L’Écumeur de mer/Chapitre 9

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 90-99).


CHAPITRE IX.


Pourquoi me regardez-vous ainsi ? pourquoi êtes-vous effrayée ? Je voudrais devenir votre ami, et avoir votre amour.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Le premier mouvement d’Alida, à cette seconde invasion du pavillon, fut certainement de fuir. Mais la timidité n’était pas sa faiblesse ; et, comme sa fermeté naturelle lui donna le temps d’examiner la personne qui venait d’entrer avec si peu de cérémonie, la curiosité se joignit à ce sentiment pour l’inviter à rester. Peut-être une vague et naturelle espérance qu’elle allait voir le commandant de la Coquette eut un certain pouvoir sur sa première décision. Afin que le lecteur puisse juger combien cette hardiesse était excusable, nous allons décrire la personne de ce nouvel aventurier.

L’étranger était dans la fleur et dans toute l’activité de la jeunesse. Il ne pouvait pas avoir plus de vingt-deux ans ; on ne l’aurait pas même cru aussi âgé, si ses traits n’eussent été revêtus d’une riche couleur brune, qui en quelque sorte servait d’ornement à un teint qui n’avait jamais été blanc, mais qui était cependant clair et frais. Des favoris noirs, épais et soyeux, qui formaient un singulier contraste avec des paupières et des sourcils d’une beauté et d’une douceur presque féminines, contribuaient à donner une expression résolue à un visage qui, sans cela, eût peut-être manqué du caractère qui convient à celui d’un homme. Le front était bas et uni ; le nez, quoique proéminent et d’une coupe hardie, était d’une excessive délicatesse dans ses détails ; la bouche et les lèvres, pleines d’une expression mêlée de malice et de mélancolie ; les dents régulières, de la blancheur la plus pure ; le menton petit, rond, à fossette, et si soigneusement dépourvu de la marque distinctive du sexe masculin, que l’on aurait pu s’imaginer que la nature s’était emparée de ce qui lui revenait pour en augmenter la portion des joues et des tempes. Si l’on ajoute à ces traits des yeux brillants et noirs comme le jais, qui paraissaient varier leur expression suivant la volonté de l’inconnu, le lecteur verra que le salon d’Alida avait été envahi par un personnage dont les traits auraient pu, dans d’autres circonstances, être dangereux pour l’imagination d’une femme dont le goût était en quelque sorte influencé par le type de ses propres charmes.

Le costume de l’étranger était aussi remarquable que ses qualités personnelles : ses vêtements rassemblaient à ceux que nous avons déjà décrits en parlant de l’homme qui s’était annoncé sous le nom de Master Tiller ; mais les matériaux en étaient plus riches et plus dignes de celui qui les portait.

Son habit léger était d’une soie pourprée d’une manufacture indienne, coupé de manière à laisser deviner des contours gracieux et des membres plus actifs qu’athlétiques. Les pantalons lâches étaient d’une toile blanche, le bonnet de velours écarlate, orné d’or. La taille du jeune homme était entourée d’un large cordon de soie rouge, tissu sous la forme d’un câble de vaisseau. Aux deux extrémités, on voyait de petites ancres travaillées en argent.

Au milieu de cet accoutrement si original, il y avait à la ceinture du jeune homme une paire de petits pistolets richement montés ; on y voyait aussi le manche d’un poignard asiatique, d’un travail précieux, qui sortait avec ostentation d’entre les plis d’un vêtement supérieur.

— Comment cela va-t-il ? s’écria l’étranger d’une voix qui était plus en harmonie avec l’apparence de celui qui parlait qu’avec le salut peu cérémonieux et d’accord avec sa profession qu’il avait exprimé aussitôt qu’il eut pris terre au centre du petit salon d’Alida. Arrivez, mon marchand de peaux de castor, voilà quelqu’un qui apporte de l’or dans vos coffres. Maintenant que ce trio de lumière a rempli son devoir, il faut l’éteindre, de crainte qu’il ne serve de phare à ce havre prohibé.

— Je vous demande pardon, Monsieur, dit la maîtresse du pavillon, en sortant de derrière le rideau, avec un air de calme auquel les battements de son cœur étaient près à chaque instant de donner un démenti ; ayant une visite si inattendue à recevoir, toutes ces lumières sont nécessaires.

Le mouvement en arrière que fit l’étranger, et son alarme évidente, rendirent à Alida un peu d’assurance, car le courage est une qualité qui paraît gagner de la force dans un degré proportionné à celle qui abandonne la personne qu’on redoute. Cependant, lorsqu’elle vit que l’étranger avait mis la main sur son pistolet, la jeune fille fut de nouveau sur le point de fuir, et elle ne prit la résolution de rester qu’après avoir rencontré le regard doux du jeune homme, lorsque, retirant sa main de dessus son arme, il s’avança d’un air si gracieux que la crainte d’Alida fit place à la curiosité.

— Quoique l’alderman van Beverout ne soit pas exact au rendez-vous, dit le brillant étranger, il fait plus que pardonner son absence, en envoyant un tel substitut. J’espère que vous êtes autorisée par lui à traiter avec moi ?

— Je n’ai aucun droit à réclamer sur des matières que je ne comprends pas ; mon seul désir se borne à demander que ce pavillon ne soit pas témoin de discussions d’affaires qui sont autant au-dessus de mes connaissances qu’elles sont séparées de mes intérêts.

— Alors, pourquoi ce signal ? demanda l’étranger en montrant les lumières qui brûlaient encore en face d’une croisée ouverte. Il est maladroit de faire une méprise dans des transactions aussi délicates !

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Monsieur ; ces lumières sont celles qu’on voit ordinairement dans mon appartement à cette heure, à l’exception de cette lampe que m’a laissée mon oncle, l’alderman van Beverout.

— Votre oncle ! s’écria l’étranger en s’avançant si près d’Alida que la jeune fille recula sur ses pas ; votre oncle ! Et son visage éprouva un nouvel et profond intérêt. Vous êtes alors celle à qui la renommée donna si justement le titre de belle Barberie ! Et il ôta son bonnet, comme s’il venait seulement de découvrir le sexe et les attraits de sa compagne.

Il n’était pas dans la nature d’Alida d’être mécontente d’un tel discours. Toutes les causes de terreur que son imagination avait créées furent oubliées ; l’étranger lui avait d’ailleurs suffisamment, donné à comprendre qu’il était attendu par son oncle. Si l’on ajoute que la beauté de l’inconnu et la douceur de sa voix avaient aidé à apaiser ses craintes, nous ne blesserons ni la vérité ni un sentiment très-naturel. Profondément ignorante des détails de commerce, et habituée à entendre vanter ses mystères, comme exerçant les plus précieuses et les plus belles facultés de l’homme, elle ne pouvait trouver extraordinaire qu’un commerçant eût des raisons pour dérober ses actions à la curiosité et à la rivalité de ses compétiteurs. Comme la plupart des personnes de son sexe, elle avait la plus grande confiance dans le caractère de ceux qu’elle aimait ; et bien que la nature, l’éducation et les habitudes eussent mis une grande différence entre le tuteur et sa pupille, leur harmonie n’avait jamais été interrompue par aucun refroidissement dans leur affection ;

— Voilà donc la belle Barberie ! répéta le jeune marin, car on voyait à son costume qu’il était permis de lui donner ce titre ; c’est elle ! Et il étudiait les traits de la jeune fille avec une expression de plaisir et de touchante mélancolie. La renommée n’est point trompeuse, car je vois tout ce qui peut justifier l’égarement ou la folie d’un homme.

— Voilà une conversation bien familière pour deux personnes qui sont entièrement étrangères, dit Alida en rougissant, quoique l’œil noir qui semblait pénétrer jusque dans ses pensées s’aperçût que ce n’était point de colère. Je ne puis nier que la partialité de mes amis, jointe à mon origine, m’a obtenu un titre qui m’est plutôt donné par plaisanterie que par la conviction qu’il soit sérieusement mérité. Mais il se fait tard, et cette visite est du moins singulière ; permettez-moi d’appeler mon oncle…

— Restez… interrompit l’étranger. Il y a si longtemps… si longtemps que je n’avais éprouvé un si doux plaisir ! C’est une vie de mystère que celle-ci, belle Alida, quoique les incidents qui la composent semblent vulgaires et reviennent chaque jour. Il y a du mystère dans son commencement, dans sa fin, dans ses impulsions, dans ses sympathies et ses passions opposées. Non, ne me quittez pas ! Je viens d’au-delà des mers, où des hommes vulgaires et grossiers ont été mes seuls associés, et votre présence est un baume pour un cœur blessé !

Intéressée bien plus encore, s’il était possible, par l’accent mélancolique et touchant de l’étranger que par son langage extraordinaire, Alida hésita. Sa raison lui disait que les convenances et même la prudence exigeaient qu’elle apprît à son oncle l’arrivée de l’inconnu ; mais la prudence perd beaucoup de son pouvoir, lorsque la curiosité d’une femme est excitée par une secrète et puissante sympathie. Ses yeux rencontrèrent des regards suppliants qui semblaient posséder le don fabuleux de la fascination, et tandis que son jugement lui disait qu’ils n’en étaient que plus dangereux, ses sens plaidaient en faveur du séduisant marin.

— Un hôte attendu par mon oncle aura le loisir de se reposer après les privations et les fatigues d’un long voyage, dit-elle. La porte de cette maison n’est jamais fermée aux droits de l’hospitalité.

— S’il y a sur ma personne ou dans mon costume quelque chose qui puisse vous effrayer, dit le jeune homme avec vivacité, dites-le-moi, et je renonce… Ces armes… ces armes insensées auraient dû n’être jamais placées ici ! ajouta-t-il en jetant avec indignation les pistolets et le poignard par la fenêtre. Ah ! si vous saviez combien j’ai peu l’intention de faire du mal à qui que ce soit, surtout à une femme… vous ne me craindriez pas !

— Je ne vous crains pas, répondit Alida avec fermeté ; je ne crains que les propos du monde.

— Quels êtres humains peuvent ici nous troubler ! Tu es dans ce pavillon, belle Alida, éloignée des villes et de l’envie, comme quelque demoiselle favorisée sur l’heureuse vie de laquelle préside un bon génie. Voilà les jolis objets dans lesquels tout sexe cherche un innocent et tranquille amusement : tu touches ce luth, quand la mélancolie s’empare de tes pensées ; voici des couleurs pour imiter ou pour éclipser les beautés des champs et des montagnes, la fleur et l’arbre, et ces pages, riches en fictions, sont pures comme tes pensées, charmantes comme ta personne !

Alida écoutait avec étonnement ; car, tandis qu’il parlait, le jeune marin touchait les différents objets qu’il nommait, avec un mélancolique intérêt qui semblait dire combien il regrettait profondément que la fortune l’eût placé dans une position où leur usage était presque défendu.

— Il n’est pas extraordinaire pour ceux qui vivent sur mer d’éprouver cet intérêt pour des bagatelles qui servent aux amusements de mon sexe, dit Alida restant toujours, malgré la résolution qu’elle avait prise de quitter l’appartement.

— Vous connaissez donc les habitudes de notre commerce difficile et téméraire ?

— Il n’est pas possible que la parente d’un marchand aussi répandu que mon oncle n’ait pas souvent entendu parler de marins.

— Ah ! en voici une preuve, répondit l’étranger parlant assez vite pour trahir de nouveau toute la sensibilité de son cœur. Il est rare de trouver l’histoire des boucaniers d’Amérique dans la bibliothèque d’une dame ! Quel plaisir un esprit comme celui de la belle Barberie peut-il éprouver dans le récit de ces violences sanglantes ?

— Quel plaisir en effet ! répondit Alida, à demi tentée par le regard hardi et fier de son compagnon de le prendre pour un des corsaires en question, malgré l’évidence contradictoire dont il était entouré. Ce livre me fut prêté par un brave marin qui se tient prêt à réprimer leurs violences, et tandis que je parcours l’histoire de tant de crimes, je me rappelle le dévouement de ceux qui risquent leur vie pour protéger l’innocence et la faiblesse. Mais mon oncle aurait raison de m’en vouloir, si je tardais plus longtemps à lui apprendre votre arrivée.

— Un seul moment encore ! Il y a longtemps, bien longtemps que je ne suis entré dans un sanctuaire semblable à celui-ci. Voici de la musique, là un métier à broder. Ces fenêtres montrent un paysage dont le paisible tableau est en harmonie avec ton âme, et là-bas tu peux admirer l’Océan sans craindre sa fureur, ou ressentir du dégoût pour les scènes tumultueuses. Tu dois être heureuse ici !

L’étranger se détourna, et s’aperçut qu’il était seul. Le désappointement se peignit fortement sur son beau visage ; mais, avant qu’il eût le temps de se livrer à ses pensées, on entendit une seconde voix murmurer à la porte du salon :

— Contrats et traités ! Au nom de la bonne foi qui a pu t’amener ici, est-ce la manière de jeter un voile sur nos actions, ou supposes-tu que la reine me fera chevalier, lorsqu’elle connaîtra nos relations ?

— Lanternes et faux signaux ! reprit le jeune homme, en imitant la voix du bourgeois déconcerté, et montrant du doigt les trois lumières qui étaient toujours sur la table ; peut-on entrer dans le port sans respecter les amers de terre et les signaux ?

— Cela vient de l’amour pour les clairs de lune ! Cette jeune fille est levée quand elle devrait dormir ; elle contemple les étoiles et déjoue les spéculations d’un bourgeois. Mais ne crains pas, maître Seadrift ; ma nièce est discrète, et nous n’avons pas de meilleur gage de son silence que la nécessité, puisqu’elle n’aurait ici de confident que son vieux valet normand et le patron de Kinderhook ; tous les deux rêvent à autre chose qu’à un petit commerce avantageux.

— Ne crains pas, alderman, reprit le marin, conservant toujours son air moqueur, nous avons encore un autre gage, la crainte de compromettre sa réputation, puisque l’oncle ne peut perdre sa bonne renommée sans que celle de la nièce en souffre.

— Quel péché y a-t-il à pousser le commerce un pas au-delà des limites de la loi ? Ces Anglais sont une nation de monopoleurs, et ils ne se font aucun scrupule de nous lier les pieds et les mains, le cœur et l’âme, dans les colonies avec leurs actes du parlement, disant : « Tu ne commerceras qu’avec nous ou point du tout. » Par la réputation du meilleur bourgmestre d’Amsterdam, ils viennent aussi dans la province nous dire poliment qu’il faut ployer et obéir.

— Alors on peut s’en consoler par la contrebande : c’est bien raisonner, mon digne alderman. Ta logique te fera dans tous les temps un doux oreiller, surtout si tes spéculations ne sont pas sans profit. Et maintenant que nous avons si honnêtement discouru sur la morale de notre commerce, approchons de ses conclusions légitimes, sinon légales. Tiens, ajouta-t-il en tirant un petit paquet d’une poche intérieure de son habit, et le jetant sur la table avec indifférence, voilà ton or, quatre-vingts doublons de Portugal ; ce n’est pas un mauvais retour pour quelques paquets de fourrures, et l’avarice elle-même conviendrait que six mois ne sont pas un très-long terme pour l’usure ?

— Le bâtiment qui t’appartient, impétueux Seadrift, est l’oiseau de la marine, reprit Myndert avec une émotion joyeuse dans la voix qui trahissait sa profonde satisfaction. As-tu dit quatre-vingts ? mais épargne-toi la peine de chercher le mémorandum, je vais compter l’or moi-même afin de t’en éviter l’embarras. En vérité, le voyage n’a pas été mauvais ! Quelques barils de la Jamaïque, avec un peu de poudre et de plomb, une couverture ou deux, et par-ci par-là une babiole d’un son pour un chef, ont été habilement et promptement convertis en métal jaune par tes soins. Cette affaire s’est faite sur les côtes françaises ?

— Plus au nord, ou la neige aida le marché. Tes castors et tes martres, honnête bourgeois, seront étendus en présence de l’empereur aux prochaines fêtes. Qu’étudies-tu avec tant d’attention sur le visage de ce Jean de Bragance ?

— Cette pièce ne me semble pas des plus lourdes, mais heureusement j’ai mes balances sous la main…

— Arrête, dit l’étranger en posant légèrement sa main (qui, suivant la mode de l’époque, était enfermée dans un gant délicat et parfumé) sur le bras du bourgeois. Point de balance entre nous, Monsieur ! Cela fut donné dans le marché, et, lourde ou légère, cette pièce ira avec les autres. Nous trafiquons de confiance, et cette hésitation m’offense. Un autre doute encore sur mon intégrité, et nos relations seront terminées.

— Ce serait une calamité que je déplorerais tout autant, ou presque autant que toi-même, répondit Myndert, affectant de rire tandis qu’il glissait le doublon dans le sac avec les autres, afin d’éloigner de la vue cette pomme de discorde. Un peu d’indulgence dans le commerce entretient l’amitié, et nous ne perdrons pas un temps précieux pour une bagatelle. As-tu apporté des marchandises convenables pour les colonies ?

— En abondance.

— Et soigneusement assorties ? Colonies et monopole ! il y a une double satisfaction dans ce trafic clandestin ! Je n’apprends jamais ton arrivée, maître Seadrift, sans que le cœur me bondisse d’aise ! quel plaisir de violer les lois de vos benêts de Londres !

— Mais le premier de tous est…

— Le plaisir du gain, certainement. Je ne veux pas nier le pouvoir des sentiments de la nature, mais réellement il y a une sorte de gloire de profession à tromper ainsi l’égoïsme de ceux qui se croient nos maîtres. Quoi ! sommes-nous mis au monde pour être les instruments de leur prospérité ! donnez-nous une législation égale, le droit de décider sur la police des actes, et alors, comme un loyal et obéissant sujet…

— Tu feras toujours la contrebande.

— Allons, allons, multiplier des mots insignifiants n’est pas multiplier de l’or. Peux-tu me montrer la liste des articles que tu as introduits ?

— Ils sont ici, et prêts à être examinés. Mais il me passe une fantaisie par la tête, alderman van Beverout, et il faut que j’y donne carrière comme à mes autres caprices : je veux un témoin à notre marché.

— Juges et jury ! tu oublies qu’une lourde galiote pourrait faire voile à travers les clauses les plus serrées de ces contrats extralégaux. Les cours reçoivent la preuve de cette espèce de commerce, comme la tombe reçoit les morts, pour tout engloutir et être oubliée.

— Je me moque des cours de justice, et je n’éprouve aucun désir de les voir. Mais la présence de la belle Barberie préviendra les malentendus qui pourraient mettre un terme à nos relations. Appelez-la.

— La jeune fille ignore complètement les usages du commerce, et cela pourrait me nuire dans son opinion. Si un homme ne soutient pas son crédit dans sa propre maison, comment le soutiendra-t-il sur la place ?

— Il y en a qui ont du crédit sur les grands chemins, et qui n’en ont pas chez eux. Mais tu connais mon humeur : point de nièce, point de trafic.

— Alida est une enfant soumise et affectionnée, et je ne voudrais pas volontairement troubler son sommeil. Il y a ici le patron de Kinderhook, un homme qui aime les lois anglaises autant que moi ; il éprouvera moins de répugnance à voir un honnête shilling changé en or. Je vais l’éveiller ; aucun homme ne fut jamais offensé de l’offre de partager une affaire avantageuse.

— Laissez-le dormir. Je ne trafique pas avec vos lords de manoirs et d’hypothèques. Amenez la dame, car il y aura des matières convenables à sa délicatesse.

— Par le devoir et les dix commandements ! vous n’avez jamais eu la tutelle d’un enfant, maître Seadrift, et vous ne connaissez pas le poids d’une telle responsabilité.

— Point de nièce, point de trafic, interrompit l’obstiné contrebandier en remettant sa facture dans sa poche, et se préparant à se lever de la table près de laquelle il s’était assis. La jeune dame sait que je suis ici, et il est plus sûr pour nous deux qu’elle entre un peu plus dans notre confidence.

— Tu es aussi despote que les lois anglaises sur la navigation ! J’entends la jeune fille qui marche encore dans sa chambre, elle va venir. Mais il n’est pas nécessaire d’entrer en explication sur nos anciennes transactions ; cette affaire peut passer pour une spéculation accidentelle, un jeu dans notre carrière commerciale.

— Comme tu voudras. Je dirai moins de mots que je ne ferai d’affaires : garde tes propres secrets, bourgeois, et ils seront en sûreté. Cependant, je voudrais voir ici la jeune dame, car j’ai un pressentiment que notre commerce court quelque danger.

— Je n’aime pas le mot pressentiment, murmura l’alderman, en prenant une lumière et la soufflant avec soin ; laisse tomber une seule lettre, et on pourra craindre les peines et les amendes de l’échiquier… Rappelle-toi que tu n’es qu’un commerçant qui se cache à cause de l’habileté de ses spéculations !

— Voilà à la lettre mon état ; si tous les autres étaient aussi adroits, le commerce cesserait certainement… Amène-moi la dame.

L’alderman, qui voyait probablement la nécessité de donner quelque explication à sa nièce, et qui connaissait le caractère opiniâtre de son compagnon, n’hésita pas plus longtemps, et, jetant d’abord un regard soupçonneux en dehors de la croisée ouverte, il quitta l’appartement.