L’École de la paix sociale/12

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§ 12

Comment la prospérité des grands empires a entraîné l’agglomération des hommes, la complication du travail, puis la souffrance.


Les grands empires n’ont jamais joui du bonheur qu’assure la simplicité de l’existence aux chasseurs et aux pêcheurs de la région boréale. Par compensation, ces empires ont fait naître la prospérité qui a pour bases la richesse, la science et la force. Toutefois ils n’ont obtenu ce résultat qu’en créant l’inégalité des conditions. Ils ont multiplié les familles incapables de se procurer la subsistance par la récolte des productions spontanées sur la propriété communale.

En développant outre mesure les industries agricoles et manufacturières, ils ont courbé la plupart des chefs de famille sous le poids de rudes travaux. Ils les ont ainsi abaissés au-dessous du niveau où se tiennent, depuis les premiers âges de l’histoire, les pêcheurs, les chasseurs et les pasteurs de la région boréale. Ils ont notamment détruit en eux les aptitudes nécessaires pour remplir certains devoirs envers leurs enfants, à savoir : pour enseigner le Décalogue et pour réprimer la violation de cette loi suprême de l’humanité.

Ces transformations ne sont pas toutes incompatibles avec la prospérité fondée sur la paix : la souffrance naît seulement de l’exagération de ce régime. On en atténue d’ailleurs les inconvénients en organisant la religion, la souveraineté et le patronage, qui complètent la Constitution essentielle pour les nations chez lesquelles le simple état de bonheur est remplacé par l’état de prospérité. À cet effet, on confie à trois classes d’hommes l’exercice des devoirs que ne peuvent plus remplir les pères de famille. On crée des gouvernants pour punir la violation de la loi morale, des clergés pour en répandre la connaissance, des patrons pour assurer à chaque famille la possession du pain quotidien. Dans cet état de complication, on ne saurait, à la vérité, changer la nature de l’homme : les trois classes dirigeantes ne procurent point, dans toute sa plénitude, à leurs subordonnés l’état de bonheur que « l’amour paternel » assure à chaque famille chez les races simples. Les sages qui fondent les grands empires se préoccupent tout d’abord de cette difficulté. En conséquence, ils s’appliquent à établir la paix sociale sur l’accord de deux sentiments : ils développent autant que possible, chez le peuple, « l’esprit d’obéissance, » et chez ceux qui dirigent « l’esprit de paternité ».

Malheureusement cet accord n’a été durable, dans le passé, chez aucun empire prospère ; et toujours la rupture a eu pour cause la corruption des classes dirigeantes. Oubliant le principe de leur institution, elles n’ont point rempli les devoirs de la paternité. Elles ont même opprimé ceux qu’elles devaient servir. Non seulement elles ont manqué à leur mission de paix, mais, en poussant le peuple à la révolte, elles ont déchaîné la discorde.

Cette corruption des classes dirigeantes a entraîné des conséquences fort diverses pour les nations. Les unes ont persisté dans le mal, et elles ont descendu, jusqu’à une ruine complète, tous les degrés de la décadence. Les autres ont retrouvé la prospérité en accomplissant, dans leur constitution sociale, les réformes nécessaires. Toutefois, ces retours vers le bien n’ont jamais été permanents : il n’existe aucun empire qui, depuis son origine, reste classé au premier rang. Tous semblent être condamnés, quand ils échappent à la ruine, à tourner dans un cercle vicieux de prospérité et de souffrance.

Je me demande, depuis un demi-siècle, si cette condition de l’humanité est réellement fatale, si notamment la permanence du bien-être peut exister seulement chez les races simples des zones glacées que la rigueur du froid rend inaccessibles pour les armées des grands empires. La Bibliothèque sociale (§ 16) démontre implicitement que les sociétés humaines peuvent se procurer le bien-être sous tous les climats. Je vais rappeler dans les paragraphes suivants l’état présent de la prospérité et de la souffrance chez les principales nations : je signalerai aussi les passages de cette Bibliothèque où le lecteur trouvera les éléments de cette démonstration.