurs, je ne savais comment accorder son air si froidement poli avec la préoccupation qu’avait dû exiger un portrait de souvenir ; le moyen de retracer ainsi un être indifférent !

Cette réflexion me rendit le courage ; et lorsque M. de Clarencey m’offrit la main pour me reconduire à ma place, je lui dis :

— Vous avez trouvé le secret de m’empêcher d’accuser légèrement personne de ma vie, ce tort entraîne avec lui trop de regrets. Comment n’ai-je pas deviné que, loin de nous, vous vous occupiez de mon père ?

— Et de vous, reprit-il en s’éloignant brusquement de moi.

Ce mot dit avec une sorte d’amertume pénétra jusqu’au fond de mon cœur. Je vis qu’Edmond était vivement blessé ; j’aurais voulu le suivre et calmer son ressentiment par tout ce que l’amitié peut inspirer d’affectueux.

Je voulais qu’il me pardonnât, et, sans réfléchir sur ce que mon injustice envers lui n’admettait qu’une excuse impossible à donner, je voulais me justifier à tout prix ; mais il m’épargna cette inconséquence en restant toute la soirée à côté de mon père.

La fête, comme il arrive trop souvent, fut gaie pour tout le monde excepté pour ceux qui la donnaient.

Dans l’intention de la terminer, M. de Montbreuse proposa une allemande à quatre, et l’on chercha Suzette comme la seule qui pût la danser avec nous. Elle avait disparu. Son père nous conjura d’attendre un instant, en nous assurant qu’il allait la ramener ; mais, ne le voyant pas revenir, on s’inquiéta.

Plusieurs personnes se levèrent pour aller à sa rencontre, M. de Montbreuse donna l’ordre que chacun restât, et fut lui-même s’informer du motif qui retenait aussi longtemps Étienne. Je ne fis pas grande attention à cette démarche de mon père, mais le chuchotement qui s’ensuivit me fit présumer qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Je cherchai des yeux Alfred, comptant sur lui pour éclaircir mes doutes. Je ne le vis point ; j’allais demander à ma tante la cause de son absence, quand mademoiselle Duplessis vint nous dire de la part de mon père, que mademoiselle Suzette s’était trouvée mal pendant la fête, qu’elle reposait en ce moment, et que M. le comte venait de se retirer dans son appartement. Ce message nous parut assez étrange ; mais comme il était près de minuit, chacun se sépara.

En rentrant au château, madame de Nelfort fit demander Alfred. On lui répondit qu’il était parti à cheval, il y avait tout au plus un quart d’heure et que ses gens ignoraient où il était allé. Cette nouvelle lui causa une vive surprise dont elle eut l’air de se remettre en disant :

Il est sûrement allé reconduire M. de Clarencey ; il fait une si belle nuit !

Je ne fus pas dupe de la sécurité qu’affectait ma tante, et, lorsque je me trouvai seule avec mademoiselle Duplessis, je me sentis, pour la première fois, l’envie de la questionner. Voici notre entretien :

— Savez-vous, mademoiselle Duplessis, ce qui a causé l’indisposition de Suzette ?

— Ah ! mademoiselle est trop bonne de s’en inquiéter, elle n’en mourra pas.

— Je l’espère bien vraiment, mais je l’ai trouvée ce matin fort pâle et souffrante ; il faut dire à Vincent d’aller demain matin chercher le docteur.

— C’est une peine inutile, mademoiselle, le médecin ne fera rien à cette maladie-là.

— Je ne vous comprends pas. Que veut dire ce sourire malin à propos d’une personne qui souffre ?

— J’en suis fâchée, mais je ne saurais m’expliquer mieux ; tout ce que je puis dire à mademoiselle, c’est que cette petite fille ne mérite guère sa pitié, et qu’elle ferait bien de l’éloigner d’ici pendant quelque temps, l’air de Montbreuse ne lui vaut rien du tout.

— S’il en faut croire toutes ces insinuations, Suzette est bien coupable, ou bien mademoiselle Duplessis est plus qu’injuste pour elle.

— Injuste, méchante, n’est-ce pas ? Voilà bien comme l’on traite celle qui ne peut voir le mal sans en être indignée, tandis qu’on se laisse tromper par la douceur hypocrite d’une petite ingrate. Que mademoiselle demande à M. le comte comment il a surpris cette innocente ce soir dans le parc, et pourquoi M. de Nelfort s’est enfui du château à minuit, redoutant la colère de son oncle ? Mademoiselle verra si c’est moi qui invente des faits contre la vertueuse Suzette, et si je suis, comme elle le suppose, injuste et méchante.

Je n’en voulus pas entendre davantage, et mademoiselle Duplessis me quitta sans pouvoir obtenir un mot de réponse à tout ce qu’elle crut devoir ajouter à son indiscrétion pour la justifier.

Mademoiselle Duplessis était envieuse et médisante, mais incapable de mentir sur un fait aussi grave que celui qu’elle venait de révéler, aussi n’en doutai-je pas une minute ; d’ailleurs, en me rappelant les soupçons de madame de Ravenay, la tristesse de Suzette, la préoccupation d’Alfred, et mille autres détails qui me revinrent à l’esprit, je m’étonnai de n’avoir pas deviné plus tôt qu’Alfred me trahissait.

Mais j’hésitais encore à accuser Suzette : tant de candeur me semblait impossible à corrompre, et j’aurais juré que, son cœur fût-il séduit, elle n’avait pas oublié ses devoirs au point d’accueillir les vœux de celui qui se nommait déjà l’époux de sa bienfaitrice.