L’École des biches/Dixième entretien

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J. P. Blanche (p. 157-162).

DIXIÈME ENTRETIEN.

marie, caroline.
marie.

Bonjour, Caroline. Tu vois, onze heures, heure militaire !

caroline.

Quelle exactitude ! Tu n’en seras pas payée, chère cousine : le comte nous tient aujourd’hui compagnie, et ne sera ici qu’à midi. Nous avons une heure à nous et pouvons causer en attendant son arrivée.

marie.

Par quel hasard le comte déjeune-t-il ici ? Ce n’est pas dans ses habitudes ?

caroline.

Ce n’est pas un hasard : c’est à toi que je dois ce plaisir.

marie.

Bah ! Comment cela ?

caroline.

N’as-tu pas remarqué, depuis peu, des changements dans les procédés de M. de Sarsalle à ton égard ?

marie.

J’ai bien vu M. le comte un peu plus empressé avec moi que dans le commencement de mes visites ici, mais je l’ai toujours trouvé si poli et si attentionné, que rien dans sa conduite actuelle ne m’a frappée.

caroline.

Eh bien ! mademoiselle, je vais vous apprendre ce que vous n’avez pas voulu remarquer : M. de Sarsalle a un coup de soleil pour vous.

marie.

Comme tu me dis cela ! Mais c’est impossible !

caroline.

Cela est tellement possible qu’il m’en a fait l’aveu ce matin.

marie.

Voilà un aveu peu galant pour toi, surtout d’un homme qui paraît tant t’aimer.

caroline.

Pour dire l’entière vérité, c’est moi qui l’y ai un peu poussé à cet aveu. J’ai voulu avoir le cœur net de sa nouvelle froideur dans nos rapports intimes, froideur à laquelle il ne m’a pas habituée.

marie.

Et tu ne lui as pas fait une scène ?

caroline.

À quoi bon ! J’aurais craint de tout gâter et même de compromettre notre liaison. Le comte a horreur des scènes, et ma jalousie réelle ou apparente, en le froissant, l’eût excité davantage.

marie.

Que comptes-tu donc faire ?

caroline.

Laisser passer cette fantaisie, en ne m’y opposant pas.

marie.

C’est bien pour toi, mais pour moi ?

caroline.

Est-ce que tu aurais de la répugnance, moi y consentant, à céder au caprice du comte ?

marie.

Et Adrien ?

caroline.

Est-ce que Adrien (excité par toi, il est vrai,) ne s’est pas permis sur ma personne des privautés bien autrement délicates. Pourquoi donc M. de Sarsalle ne pourrait-il pas en user de même avec toi ? Ce ne serait au bout du compte que justice. Ne comprends-tu pas d’ailleurs qu’en te prêtant au caprice du comte, tu peux être très-utile à ton amant ? Car avec ses scrupules, ce pauvre comte, pour les apaiser, va remuer ciel et terre dans l’intérêt de ton protégé, qu’il croira sa victime.

marie.

Et si le comte devenait sérieusement amoureux de moi ?

caroline.

J’ai trop de confiance en toi pour avoir le soupçon que tu agiras dans ce but. Quelques complaisances pour apaiser ce feu momentané suffiront, et si, comme j’en suis certaine, tu suis mes avis, dans peu de temps j’aurai reconquis mon influence accoutumée.

marie.

Et si moi je devenais amoureuse ?

caroline.

Du comte ? allons donc ! de cela je n’ai nulle crainte ; et Adrien ?

marie.

Diable ! ta logique est pressante, je vois qu’il m’est difficile de te refuser ; je consens donc à faire ce que tu jugeras nécessaire dans nos intérêts.

caroline.

As-tu tes armes ?

marie.

Oh ! maintenant, on ne me prend jamais sans vert. Tu vois cette petite pomme d’api en ivoire ? elles sont dedans, et je ne marche jamais sans elles.

caroline.

Tu as raison : une souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise, et prudence est mère de sûreté.

marie.

Oh ! qu’un trou !

antonia, (entrant précipitamment).

Voilà M. le comte qui monte les escaliers.

caroline.

Sois sans crainte ; nous sommes prêtes à le recevoir. Fais entrer.