L’Écumeur de mer/Chapitre 10

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 99-109).

CHAPITRE X.


Hélas ! comme j’ai en moi un péché haineux, j’étais honteuse d’être l’enfant de mon père ! Mais quoique je sois la fille de son sang, je ne le suis pas de ses habitudes.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Au moment où l’étranger se retrouva seul, l’expression de son visage subit un entier changement ; la fierté et la hardiesse disparurent de ses regards, qui devinrent doux, sinon pensifs, tandis qu’ils erraient sur les divers objets élégants servant à amuser les loisirs de la belle Barberie. Il se leva, toucha les cordes du luth, et semblable à la Crainte[1], il recula au son qu’il avait produit. Tout souvenir du but de sa visite était évidemment oublié dans une contemplation nouvelle, un intérêt plus vif, et, s’il y avait eu là quelqu’un pour surveiller ses mouvements, le dernier motif de sa présence eût probablement été le véritable. Il y avait si peu de ce caractère commun et vulgaire qu’on voit généralement chez les gens de sa profession, dans l’expression et sur les traits de son beau visage, qu’on aurait pu penser qu’il avait été ainsi favorisé de la nature, afin de faire triompher plus facilement la déception. S’il y avait des moments où l’on voyait dans ses manières le mépris de l’opinion, c’était plutôt un sentiment affecté que naturel, et même, lorsque dans son entrevue avec l’alderman, il avait montré son indifférence aux lois qui règlent la société, elle avait été mêlée d’une réserve de manières qui contrastait étrangement avec son humeur.

D’un autre côté, il est inutile de dire qu’Alida de Barberie n’avait aucun soupçon désagréable sur le caractère de l’étranger. La funeste influence qui s’exerce nécessairement près d’un pouvoir qui n’est pas responsable, jointe à l’indifférence naturelle avec laquelle les chefs considèrent leurs dépendants, avait porté le ministère anglais à faire remplir trop de postes honorables et avantageux, dans les colonies, par des hommes de rang, sans talents et de mœurs dissolues, ou par ceux qui avaient de puissantes protections en Angleterre. La province de New-York avait sous ce rapport été plus malheureuse qu’une autre. Le don qu’en fit Charles à son frère et successeur l’avait privée de la protection de ces chartes et autres privilèges qui avaient été accordés à la plupart des gouvernements d’Amérique. Les relations avec la couronne étaient directes, et, pendant une longue période, la majorité des habitants fut considérée comme une race différente, et par conséquent une race inférieure à celle des conquérants.

Tel était à cette époque le relâchement de la justice envers les peuples de notre hémisphère, que les déprédations de Drake et autres, contre les riches habitants des contrées plus au sud, ne paraissent pas avoir laissé aucune tache sur leurs écussons, et les honneurs ainsi que la faveur de la reine Élisabeth s’étaient étendus sur des hommes qui seraient, de nos jours, appelés flibustiers. Enfin, le système de violence et de morale spécieuse qui commença avec les donations octroyées à Ferdinand et Isabelle par les bulles des papes, fut continué avec plus ou moins de modifications, jusqu’à ce que les descendants de ces hommes simples d’esprit et vertueux qui peuplaient les États-Unis, prirent entre leurs mains les rênes du gouvernement, et proclamèrent des principes politiques aussi peu pratiqués auparavant qu’ils étaient peu compris.

Alida savait que le comte de Bellamont et le seigneur sans principes que nous avons introduits dans les premières pages de notre histoire, étaient accusés de favoriser sur mer des actions plus coupables qu’un commerce illégal, et l’on apprendra sans surprise qu’elle pût avoir des raisons de se défier de la légalité des spéculations de son oncle, avec moins de peine que n’en ressentirait de nos jours une jeune personne de son caractère. Ses soupçons cependant étaient loin de la vérité, car il était impossible de rencontrer un marin qui ressemblât moins à un flibustier que celui que le hasard avait offert à ses yeux.

Peut-être la douceur de la voix et les manières de cet homme extraordinaire hâtèrent-elles le retour d’Alida. Dans tous les cas, elle parut bientôt dans l’appartement avec un air qui manifestait plus de curiosité et de surprise que de déplaisir.

— Ma nièce vient d’apprendre que tu arrives de l’ancien hémisphère, maître Seadrift, dit le prudent alderman qui précédait Alida, et la femme domine dans son cœur. Elle ne te pardonnerait jamais que l’œil d’une autre fille du Manhattan contemplât les belles choses que tu apportes avant qu’elle ait jugé de leur mérite.

— Je ne puis souhaiter un juge plus beau et plus impartial, dit l’étranger d’un air galant et dégagé. Voilà des soies qui sortent des métiers de la Toscane, et des brocards de Lyon que les dames de Lombardie et de France pourraient envier. Des rubans de toutes les nuances et de toutes les couleurs, des dentelles dont les dessins semblent avoir été copiés sur les ciselures des riches cathédrales de votre Flandre.

— Tu as beaucoup voyagé dans ton temps, maître Seadrift, et tu parles des différents pays et de leurs usages avec discernement, dit l’alderman ; mais quel est le prix de ces belles marchandises ? Tu connais la longue guerre et la certitude morale que nous avons de sa durée ; la succession au trône des princes allemands, et les derniers tremblements de terre du pays, ont fait baisser les prix, et nous forcent, nous autres bourgeois, à être très-prudents dans notre commerce. T’es-tu informé du prix des chevaux la dernière fois que tu es allé en Hollande ?

— Ces animaux mendient dans les rues. Quant à la valeur de mes marchandises, tu sais que le prix en est fixé, et que je n’admets point de contestations entre amis.

— Ton obstination est déraisonnable, maître Seadrift. Un marchand sage doit toujours s’informer de l’état du marché, et un homme qui a tant d’expérience doit savoir qu’un agile sixpence se multiplie plus vite qu’un shilling qui n’avance que lentement. C’est à force de rouler que les parcelles de neige s’attachent les unes aux autres et forment une houle. Les marchandises qui arrivent légères ne doivent point s’en retourner lourdes, et de prompts arrangements suivent de prompts marchés. Tu sais notre proverbe d’York : les premières offres sont les meilleures.

— Celui qui trouve les marchandises à son goût peut les acheter, et celui qui préfère son or aux dentelles, aux riches soieries et aux brocards, doit dormir avec son sac d’argent sous son oreiller. Il y en a d’autres qui attendent avec impatience que je leur montre mes articles, et je n’ai pas traversé l’Atlantique avec un fret qui leste presqu’à lui seul le brigantin, pour jeter mes marchandises à celui qui m’en donne le moins.

— Mon oncle, dit Alida avec un peu d’impatience, nous ne pouvons pas juger des marchandises de maître Seadrift, sans les voir ; je suis persuadée qu’il n’est pas venu à terre sans apporter quelques échantillons ?

— Coutumes et amitiés ! murmura Myndert, à quoi servent des relations établies si elles doivent être brisées parce qu’on surfait un peu. Mais produis tes marchandises, monsieur Dogmatisme, je parierais qu’elles ne sont plus de mode ou que la couleur en a été gâtée par la négligence ordinaire chez les marins. Nous te ferons du moins la politesse de les examiner.

— Comme cela vous plaira. Les balles sont à leur place ordinaire sur le quai, sous l’inspection de l’honnête maître Tiller. Mais si leur qualité est si inférieure, elles valent à peine l’embarras d’aller les voir.

— Je vais y aller, je vais y aller, dit l’alderman en ajustant sa perruque et ôtant ses lunettes. Ce serait mal agir avec un ancien correspondant que de refuser de voir sa pacotille. Tu me suivras, maître Seadrift, et je les examinerai, quoique la longue guerre, la baisse des fourrures la surabondance de la moisson de l’année dernière, et la parfaite stagnation dans les mines, aient mis à plat le commerce ; j’irai néanmoins, de crainte que tu ne dises que tes intérêts ont été négligés. Ton maître Tiller est un agent indiscret ; il m’a causé aujourd’hui une frayeur qui surpasse toutes celles que j’ai éprouvées depuis la faillite de Van Halt…

La voix de Myndert cessa peu à peu de se faire entendre, car dans sa précipitation à ne point négliger les intérêts de son hôte, le tenace négociant avait déjà quitté l’appartement, et le reste de son discours fut prononcé dans l’antichambre du pavillon.

— Il ne sera pas fort agréable pour une personne de mon sexe de se mêler aux matelots et aux autres hommes qui entourent probablement les balles de marchandises, dit Alida dont le visage exprimait à la fois l’hésitation et la curiosité.

— Cela ne sera pas nécessaire, répondit son compagnon. J’ai près d’ici les échantillons de tout ce que vous pouvez désirer. Mais pourquoi cette précipitation ? Nous sommes encore dans les premières heures de la nuit, et l’alderman sera occupé longtemps avant de se résoudre à payer les prix que nos gens lui demanderont certainement. J’arrive d’au-delà des mers, belle Alida, et tu ne peux concevoir le plaisir que j’éprouve à respirer l’atmosphère qu’épure la présence d’une femme.

La belle Barberie, sans savoir pourquoi, recula d’un pas ou deux, et posa la main sur le cordon d’une sonnette avant de savoir ce qui causait ses alarmes.

— Il ne me semble pas que je sois une créature assez terrible pour que vous puissiez craindre ma présence, dit le marin avec un sourire où il y avait autant d’ironie que de cette mélancolie pensive que sa physionomie exprimait si souvent. Mais sonne et fais venir tes serviteurs pour apaiser des craintes qui sont naturelles à ton sexe et flatteuses pour le mien. Sonnerai-je moi-même, car ta jolie main tremble trop pour te rendre ce service ?

— Je ne sais pas si quelqu’un répondrait, car l’heure du service est passée. Je ferais mieux d’aller examiner les marchandises.

L’être étrange qui occasionnait tant d’hésitation à Alida, regarda cette jeune fille avec une tendre sollicitude.

— Voilà comme elles sont jusqu’à ce que des relations trop fréquentes avec un monde froid et corrompu changent leur âme, dit-il. Plût au ciel qu’elles pussent toujours rester ainsi ! Ces mots furent plutôt murmurés que prononcés à voix haute par l’étranger. — Tu as dans ton caractère un singulier mélange de la faiblesse des femmes et du courage des hommes, belle Barberie, mais, crois-moi (et il posa la main sur son cœur avec une ardeur qui parlait en faveur de sa sincérité), avant qu’un mot, qu’une action pût t’offenser, soit de ma part, soit de la part de ceux qui obéissent à ma volonté, il faudrait qu’il s’opérât là un grand changement. Ne crains pas, ajouta-t-il, car je vais appeler pour les échantillons que tu désires voir.

L’étranger appliqua un petit sifflet d’argent à ses lèvres, et fit entendre un son peu prononcé, en faisant signe à Alida d’attendre les résultats sans effroi. Presque aussitôt on entendit un frémissement parmi les feuilles du bosquet, puis, après un instant d’attente, un objet noir entra par la fenêtre et roula pesamment jusqu’au milieu de la chambre.

— Voilà des marchandises, et, crois-moi, le prix ne sera point disputé entre nous, reprit maître Seadrift en ouvrant le petit ballot qui était entré dans l’appartement sans aucune aide apparente. Ces marchandises sont autant de gages de neutralité entre nous ; ainsi, approche et regarde sans crainte : tu en trouveras pour lesquelles tu remercieras le hasard.

Le ballot fut ouvert, et, comme son maître paraissait singulièrement habile à séduire l’imagination d’une femme, il devint impossible à Alida de résister plus longtemps. Elle perdit peu à peu sa réserve, à mesure que l’examen avançait ; et avant que le propriétaire des trésors fût parvenu au tiers du ballot, les mains de l’héritière étaient aussi activement occupées que les siennes.

— Voici une étoffe de la Lombardie, dit le marchand, satisfait de la confiance qu’il était parvenu à établir entre sa belle compagne et lui. Tu vois qu’elle est riche, remplie de fleurs, et variée comme le pays d’où elle vient. On dirait que les vignes et la végétation d’un sol fertile se reproduisent sous le travail du métier. La pièce est assez considérable pour tous les vêtements possibles. Vois, elle est sans fin, comme les plaines qui nourrissent le petit animal dont se compose son tissu. J’ai vendu beaucoup de cette étoffe à des dames anglaises qui ne dédaignent pas d’acheter à une personne qui court de grands risques pour leur toilette.

— Je crois qu’il y en a beaucoup qui trouvent du plaisir à porter ces étoffes, principalement parce qu’elles sont défendues.

— Cela ne serait pas contre nature. Regardez cette boîte contient plusieurs ornements fabriqués avec des dents d’éléphant, taillées par un habile ouvrier des pays qui sont le plus à l’est ; ils ne déparent pas la table de toilette d’une dame, et ils ont un but moral, en ce qu’ils lui rappellent un pays où les femmes sont moins heureuses que chez elle. Ah ! voilà un trésor de Malines, travaillé d’après mes propres dessins.

— C’est d’une beauté au-delà de tout éloge ; le dessin ferait honneur à un peintre.

— Je me suis beaucoup occupé dans ma jeunesse de ces sortes de choses, reprit le marchand, en déployant la dentelle riche et délicate, de manière à prouver qu’il ressentait encore du plaisir à contempler son tissu. Il y eut un traité de fait entre moi et l’ouvrier, par lequel ce dernier s’engageait à m’en fournir une assez grande quantité pour atteindre depuis le haut de la tour de l’église de la ville qu’il habitait, jusqu’au pavé de la rue ; et cependant, vous voyez comme il m’en reste peu ! les dames de Londres le trouvent à leur goût, et il ne m’a pas été facile d’apporter dans les colonies le peu qui en reste.

— Vous aviez choisi un aunage un peu fort, pour un article qui devait traverser tant de pays sans le soumettre aux formalités de la loi.

— Nous avions confiance dans la protection de l’Église, qui se fâche rarement contre ceux qui respectent ses privilèges. Sous la sanction de cette autorité, je vais mettre de côté ce qui en reste, persuadé que cela vous conviendra.

— Un tissu aussi précieux doit être cher ?

La belle Barberie parlait en hésitant, et, comme elle levait les yeux, elle rencontra les regards de son compagnon fixés sur elle ; ils exprimaient la conviction de l’ascendant qu’il obtenait. Tressaillant sans savoir pourquoi, elle se hâta d’ajouter :

— Cette dentelle est peut-être plus convenable pour une dame de la cour que pour une jeune fille des colonies.

— Elle ne convient à nulle autre aussi bien qu’à vous. Je la mets de côté comme un poids de plus dans mon marché avec l’alderman. Voici du satin de Toscane, pays où la nature se plaît dans les extrêmes et dont les marchands étaient princes. Le Florentin est habile dans ses fabriques et heureux dans ses dessins et ses couleurs, qu’il doit à la richesse de son climat. Regardez : la nuance de cette éclatante surface est presque aussi délicate que la lueur rosée qui joue sur les flancs des Apennins.

— Vous avez donc visité les pays où se fabriquent les marchandises que vous vendez ? dit Alida en laissant voir l’intérêt qu’elle éprouvait.

— C’est mon habitude. Voilà une chaîne de la cité des Îles : la main d’un Vénitien peut seule former ces liens délicats et presque invisibles. J’ai refusé un rang de perles sans tache pour ce tissu d’or.

— C’était imprudent pour un homme dont le commerce est soumis à tant de hasards.

— Je gardais ce bijou pour mon plaisir. Le caprice est quelquefois plus fort que l’amour du gain, et cette chaîne ne me quittera pas que je ne l’aie offerte à la dame de mes pensées.

— Un marchand si activement occupé peut à peine trouver un moment pour chercher l’objet auquel un pareil don est destiné.

— Le mérite et les charmes sont-ils si rares parmi votre sexe ! La belle Barberie parle dans la sécurité de ses conquêtes, ou elle ne traiterait pas si légèrement un sujet si sérieux pour la plupart des femmes.

— Parmi les différentes contrées que vous avez visitées se trouvait sans doute celle de la sorcellerie, ou vous ne prétendriez pas à la connaissance de chaque chose qui, par leur nature même, sont ignorées d’un étranger. De quelle valeur peuvent être ces magnifiques plumes d’autruche ?

— Elles viennent de la noire Afrique, quoiqu’elles soient elles-mêmes d’un blanc si pur. Ce paquet me fut donné en secret par un Maure, en échange de quelques outres de Lacryma-Christi, qu’il avala les yeux fermés. J’ai fait commerce avec cet homme, parce que j’avais pitié de son gosier altéré, et je n’attache aucun prix à la valeur de cette marchandise : elle ira avec la dentelle, pour entretenir l’amitié entre ton oncle et moi.

Alida ne put s’opposer à cette libéralité, bien qu’elle pensât, en secret, que ces dons étaient des offrandes délicates et déguisées qui s’adressaient à elle-même. Ce soupçon produisit deux résultats : la jeune fille devint plus réservée dans ses éloges sur les marchandises, et sa confiance et son admiration pour le magnifique marin n’en furent pas diminuées.

— Mon oncle aura des raisons de louer ta générosité, dit l’héritière en inclinant la tête un peu froidement ; quoiqu’on puisse croire que dans le commerce la justice est autant à désirer que la générosité. Voilà un curieux dessin travaillé avec l’aiguille ?

— C’est l’ouvrage de bien des jours, produit par la main d’une recluse ; je l’ai acheté d’une religieuse, en France. Elle a passé des années sur ce travail, qui a plus de valeur que la matière sur laquelle il fut fait. La faible fille de la solitude pleura lorsqu’elle se sépara de ce tissu, car il avait à ses yeux le mérite d’un objet auquel on est habitué. Une personne qui vit dans la confusion du monde perdrait un ami avec un chagrin moins profond que ne le fut celui de cette douce habitante du cloître en se séparant de l’ouvrage de ses mains.

— Et est-il permis aux personnes de votre sexe de visiter ces retraites religieuses ? demanda Alida. Je descends d’une race qui a peu de respect pour la vie monastique, car nous sommes des réfugiés qui se sont soustraits à la sévérité de Louis XIV ; cependant je n’ai jamais entendu mon père leur reprocher de montrer si peu de déférence à leurs vœux.

— Le fait me fut ainsi répété, car certainement mon sexe n’est point admis à commercer directement avec les modestes sœurs (un sourire, qu’Alida était moitié disposée à trouver ironique, effleura les lèvres de l’étranger), mais il me fut ainsi rapporté. Quelle est votre opinion sur le mérite des femmes qui cherchent un refuge contre les soins et les péchés du monde dans les institutions de cette espèce ?

— En vérité, cette question surpasse mes connaissances. Ce n’est point ici un pays où l’on enferme les femmes, et cet usage occupe peu nos pensées en Amérique.

— Cette coutume à ses abus, continua l’étranger d’un air pensif, mais elle a aussi son bon côté. Il y a beaucoup de femmes, parmi les faibles et les vaines, qui seraient plus heureuses dans les cloîtres qu’exposées aux séductions et aux folies de la vie. Ah ! voici un travail sorti de mains anglaises, je ne sais pas comment cet article se trouve en compagnie des produits de métiers étrangers. Mes ballots contiennent peu de choses qui soient vulgairement sanctionnées par les lois. Parlez-moi franchement, belle Alida, et dites-moi si vous partagez les préjugés du monde contre nous autres libres commerçants ?

— Je ne veux point juger des principes qui excèdent les connaissances et les habitudes de mon sexe, répondit la jeune fille avec dignité. Il y a des personnes qui pensent que l’abus du pouvoir justifie la résistance, tandis que d’autres croient que violer les lois, c’est violer la morale.

— Ce dernier principe est la doctrine des hommes qui ont de l’argent et dont la fortune est faite ! Ils ont retranché leurs biens derrière des barrières reconnues, et ils prêchent leur sainteté parce qu’elles favorisent leur égoïsme. Nous autres, écumeurs de mer…

Alida tressaillit si subitement, que son compagnon cessa de parler.

— Mes paroles sont-elles assez effrayantes pour que leur son vous fasse pâlir ?

— J’espère qu’elles furent plutôt prononcées par hasard, et qu’elles n’ont pas la signification terrible que je leur prête. Je voudrais ne pas avoir dit… Non, c’est une idée qui prend sa source dans la ressemblance de vos professions, un homme comme vous ne peut pas être celui dont le nom est devenu proverbial.

— Un homme comme moi, belle Alida, est ce que la fortune veut qu’il soit. De quel homme et de quel nom voulez-vous parler ?

— Ce n’est rien, reprit la belle Barberie, examinant involontairement les traits gracieux et les manières polies de l’étranger avec plus d’attention qu’il ne convenait à une jeune fille. Mais continuez votre explication. Voilà de beaux velours !

— Ils viennent aussi de Venise ; mais le commerce est comme la faveur, il suit les riches, et la reine de l’Adriatique est déjà sur son déclin. Ce qui aurait fait la fortune du laboureur occasionne la chute d’une ville. Les lagunes sont remplies d’un sol gras, et la quille d’un vaisseau de commerce s’y voit moins souvent que par le passé. Quelques siècles de plus, et la charrue tracera peut-être des sillons où le Bucentaure a flotté ! Le passage extérieur des Indes a changé le courant de la prospérité, qui se précipite toujours dans le lit le plus large et le plus nouveau. Les nations pourraient prendre une leçon de morale en contemplant les canaux déserts et l’éloquente magnificence de cette ville déchue, mais dont l’orgueil se nourrit encore de ses inutiles souvnirs. Comme je disais, nous autres marins errants, nous attachons peu de prix à ces vieilles maximes qui sont inventées par les grands et les riches chez nous, et sont transmises à l’étranger afin que les faibles et les malheureux soient plus fortement enchaînés dans leurs fers.

— Je crois que vous poussez ce principe trop loin pour un homme dont la plus grande offense contre l’usage établi est un commerce un peu hasardeux. Vos opinions bouleverseraient la société.

— Ou plutôt elles la rétabliraient en rendant à chacun ses droits naturels. Lorsque les gouvernements se baseront sur la justice, lorsque leur but sera d’éloigner les tentations au lieu d’en créer de nouvelles, et lorsque des corps se reconnaîtront responsables des fautes des individus… Alors la Sorcière des Eaux elle-même pourrait devenir un cutter de la couronne, et son propriétaire un officier de la douane.

Le velours tomba des mains d’Alida, et elle se leva précipitamment de son siège.

— Expliquez-vous clairement, dit-elle avec la fermeté qui lui était naturelle. À qui parlé-je en ce moment ?

— À un homme rejeté de la société… À un aventurier de l’Océan, à l’Écumeur de mer ! cria une voix à la fenêtre qui était restée ouverte.

Au même instant Ludlow santa dans l’appartement. Alida poussa un cri, cacha son visage dans sa robe, et s’enfuit précipitamment.



  1. Allusion à l’ode de Collens sur les passions.