L’École des Journalistes/Acte III
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
Eh bien, monsieur Guilbert, vous faites des journaux ?
Tout le monde aujourd’hui m’accueille par ces mots !
Ah ! c’est qu’ils ont acquis dans cette circonstance,
Ici, pour tout le monde, une grande importance.
L’article d’aujourd’hui produit un tel effet !…
Parbleu, vous savez bien que je ne l’ai pas fait.
Je ne me suis jamais donné des airs d’écrire.
Vous ne l’avez pas fait, mais vous l’avez dû lire ;
On ne croira jamais qu’un article pareil,
Contre le maréchal président du conseil,
N’ait pas été dicté, soufflé par votre gendre.
Mais mon gendre est ministre…
On affirme partout que l’article est de lui.
On dit qu’à ce journal il donne son appui,
Qu’il veut dans le conseil susciter une guerre,
Pour former à lui seul un nouveau ministère.
Ceci doit amener un fâcheux résultat.
Quel supplice d’avoir un gendre homme d’État !
On ne peut pas tenir une affaire secrète ;
On ne peut dire un mot sans qu’on ne l’interprète ;
On trouve à chaque pas quelques pièges nouveaux.
Scène II.
(Elle est en grande parure et coiffée d’un turban.)
Comment, monsieur Guilbert, vous faites des journaux !
Ah ! voilà maintenant ma femme qui me gronde !
Aujourd’hui je serai grondé par tout le monde,
C’est mon sort, et je sens que je l’ai mérité.
Pourquoi faire un journal ?
Quelle fatalité !
Dans quel but, s’il vous plaît ?
Qu’un journal peut servir beaucoup dans mainte affaire.
Soit, mais pour profiter d’un semblable moyen,
On dit aux rédacteurs…
Ce sont des indiscrets, des fous que rien n’arrête.
Ils ont l’air de comprendre, et ne font qu’à leur tête,
Répondant, sans égard pour le plus maltraité,
Qu’ils doivent, avant tout, dire la vérité.
Mais, grâce au ciel ! je suis sorti de leur galère.
Oui, mais vous sortirez aussi du ministère,
Si vous ne vous hâtez de réparer le mal
Que nous fait, malgré vous, ce malheureux journal.
Votre gendre demain ne sera plus ministre.
Courage, on peut encore éloigner ce sinistre.
Ses collègues, ma chère…
Ah ! dites ses rivaux !
Scène III.
(Elle est en toilette du matin, mais elle est déjà coiffée pour le bal.)
Mon père, depuis quand faites-vous des journaux ?
C’est ton tour à présent, ma pauvre Valentine !
Mon Dieu, ne croyez pas que cela me chagrine.
Dans tous ces embarras je ne vois qu’un danger,
Qu’un vrai malheur.
Lequel ?
C’est de déménager.
Valentine eut toujours des goûts philosophiques.
Oui, je verse fort peu de larmes politiques.
Je ne tiens pas beaucoup au ministère, moi.
Mais tout n’est pas perdu.
Pas encor ?
Nous allons arranger tout cela, je l’espère !
Mon gendre est chez le roi ?
Depuis longtemps, mon père.
Moi je vais m’expliquer avec le président,
Et renier très-haut cet article impudent.
Et moi, de mon côté, je cours, à l’instant même,
Chez sa femme…
C’est plus adroit. Tâchez de la voir par hasard.
On demande monsieur.
Qui donc ?
Monsieur Pluchard.
Ah !… bien !
Faut-il…
(Au laquais.)(Le laquais sort.)
Qu’il entre… ce monsieur ! Je vais l’expédier ;
Il ne faut qu’un moment pour le congédier.
Ce gérant responsable est l’intrigant, le traître
Qui nous compromet tous. Vous allez le connaître.
Ah ! je veux le traiter impitoyablement !
Scène IV.
Je venais vous parler du cautionnement.
À des formalités, monsieur, on nous oblige…
Oh ! je vous donnerai tout le temps qu’on exige ;
Ce qui m’importe à moi, c’est que l’on sache bien
Que dans votre journal je ne suis plus pour rien ;
Car je rougis, messieurs, d’avoir eu l’imprudence
De me mettre un instant dans votre dépendance.
À mon âge, en effet, j’aurais, dû deviner
Que vous êtes des gens qu’on ne peut gouverner…
(Se tournant vers Edgar.)
Mais comment croire aussi que la sotte critique
De ces sots va changer toute une politique ?
(Se tournant vers Pluchard qui n’écoute pas.)
Il est triste, messieurs, d’être mené par vous.
Ah ! sans doute, et je souffre en pensant que des fous,
Griffonnant en riant auprès de leurs maîtresses,
Entre deux bols de punch, même entre deux ivresses,
Peuvent avec un mot absurde, irréfléchi,
Perdre un homme d’État dans les travaux blanchi.
(Regardant Pluchard, qui reste immobile.)
Qu’en dites-vous, monsieur ? votre sang-froid m’étonne.
Je suis si malheureux, que je ne plains personne.
Je le crois comme vous, ce journal est mauvais ;
Mais cela m’est égal, je ne le lis jamais.
Ah ! c’est charmant, monsieur ; vous en lisez un autre ?
Est-ce que j’ai le temps ?
Mais cependant, le vôtre…
Le lire est un ennui que je peux m’épargner.
C’est déjà bien assez, vraiment, de le signer.
Quoi ! pas un numéro ?
Et la preuve, monsieur, c’est… c’est que je le signe.
Leur article d’hier, il est incriminé.
Il me faudra subir, si je suis condamné,
Frais, amende et prison. Ah ! pour moi c’est très-grave.
On dit notre prison froide comme une cave.
Les maux de dents, monsieur, sont mon infirmité ;
Ce que je crains le plus, moi, c’est l’humidité.
Ma foi !
J’avancerai les fonds de leur amende ;
Mais je n’espère pas du tout qu’on me les rende.
Non, je connais, monsieur, ce monde intelligent.
Ils ont beaucoup d’esprit, mais ils n’ont pas d’argent.
Force dettes ! que moi je suis chargé d’éteindre.
Ah ! loin de m’accuser, monsieur, il faut me plaindre.
J’ai d’aimables amis qui me font bien souffrir.
Vos malheurs ne sauraient aujourd’hui m’attendrir.
Dans tout cela je perds une très-forte somme.
Et moi donc ! moi, j’y perds un oncle, le pauvre homme !
Un riche fabricant… Ils l’ont si maltraité
Qu’il en est furieux, et m’a déshérité.
Ils me forcent d’aller, bégayant une excuse,
Porter chez un ministre une mine confuse.
J’ai manqué de tomber dans un abîme affreux.
Et moi donc ! j’ai manqué de me battre pour eux !
Je leur donne un dîner dont ils font une orgie.
Ils changent un salon tout neuf en tabagie.
Ils me causent à moi les plus grands embarras.
Ils m’ont gâté, monsieur, tout un meuble en lampas.
Mon gendre est indigné.
Ma femme est furieuse !
Le plaisant désespoir !
Mais tais-toi donc, rieuse.
J’ai peur du président.
J’ai peur du tribunal.
Ah ! le maudit journal !
Ah ! le maudit journal !
Je le vois, les journaux nuisent à tout le monde :
À celui qui les lit !
À celui qui les fonde !
À celui qui les signe !
L’homme le plus adroit se brûle avec le feu.
Mais il est tard : venez, monsieur Guilbert, de grâce,
J’ai hâte de savoir au moins ce qui se passe.
Partons vite.
Mais, ma mère, pourquoi cacher vos beaux cheveux ?
Pourquoi mettre aujourd’hui cette lourde coiffure ?
Enfant, il s’agit bien vraiment de ma parure,
Quand ta position est près de s’écrouler !
Mais toi, fais-toi très-belle.
Oui, pour dissimuler.
(À Edgar.)
Vous m’avez annoncé pour ce soir la visite
D’un de vos vieux amis, homme d’un grand mérite.
Le célèbre Morin.
Mais Valentine est libre et va le recevoir.
Quelle charmante mère et quelle aimable fille !
Il me tarde déjà d’être de la famille.
Qu’une telle union doit avoir de douceur !
Scène V.
À nous deux maintenant. Vous avez vu ma sœur ?
Oui, je viens de la voir.
Ah ! comme elle est grandie !
Il faut la marier.
Non, monsieur, c’est finir trop tôt votre roman,
Et vous devez languir pour elle encore un an.
Un an ! mais c’est trop long ; vous êtes bien sévère !
Songez donc qu’elle doit vivre loin de ma mère.
Malgré l’attachement qu’elle ressent pour vous,
Elle pleure en songeant qu’il faut nous quitter tous.
Se séparer déjà de ma mère, à son âge !
Moi je n’aurais pas eu ce douloureux courage.
J’aimais bien mon mari, mais s’il avait osé
Me dire : Quittez-la, je l’aurais refusé.
Chère sœur !
(À part.)
Voilà donc cette famille unie
Qu’un monde corrompu soupçonne et calomnie !
Elle mériterait un destin plus heureux !
Pourquoi lever au ciel des regards langoureux ?
Je tremble qu’un hasard fatal ne lui révèle
Les propos que l’on tient sur sa mère et sur elle.
Un soupçon troublerait toute sa vie.
Je vous parle, monsieur, vous ne répondez rien.
Mais je suis inquiet, je réfléchis, je pense
Au nouveau choc qui peut troubler votre existence.
Si jeune, avec vos goûts, vivre d’ambition !
Je n’ai guère l’esprit de ma position.
Aux soupçons de l’envie être toujours en butte,
Toujours craindre un revers et prévoir une chute.
Qui ? moi ! ces craintes-là ne sont pas mes tourments.
Non, les jours de revers sont mes plus doux moments.
Je regretterais peu ces honneurs qu’on m’envie ;
Dans mes affections j’ai mis toute ma vie ;
Et loin de m’effrayer, j’attends avec plaisir
Un revers qui permet de s’aimer à loisir.
Dans les pompeux salons de ce beau ministère
Je ne vois presque plus mon mari ni ma mère.
Le pouvoir les enivre, ils ne pensent qu’à lui.
Ils en ont tout l’honneur, moi j’en ai tout l’ennui.
Ah ! vous vous occupez des affaires publiques !
C’est vous qui décidez nos destins politiques ?
Je ne dis pas cela ; que vous êtes moqueur !
Je dis qu’au ministère il faut briser son cœur,
Et que j’aimerais mieux dans une humble retraite,
Avec tous ceux que j’aime et qu’ici je regrette,
Vivre éternellement sans plaisirs, sans espoir,
Que d’être toujours seule au faîte du pouvoir.
Il est pourtant très-doux, pour une jeune femme,
De faire l’importante et d’être grande dame.
Pas pour moi : je n’ai pas du tout de vanité.
Ils appellent cela de la légèreté !
Vrai, je ne comprends rien aux ruses de l’intrigue.
Mon rôle, si brillant, m’attriste et me fatigue.
Ce monde de bavards m’ennuie au dernier point.
Et malgré mes efforts, je ne le cache point,
Ma figure s’allonge, et je bâille, je bâille !
Quoi ! vous bâillez chez vous ?
Jusqu’à ce qu’on s’en aille.
C’est mal.
Ce supplice flatteur qu’on nomme recevoir !
Le premier jour j’ai cru que j’en deviendrais folle.
Je ne pouvais trouver une seule parole.
Et puis je me perdais dans tous ces députés.
À dîner, j’en avais d’affreux à mes côtés :
Les deux plus laids.
À table vous devez donner la préférence
Toujours au plus infirme, au plus grave, au plus vieux.
Oui, c’est de très-bon goût, mais c’est très-ennuyeux.
Je n’aime pas non plus ces brillantes coquettes
Qui de leur protégé se faisant interprètes,
Viennent à mon mari glisser des billets doux.
J’ai peur : une audience est presque un rendez-vous.
Vous jalouse !
Non, je n’ai de rivale encor que la tribune ;
Mais la cruelle sait mieux que moi le charmer.
Un ministre aujourd’hui n’a pas le temps d’aimer.
Le rapport du budget, le vote de l’adresse,
Sont des événements qui troublent la tendresse,
Et le plus vif amour a des distractions
Dans les jours orageux d’interpellations.
N’accusez pas Dercourt ; vous êtes son idole.
Vous avez tout crédit.
D’obliger nos amis il a plus d’un moyen,
Je l’aide quelquefois à faire un peu de bien.
Vous pourriez donc me rendre un immense service ?
Ah ! dans l’art d’intriguer je suis encor novice.
Aussi votre crédit ne court aucun danger :
C’est un très-grand talent que j’ose protéger.
Quel est ce grand talent que l’on me recommande ?
Allons, voyons, monsieur, faites votre demande.
Nous penserons au sort de votre protégé.
Vrai ?
Si nous n’avons pas ce soir notre congé.
On décore en peinture une nouvelle église,
Et la grande coupole…
Hélas ! elle est promise.
Vous croyez ?
C’est monsieur Jardy qui l’obtiendra.
Ah ! ce pauvre Morin ! que faire ? il en mourra.
Quoi ! c’était donc pour lui ?
Sans doute, pourquoi rire ?
Ah ! c’était pour Morin, ce peintre de l’Empire,
Qui fait des Adonis dont on se moque tant ?
Les tableaux de Morin sont bien connus pourtant.
Son talent…
Son talent, tout le monde le nie.
Morin n’en est pas moins un homme de génie.
Lui donner ce travail, je vous le dis tout bas,
Les journaux crieraient trop, on ne l’oserait pas !
Les journaux ! voilà donc l’éternelle réponse !
Il faut qu’un grand talent à tout espoir renonce,
Lorsque dans les journaux il n’a pas un soutien,
Car pour lui le pouvoir désarmé ne peut rien !
Madame, pardonnez si j’ose vous déplaire,
Mais je ne puis cacher ma trop juste colère.
Je m’indigne de voir ces journaux insolents
Accabler sous leurs coups de sublimes talents,
Et je ne comprends pas qu’écoutant leur malice,
Un ministre éclairé se fasse leur complice.
Ne vous emportez pas, je parlerai pour lui.
Ah ! protégez ses droits, faites-vous son appui !
À vous il appartient de prendre sa défense,
De venger noblement un vieillard qu’on offense !
Mon pauvre maître, hélas ! il est si malheureux !
Oui, je veux seconder vos désirs généreux.
Je ne vous promets pas la victoire complète,
Mais j’obtiendrai… C’est lui, je cours à ma toilette.
C’est monsieur le baron Morin.
Bien, on l’attend.
Scène VI.
Chez un ministre, moi ! Norval, es-tu content ?
Je fais ce que tu veux, mais j’ai peu d’espérances.
Pourquoi cela ?
À force d’injustice, ils m’ont découragé.
Je doute de moi-même. Ah ! je suis bien changé !
Je le sens, mon enfant, la blessure est mortelle.
Mais madame Dércourt…
Qui doit très-chaudement prendre vos intérêts.
Soit ; je t’avais promis que je lui parlerais,
Me voici. Mais quel temps est-ce donc que le vôtre ?
Que ce temps misérable est différent du nôtre !
Quand on voulait de nous, on venait nous chercher,
Ah ! lui ne laissait point nos palettes sécher !
Mais nous sommes vaincus, et notre règne expire.
On nous a proclamés ganaches de l’Empire !
Oui, de nos successeurs nous sommes les bouffons,
Et vous nous préférez vos peintres de chiffons !
Certe, ils ont triomphé de choses difficiles.
À leurs chastes pinceaux les formes sont dociles.
Le nu leur faisait peur… pour sortir d’embarras,
Bref, ils ont supprimé les jambes et les bras ;
Plus de pieds paresseux et plus d’épaules blanches,
Mais des gants, des manteaux, des bottes et des manches.
Leurs moines, leurs soldats, font valoir leurs vertus ;
S’ils ne sont pas bien peints, ils sont très-bien vêtus !
On peut les admirer au grand jour, en famille,
Ils ne font pas penser à mal la jeune fille.
Ce n’est plus ce dormeur, ce fat Endymion
Que Phébé caressait d’un coupable rayon,
Ni ce perfide Amour, terreur des demoiselles,
Qui pour tout vêtement n’avait que ses deux ailes.
Galathée a perdu le droit de vous charmer ;
Honteuse, elle s’habille… au lieu de s’animer.
Peindre le beau ! fi donc ! Copier la nature !
Ah ! vous avez raison, c’était une imposture
Que de représenter de grands hommes bien faits,
Vous êtes si petits, si maigres et si laids !
J’aime cette fureur.
Mais moi je ne ris pas, et mon cœur se déchire
Quand je songe aux affronts dont ils m’ont abreuvé !
Les journaux m’ont proscrit, je suis un réprouvé !
Dans les arts, comme en tout, le journalisme règne.
Ils ont dit que j’étais un grand peintre… d’enseigne,
Que mes tableaux n’avaient ni dessin, ni couleur,
Et bientôt mes tableaux n’auront plus de valeur.
Ils déclarent déjà ma palette caduque ;
Ma crinière d’argent, ils la nomment perruque !
Percé de mille traits, enivré de poison,
Je n’y peux plus tenir… Ah ! j’en perds la raison !
Ne vous affligez pas !
(Il regarde autour de lui.)
Je te dis mon secret… c’est… je ne peux plus peindre ;
J’ai peur de mes pinceaux, de mes yeux, de mon goût ;
Leurs jugements cruels me poursuivent partout.
Je les entends sans cesse… Ah ! l’Euménide antique,
N’était point le remords… non… c’était la critique.
Fantôme, vision qui me remplit d’effroi,
Je la trouve toujours entre ma toile et moi !
Ah ! calmez-vous, déjà votre destin se change :
Un démon vous poursuit, Dieu vous envoie un ange,
(Montrant Valentine qui vient d’entrer.)
Regardez… tant d’éclat présage un ciel serein.
Scène VII.
Je veux vous présenter mon vieil ami Morin.
Ce vieil ami, monsieur, est un illustre maître,
Que depuis très-longtemps je désirais connaître,
Et que vous auriez dû plus tôt nous amener.
Ah ! mon ami n’est pas facile à gouverner.
C’est que souvent je fais un triste personnage.
Ah ! madame, on devient très-timide à mon âge !
Vous nous quittez ?…
Car je reste à Paris plus que je ne le doi.
Tu repars donc déjà ?
Notre uniforme est beau, n’est-ce pas ?
Magnifique.
Dans un de vos tableaux il ne ferait pas mal.
Ah !
Nous nous reverrons ?
Oui, tout à l’heure, au bal.
Scène VIII.
Je crains de vous gêner, madame, un jour de fête…
Non, non, vraiment ; restez, pour le bal je suis prête.
Personne ne m’attend, et je trouve très-doux
De passer ma soirée…
Avec moi ?
Ignorez-vous combien votre nom m’intéresse ?
Au Salon j’ai souvent blâmé votre paresse.
Quoi ! pas un seul tableau qui soit signé Morin !
Qu’attendre d’un vieillard inutile et chagrin,
Que les doctes journaux condamnent et méprisent,
Et qui n’a jamais eu de talent… ils le disent ?
Qu’importent les journaux ? il faut lutter contre eux.
(À part.)
Pour un peintre, en effet, je les crois dangereux :
L’artiste qui travaille a besoin qu’on le loue.
(Haut.)
Vous les craignez donc bien ? Pour moi, je vous avoue
Que je brave gaiement leur terrible pouvoir.
Madame, en triompher serait notre devoir.
Ne nous abusons point, leurs forces sont extrêmes ;
Fatalement pour nous, sans profit pour eux-mêmes,
Ces tyrans inconnus gouvernent le pays
Et le perdent ; par eux nous sommes envahis.
C’est en vain qu’on les fuit, c’est en vain qu’on les brave ;
Ils dominent nos chefs, la Chambre est leur esclave ;
Les ministres du roi se courbent devant eux…
Et la France supporte un tel joug… c’est honteux !
Et l’on voit chaque jour des soldats, des artistes,
Des magistrats… trembler devant les journalistes !
Des juges, menacés de leur ressentiment,
Faire, par lâcheté, mentir leur jugement !
Cela se voit, madame, et c’est un beau spectacle !
Les journaux mènent tout ; leur voix est un oracle :
S’ils disent d’un acteur qui les a mal reçus
Qu’il est mauvais… soudain on ne l’applaudit plus ;
S’ils disent d’un roman, œuvre d’un grand poëte,
Qu’il est sans intérêt… personne ne l’achète ;
Mais s’ils disent aussi d’un vieux fat important
Que c’est un beau génie… on le croit à l’instant.
Que de sots empaillés dont ils font de grands hommes !
Ah ! madame, aujourd’hui bien candides nous sommes ;
J’étais loin de penser jadis qu’il fût écrit
Qu’on dût nous asservir sans gloire et sans esprit.
Le pouvoir des journaux est nuisible peut-être
Pour celui qui le craint et veut le reconnaître ;
Mais quand on le méprise, on échappe à sa loi.
Madame, ils font trembler de plus puissants que moi.
Vous ignorez encor jusqu’où va leur audace.
Leurs injures d’un jour laissent si peu de trace !
Dans leur malignité je ne vois point d’affront ;
Ils peuvent contre moi dire ce qu’ils voudront :
Que je suis intrigante, insolente, coquette ;
Que je ne sais parler que chiffons et toilette,
Que je n’ai pas d’esprit, que j’ai très-mauvais goût ;
Ces épigrammes-là ne me font rien du tout.
N’est-ce pas leur métier ? Une petite injure,
Un bon mot leur fournit deux jours de nourriture ;
Eh bien, je me résigne à cette charité ;
Je livre mes défauts à leur triste gaieté ;
Sur moi je leur permets de frapper sans scrupule ;
Je me sens généreuse en étant ridicule.
Et d’ailleurs chaque siècle a ses mauvais penchants,
Il faut faire en ce monde une part aux méchants.
Que de raison, madame !
À rire de leurs coups, pour mieux vous en défendre.
Il faut les détourner par des succès nouveaux.
En peinture on prépare encor de grands travaux.
Je le sais…
Si mon mari n’a pas engagé sa parole,
Si… demain… ce travail dépend encor de nous,
J’espère, avec vos droits, qu’on l’obtiendra pour vous.
Ah ! quel espoir, madame ! Hélas ! j’ai peu de chance.
Un chef-d’œuvre serait une belle vengeance.
Et puis, je veux encor… ceci, c’est mon secret,
Je veux vous demander de faire mon portrait.
Quand puis-je commencer un si charmant ouvrage ?
Mardi…
Avec empressement j’accepte un tel honneur.
Puisse tant de bonté vous valoir du bonheur !
Scène IX.
Le pauvre homme a raison : aujourd’hui si l’on n’ose
Lui donner ce travail, les journaux en sont cause.
Ils font tant que partout on se moque de lui.
Voici ma mère… On dit que le bal d’aujourd’hui
Sera charmant… et puis ma robe est si jolie !
Scène X.
Ah ! l’on n’y comprend rien, et c’est de la folie !
Le président n’a pas daigné nous recevoir.
Vraiment ?… par quel motif ?
Mais cet accueil n’a rien qui puisse nous surprendre.
Ses collègues et lui sont jaloux de mon gendre ;
Ils devaient s’emparer de cette occasion ;
Ils viennent d’envoyer tous leur démission.
Dercourt n’est pas ici ?
Non.
Contre la trahison notre parti proteste ;
Cette confusion peut même le servir
Et doubler le pouvoir qu’on cherche à lui ravir.
Pour la vingtième fois le sort nous favorise
D’un de ces doux moments qu’on appelle une crise !
Ah ! quel ennui !
Qui devait composer le nouveau cabinet.
En ce cas on mettait Champmaillart à la guerre,
Borde à l’intérieur, qui ne lui convient guère ;
Car ce qu’il faut flatter dans leur ambition,
Ce n’est pas leur talent, c’est leur prétention.
Rien ne peut éclairer leur sottise aveuglée.
Tout intrigant se croit diplomate d’emblée ;
Les avocats pour tout se mettent sur les rangs,
Et l’Université séduit les ignorants.
Nos grands hommes d’État se font par ordonnances ;
Sans scrupule ils mettraient un soldat aux finances.
Ah ! rien ne les arrête, et quand ils sont en train,
Mon Dieu ! d’un hydrophobe ils feraient un marin.
Cette combinaison était donc adoptée ;
Mais les cent trente-trois bientôt l’ont rejetée.
Autre combinaison : Cordière et Badiveau
Sont chargés de former un cabinet nouveau.
Ils prenaient avec eux Rissac de la Gironde.
Cette combinaison arrangeait tout le monde :
On sait d’un tel faisceau la médiocrité…
Mais, voulant s’expliquer, vite ils ont disputé !…
Ah ! que de petitesse et quelle inquiétude !
Et rien n’est décidé ?
Dure encor. Ces messieurs, après de longs débats,
Ont enfin découvert qu’ils ne s’entendaient pas.
Ce sont des pourparlers ! ce sont des commentaires !
Nous avons eu déjà ce soir trois ministères.
Ah ! quels hommes ! chacun accepte… en refusant.
Si ce n’était honteux, ce serait fort plaisant !
Mais ces dissensions ne nous sont pas contraires,
Et je crois que Dercourt peut rester aux affaires.
Nous n’irons pas au bal ?
Et dès que ton mari…
Le ministre de Prusse est près de lui.
Je cours le prévenir, de crainte qu’il ne sorte ;
Je veux lui faire part d’un avis important.
Valentine, attends-moi, je reviens à l’instant.
Scène XI.
Que d’agitations ! je m’afflige pour elle
De tous ces embarras. La fâcheuse querelle !
Quel supplice ! Voilà mon bal bien attristé !
Que faire en attendant ?… Lisons… La Vérité.
C’est ce nouveau journal que protégeait mon père,
Qui vient de renverser ce pauvre ministère.
Voyons donc… quel pathos ! Passons au feuilleton.
Il est d’Édouard Martel, homme d’esprit, dit-on.
C’est par la poésie et la gaieté qu’il brille.
(Elle lit.)
« Le Ministre et l’amant, ou la Mère et la fille. »
Ce titre est singulier, et je ne sais pourquoi
Ces seuls mots dans mon cœur ont jeté de l’effroi !
(Elle lit.)
« Madame de Lorville aimait à la folie,
» Comme on aime à trente ans, quand on n’est plus jolie,
» Un préfet… qui rêvait Chambre et conseil d’État,
» Comme on rêve à trente ans, quand on est magistrat.
» De la dame en crédit l’adresse peu commune
» Servit habilement sa rapide fortune.
» Mais un soir le mari, trouvant un billet doux,
» S’endormit inquiet… et s’éveilla jaloux.
» Il sentit le besoin, pour rassurer son âme,
» De chasser au plus tôt ses soupçons… ou sa femme !
» Mais elle, sans pâlir, lut le brûlant écrit.
» À quoi servirait donc d’être femme d’esprit,
» Si l’on ne savait point, par instinct ou par ruse,
» Trouver pour un grand crime une innocente excuse ?
» Bref, elle répondit sans le moindre embarras
» Que ce billet d’amour ne la regardait pas,
» Qu’il était… pour sa fille, et qu’il fallait très-vite
» Au ministre amoureux accorder la petite.
» Le père fut crédule, — et très-honnêtement
» La mère a marié sa fille à son amant ;
» Et l’enfant fut vendu sans trop de résistance.
» Tous trois mènent en paix une grande existence.
» Ils s’aiment à loisir, et le monde enchanté
» Bénit de leur amour l’heureuse trinité. »
Oh ! le méchant article ! Oh ! j’en suis indignée !
Dans ce honteux portrait ma mère est désignée.
Un ministre… un ancien préfet… c’est évident.
Quel mensonge odieux ! Ma mère !… Cependant…
Je crois me rappeler… Oh ! non, c’est impossible…
À l’instant je grondais Morin d’être accessible
Aux propos des journaux, et voilà que j’y crois…
Mon mari !… tous les jours il venait autrefois
Chez ma mère. Grand Dieu ! quelle lumière affreuse !
(Elle reprend le journal.)
Oui, cette histoire, c’est la mienne ! Ah ! malheureuse
Cet homme est mon mari… Cette épouse sans foi,
C’est ma mère… et l’enfant qu’on a vendu, c’est moi !