L’École des biches/Premier entretien

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J. P. Blanche (p. 19-33).

L’ÉCOLE DES BICHES



PREMIER ENTRETIEN.

Un petit salon à la chaussée d’Antin.
caroline, marie, antonia.
antonia (après avoir frappé discrètement
à la porte et avoir ouvert).

Mademoiselle Marie Auber.

caroline (se levant et allant au devant d’elle).

Eh ! bon Dieu ! chère cousine, il y a au moins un an que je ne t’ai vue ; quel grand événement te force donc à venir me trouver ?

marie.

Si je ne suis pas venue plus tôt, ce n’est pas manque d’envie ; mais ma mère, qui me croirait perdue si je te fréquentais, me l’avait bien défendu, et sa surveillance, jointe à la peur de lui déplaire, m’a toujours retenue.

caroline.

C’est d’une bonne fille. Il y a donc alors quelque chose de bien extraordinaire pour te faire braver cette défense ? Quel que soit le motif, te voilà, je ne t’en veux plus ; embrasse-moi.

marie.

De tout mon cœur ! (Elles s’embrassent.) Quand je t’aurai dit ce qui m’amène, tu ne seras plus étonnée que j’aie eu le courage de tromper maman pour venir te consulter.

caroline.

Ah ! c’est pour une consultation que tu viens me trouver ? Ceci me ferait supposer qu’il y a quelque chose que l’on ne veut pas dire à sa mère, et tu as pensé que la cousine (celle qui fait la honte de la famille, comme disent tes chers parents), pourrait écouter ta petite confession et au besoin te conseiller. Voyons, parle, de quoi s’agit-il ? Quelque amourette sans doute ?

marie (timidement).

Oui.

caroline.

Ah ! ah ! voyez-vous cette petite innocente que sa mère a élevée dans les principes les plus sévères de la vertu, et à laquelle il était défendu de voir une réprouvée comme moi, une fille de théâtre ! Voilà une manière d’élever les filles qui promet d’heureux résultats !

marie.

Écoute donc, ma cousine, ce n’est pas de ma faute : il est si gentil, si aimable, que je n’ai pas pu lui résister.

caroline.

Tu n’as pas pu lui résister !… Est-ce que ?… Voyons !… à quoi n’as-tu pu résister ?

marie.

Dame ! à écouter les compliments qu’il me faisait, à répondre à ses avances, et ensuite à accepter un rendez-vous.

caroline.

Cela devient intéressant ; continue…

marie.

C’est tout. Que veux-tu qu’il y ait de plus ? Est-ce que je pouvais faire encore plus mal ?

caroline.

Peut-être ! Enfin, tu vas me conter ton aventure dans tous ses détails.

marie.

Volontiers. Tu sais que je suis en apprentissage chez une couturière où je passe mes journées. Comme maman n’a pas de domestiques, elle est bien obligée, pour vaquer aux soins du ménage et à sa place de dame de comptoir, de me laisser aller seule à l’atelier. Elle s’est entendue avec une voisine, dans les mêmes conditions qu’elle, et dont la fille est à peu près de mon âge et travaille dans le même atelier, pour que le trajet se fasse de compagnie, de manière à diminuer les occasions d’aventures ; mais ce que ma mère ignorait, c’est que Louisa avait un bon ami.

caroline (souriant).

Ah ! Louisa avait un bon ami !

marie.

Ce qui fait que, souvent, au lieu de revenir deux de l’atelier, nous revenons trois. Louisa est bonne camarade ; elle m’avait fait promettre de n’en rien dire à sa mère ni à la mienne, et pour rien au monde je ne l’aurais trahie.

caroline.

Tu as eu raison de tenir ta promesse. Après ?

marie.

Monsieur Charles (c’est ainsi que s’appelle son amant) était si aimable auprès de Louisa, et lui disait de si jolies choses, que tout cela me donnait à réfléchir, et me faisait désirer d’avoir comme elle un bon ami. Je les voyais si heureux !… Un soir, M. Charles vint à notre rencontre avec un autre jeune homme et me le présenta comme un de ses meilleurs camarades ; il ajouta que depuis longtemps Adrien était très-amoureux de moi, qu’il n’osait me le dire, mais qu’il lui en avait fait la confidence, et l’avait prié avec tant d’instance de lui faciliter ma connaissance, qu’il n’avait pu s’y refuser ; que si Adrien ne me déplaisait pas trop, il espérait bien que je lui pardonnerais ce qu’il faisait en faveur de son ami. Que te dirai-je ? Adrien avait un air si doux, si honnête ; il paraissait attendre avec tant d’anxiété ce que j’allais répondre, que je n’eus pas la force de le repousser ; et Louisa, qui voyait bien dans mes yeux que la proposition ne m’était pas désagréable, me mit la main dans sa main, et nous fit embrasser.

caroline.

Voilà qui va bien ! Voyons la suite.

marie.

Adrien m’offrit son bras, que j’acceptai, et nous cheminâmes tous quatre jusqu’à la maison. Pendant la route, ce jeune homme me disait des choses que je n’avais jamais entendues, et qui me faisaient beaucoup de plaisir. Enfin, nous arrivâmes à la maison ; ces messieurs nous embrassèrent de nouveau, nous souhaitèrent une bonne nuit et se retirèrent.

caroline.

Et comme ces messieurs te la souhaitèrent, tu passas sans doute une bonne nuit ?

marie.

Loin de là ! je la passai fort agitée. Ce qui venait de se passer était si nouveau pour moi, que je n’étais pas sans inquiétude sur les suites de ce que j’avais fait. Aussi, je pris la résolution de venir te trouver pour te conter la chose et te demander conseil ; mais je ne pus me décider à le faire immédiatement. Il y avait si longtemps que je te négligeais que, ne sachant comment tu me recevrais, je remis de jour en jour à venir te voir. Enfin, depuis j’ai eu la faiblesse de me rendre chaque jour au rendez-vous ordinaire, et d’entendre les protestations d’un amour qu’il dit devoir être éternel. Hier, nous trouvant un peu éloignés de nos amis, il me dit des choses si passionnées, il me prit la taille d’une telle façon, et me donna des baisers si brûlants, que je sentis en moi un trouble extraordinaire et qui ne m’était pas habituel. Cela me fit peur, et je me sauvai.

caroline.

Et comment te donnait-il ces baisers ?

marie.

Il appuyait ses lèvres contre les miennes, et en même temps il m’enlaçait de ses bras à m’étouffer.

caroline.

Est-ce qu’en t’embrassant il ne cherchait pas à introduire sa langue entre tes lèvres… tiens, comme cela ? (Elle la baise, langue en bouche.)

marie.

Oh ! non, ma cousine ; mais, s’il l’eût voulu, je l’aurais laissé faire, car je trouve cette manière d’embrasser très-agréable.

caroline.

Veux-tu que je recommence ?

marie.

De tout mon cœur ! Tiens, ma cousine, mais tu me presses comme Adrien ! Où sont donc tes mains ? Tu me mets tout en feu !… Que fais-tu donc ?… C’est la même sensation que j’éprouvai hier soir. Arrête… arrête… je t’en prie !…

caroline.

Tu le vois, ma chère amie ; si moi, une femme, je produis sur tes sens un tel effet, que serait-il donc arrivé si ton amoureux eût été plus téméraire ?

marie.

Aussi, quand je l’ai vu si animé, quoique bien disposée en sa faveur, j’ai eu assez de raison pour m’arracher de ses bras et prendre la fuite, bien résolue à ne plus aller à ses rendez-vous sans t’avoir consultée. Aujourd’hui, j’ai donc pris mon courage à deux mains, et, ayant prétexté une indisposition de ma mère, j’ai quitté l’atelier avant Louisa, et je suis venue te trouver.

caroline.

Et tu as très-bien fait. Il était temps ! Par bonheur, je ne crois pas ton jeune homme beaucoup plus instruit que toi ; mais vos deux ignorances auraient bien pu faire innocemment une grande sottise. Je veux donc t’empêcher de faire cette sottise, et essayer de mener à bien l’aventure où tu t’es jetée sans réflexion… mais à la condition (puisque tu viens me demander mes conseils que tu suivras aveuglément), qu’aucune de tes actions ni même de tes pensées ne me sera cachée, et tu peux compter que le secret le plus absolu couvrira à jamais tout ce qui pourra être fait ou dit entre nous.

marie.

J’accepte ta proposition et te promets, chère cousine, que je ne faillirai pas à la parole que je te donne.

caroline.

Je ne me sens pas le courage de te gronder pour ce que tu as fait : ton inexpérience est ton excuse. Le sentiment qui t’attire vers ton Adrien est dans la nature. Que veux-tu ? Un peu plus tôt ou un peu plus tard, ton cœur devait parler et pouvait même plus mal choisir. Il n’en faut pas moins essayer de régler ce penchant et écarter de toi les dangers qu’il pourrait entraîner. Puisse mon exemple et mon expérience servir à éviter les malheurs qui fatalement t’arriveraient si tu te laissais aller aux hasards de tes instincts amoureux ! Tu ne sais pas mes petites aventures ? En quelques mots je vais te les dire : À ma sortie des cours du Conservatoire, j’eus la mauvaise pensée de quitter ma mère, pour aller habiter avec un jeune homme dont j’étais devenue la maîtresse, et qui, comme moi, venait de terminer ses études dramatiques. Mon amant avait déjà un engagement, et je ne doutais pas qu’avec le talent que me prêtait ma vanité, je ne fusse bientôt recherchée par plusieurs directeurs. Il n’en fut rien, et bien heureusement pour moi, car c’est cet insuccès qui me sauva. Les appointements de mon amant ne pouvaient suffire aux besoins de notre ménage ; d’un autre côté, la maison de ma mère m’étant fermée, je m’aperçus, mais trop tard, de ma faute ; et quoique je n’eusse pas à me plaindre de Henri, toujours aussi tendre pour moi, je sentis bien qu’il fallait, dans l’intérêt de tous deux, trouver une issue à une position devenue impossible. Un soir que dans une loge, en compagnie d’un inconnu, j’assistais à la représentation d’une pièce dans laquelle mon amant jouait le rôle d’un jeune homme parfaitement heureux, la comparaison de la fiction du drame avec la réalité de notre position me fit, malgré moi, verser des larmes. Le monsieur, que dans ma préoccupation je n’avais pas regardé, s’aperçut que je pleurais. Il me demanda, avec un intérêt respectueux qui me toucha, ce qui dans un drame comique pouvait ainsi m’attrister. Ses paroles étaient douces et sympathiques ; sa figure, agréable ; il y avait dans son air tant de franchise, que je ne pus refuser de répondre à ses questions ; notre conversation se prolongeant, je finis par lui faire l’aveu de ma folie et de la triste position où je me trouvais par ma faute. La confiance étant bientôt devenue réciproque, il me fit la proposition de venir à mon aide, et cela sans condition, ne réclamant pour ses services qu’un peu d’amitié. Ma foi ! j’acceptai. Selon sa promesse, il ne m’a jamais rien demandé. Si, par la suite, nos relations sont devenues intimes, c’est moi qui l’ai voulu, désirant m’acquitter envers lui de tout le bien qu’il m’avait fait avec tant de délicatesse.

marie.

Et comment fis-tu pour expliquer à ton amant cette aisance subite ?

caroline.

Je supposai un petit héritage. On est crédule quand on aime ! Et jusqu’au départ de Henri pour l’étranger, M. de Sarsalle s’est toujours prêté à ce que j’ai voulu pour sauver l’irrégularité de ma position, et jamais Henri n’a eu le moindre doute de ces nouvelles relations.

marie.

Et depuis le départ de ton amant, tu peux vivre ainsi d’un simple sentiment d’amitié ? Tu es fidèle à M. de Sarsalle ?

caroline.

Certes, ma chère ; il est si bon pour moi, il me rend la vie si douce ! Sa philosophie d’ailleurs me permet, quand mes sens sont trop agités par mon imagination, de petites distractions qui ne peuvent en rien exciter sa jalousie.

marie.

Quelles sont donc les distractions que tu emploies ?

caroline.

Petite curieuse ! je te le dirai peut-être dans quelque temps ; pour l’instant, tu ne serais pas en état de me comprendre.

marie.

Soit, ma cousine ; alors je comprendrai peut-être mieux la conduite que je devrai tenir avec Adrien, et que tu vas me prescrire. Parle, je t’écoute. Que dois-je faire ?

caroline.

Pour le moment, ne change rien à tes habitudes. Va demain au rendez-vous de l’atelier. Sonde adroitement Adrien sur ce qu’il veut et sur ce qu’il peut ; aie de Louisa le plus de renseignements possible sur sa position, son caractère et ses habitudes. Je t’attends après-demain pour me tout conter ; ensuite nous verrons ce que tu dois faire.

Maintenant, ma chère Marie, j’attends M. de Sarsalle ; embrasse-moi, et pars. (Elle l’embrasse sur la bouche.)

marie.

Puis-je ainsi embrasser Adrien ?

caroline.

Mais non ! mais non !