L’Écumeur de mer/Chapitre 11

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 109-122).

CHAPITRE XI.


La vérité sera connue, le meurtre d’un père ne peut pas être longtemps caché à son fils ; je vous répète que la vérité sera découverte.
Lancelot


L’officier de la reine s’était élancé dans le pavillon avec le visage animé et la précipitation d’un homme excité par la colère. L’exclamation d’Alida et sa fuite détournèrent un instant son attention ; mais il se retourna avec vivacité vers son compagnon pour ne pas dire avec fureur. Il n’est pas nécessaire de répéter la description que nous avons faite de l’étranger afin de rendre intelligible au lecteur le changement qui s’opéra sur les traits de Ludlow. Il ne pouvait d’abord se persuader qu’il n’y eût pas une autre personne présente, et lorsque ses regards eurent parcouru tout l’intérieur de l’appartement, ils revinrent examiner le visage et la taille du contrebandier avec une expression d’incrédulité et de surprise.

— Il y a ici quelque méprise ! s’écria le commandant de la Coquette après avoir examiné l’appartement.

— Votre manière aimable d’entrer dans une maison, répondit l’étranger, sur le visage duquel on avait vu une rongeur passagère, qui pouvait provenir également de la surprise ou de la colère, a chassé la jeune dame de chez elle ; mais comme vous portez la livrée de la reine, je présume que vous avez le pouvoir d’envahir ainsi la demeure de ses sujets.

— J’avais cru… ou plutôt j’avais des raisons pour être certain qu’un homme abhorré de tous ceux qui ont de la loyauté était ici, répondit Ludlow un peu confus ; je puis difficilement avoir été trompé, car j’ai entendu clairement les discours d’un de ses gens… cependant, il n’y est pas.

— Je vous remercie de la haute considération que vous accordez à ma présence.

Les manières, plutôt que les paroles de l’étranger, portèrent Ludlow à l’examiner une seconde fois. Il y avait dans ce regard une expression mêlée de doute, d’admiration et d’inquiétude, sinon de jalousie, tandis qu’il parcourait les traits du jeune inconnu. Le premier sentiment semblait néanmoins le plus fort des trois.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés ! s’écria Ludlow, lorsque ses regards commençaient à s’obscurcir par l’attention forcée qu’il donnait à cet examen.

— L’Océan a différents sentiers, et les hommes peuvent y voyager longtemps sans courir le risque de se rencontrer.

— Tu as servi la reine, quoique je te voie dans une situation suspecte.

— Jamais. Je ne suis pas fait pour porter des liens dans la servitude d’aucune femme, reprit le contrebandier avec un sourire ironique, portât-elle mille diadèmes. Anne n’eut jamais une heure de mon temps ni un seul souhait de mon cœur.

— Voilà un langage hardi, Monsieur, pour l’oreille d’un officier. L’arrivée d’un brigantin inconnu, certains événements qui se sont passés cette nuit, votre présence ici, ces ballots de marchandises prohibées, élèvent dans mon esprit des soupçons qui doivent être éclaircis. Qui êtes-vous ?

— Un homme rejeté par la société, un homme condamné par le monde, le proscrit, l’aventurier de l’Océan, l’Écumeur de mer.

— Cela ne peut pas être ; on parle généralement de la difformité de ce prescrit, autant que de sa témérité à braver les lois. Voudriez-vous me tromper ?

— Si les hommes se trompent sur ce qui est visible aux yeux et de peu d’importance, répondit l’étranger avec fierté, n’a-t-on pas raison de douter de leur véracité dans des matières plus sérieuses. Je suis certainement ce que je parais être, si je ne suis pas ce que je suis.

— Je ne puis croire un conte aussi improbable ; donnez-moi quelques preuves de la vérité de ce que vous dites.

— Regardez ce brigantin dont les esparres délicates se confondent presque avec les branches des arbres, dit l’étranger en s’approchant d’une fenêtre et en dirigeant l’attention de son compagnon vers la Cove ; c’est le brigantin qui a si souvent trompé les efforts de tous les croiseurs, et qui me transporte avec mes trésors où il me plaît d’aller, sans la permission de lois arbitraires et les inquisitions de méprisables mercenaires. Le nuage orageux qui flotte au-dessus de la mer n’est pas plus libre et à peine plus rapide. On a eu raison de le nommer la Sorcière des Eaux ; car ses manœuvres sur l’Océan semblent dépasser le pouvoir humain. L’écume de la mer ne se balance pas plus légèrement sur les vagues que ce gracieux vaisseau lorsqu’il est poussé par la brise. Elle est digne d’être aimée, Ludlow ; crois-moi, je n’ai jamais accordé à une femme l’affection que je ressens pour ce fidèle et ce beau bâtiment.

— C’est plus qu’aucun marin ne pourrait en dire en faveur du vaisseau qu’il admire.

— Vous ne le diriez pas, Monsieur, à l’égard du lourd vaisseau de la reine Anne. Votre Coquette n’est pas des plus belles, et il y a plus de prétention que de vérité dans le nom que vous lui avez donné.

— Par le titre de ma royale maîtresse, jeune homme sans barbe, voilà un langage insolent qui pourrait convenir à celui que vous voulez représenter ! Mon vaisseau, lourd ou léger, est capable de mettre votre brigantin en contact avec les tribunaux.

— Par l’adresse et les qualités de la Sorcière des Eaux ! voilà un langage qui pourrait convenir à un homme qui aurait la liberté d’agir suivant son bon plaisir, dit l’étranger en imitant avec ironie la voix courroucée avec laquelle son compagnon avait parlé ; vous allez avoir une preuve de mon identité, écoutez : Il y a quelqu’un qui vante son pouvoir, et qui oublie qu’il est la dupe d’un de mes gens, et que tandis que ses discours sont si remplis d’orgueil et de hardiesse, il n’est qu’un captif.

Les joues brunes de Ludlow se couvrirent de rougeur, et il regardait la taille délicate de son adversaire, moins vigoureux que lui, comme s’il eût été tenté de le renverser par terre, lorsqu’une porte s’ouvrit, et Alida parut dans le salon.

Cette entrevue entre le commandant de la Coquette et sa maîtresse causa à l’un et à l’autre quelque embarras. La colère du jeune homme et la confusion d’Alida occasionnèrent un instant de silence ; mais comme la belle Barberie n’était pas revenue sans avoir un but, elle ne tarda pas à prendre la parole.

— Je ne sais pas si je dois condamner ou approuver la hardiesse du capitaine Ludlow en se présentant chez moi à une heure aussi inclue, dit-elle, car j’ignore encore son motif. Lorsqu’il lui plaira de me le faire connaître, je pourrai juger de la valeur de ses excuses.

— Il faut en effet qu’il s’explique avant que nous ne le condamnions, ajouta l’étranger en offrant un siège à Alida, qui le refusa froidement. Sans aucun doute, ce gentilhomme a un motif.

Si des regards pouvaient pulvériser, celui qui venait de parler eût été anéanti. Mais comme la jeune dame parut indifférente à cette dernière remarque, Ludlow entra en explication.

— Je ne chercherai point à cacher que j’ai été le jouet d’un artifice, dit-il, et qu’il est accompagné de circonstances qui me semblent extraordinaires. L’air et les manières du matelot que vous avez vu dans la périagua m’ont porté à lui accorder plus de confiance que la prudence ne l’exigeait, et j’en ai été récompensé par la trahison.

— En d’autres termes, le capitaine Ludlow n’est pas aussi sage qu’il se croyait le droit de le penser, dit l’étranger avec ironie.

— Comment suis-je à blâmer, et pourquoi ma demeure est-elle violée ? dit Alida ; est-ce parce qu’un matelot vagabond a trompé le commandant de la Coquette ? Non seulement je ne le connais pas, mais cette personne, ajouta-t-elle en adoptant un mot qu’on donne au premier venu, cette personne m’est étrangère, il n’y eut jamais entre nous d’autres relations que celles que vous voyez.

— Il n’est pas nécessaire de dire pourquoi j’ai pris terre, continua Ludlow, mais j’ai été assez faible pour permettre au marin inconnu de quitter avec moi mon vaisseau, et lorsque j’ai voulu y retourner, il a trouvé le moyen de désarmer mes gens et de me faire prisonnier.

— Et cependant, pour un captif, vous êtes passablement libre, ajouta l’étranger toujours avec ironie.

— À quoi sert la liberté quand on n’a pas les moyens d’en faire usage ? La mer me sépare de mon vaisseau, et les fidèles matelots qui conduisaient ma chaloupe sont dans les fers. J’ai été moi-même peu surveillé ; mais quoiqu’il m’eût été défendu d’approcher de certains lieux, j’en ai vu assez pour n’avoir aucun doute sur le caractère de ceux que l’alderman reçoit chez lui.

— Vous voudriez dire, et sa nièce aussi, Ludlow ?

— Je ne veux rien dire qui soit contraire au respect que je porte à Alida de Barberie. J’avoue qu’une idée affreuse me tourmentait ; mais je vois mon erreur, et je me repens d’avoir mis si peu de réserve dans ma conduite.

— Alors il ne nous reste plus qu’à reprendre notre marché, dit l’étranger en s’asseyant tranquillement devant un ballot ouvert, tandis que Ludlow et la jeune fille se regardaient dans une muette surprise. Il est fort amusant de montrer des trésors prohibés à un officier de la reine ; ce sera peut-être un moyen de gagner la faveur royale. Nous en étions restés aux velours et aux lagunes de Venise. En voilà un d’une couleur et d’une qualité digne de servir d’habit au doge lui-même le jour de ses fiançailles avec la mer. Nous autres habitants de l’Océan, nous regardons cette cérémonie comme une preuve que l’hymen ne nous oubliera pas, quoique nous désertions ses autels. Trouvez-vous que je rende justice au métier, capitaine Ludlow ? ou bien êtes-vous entièrement dévoué à Neptune, et vous bornez-vous à envoyer vos soupirs à Vénus quand vous êtes en mer ? Ma foi, si l’humidité et l’air imprégné de sel de l’Océan rouillent la chaîne dorée, c’est la faute d’une nature cruelle ! Ah ! voilà…

Un sifflet aigu résonna à travers les arbrisseaux, et l’orateur devint muet. Jetant ses marchandises avec indifférence sur le ballot, il se leva et parut hésiter. Pendant toute son entrevue avec Ludlow, l’étranger avait conservé un air doux, parfois joyeux, et n’avait jamais partagé le ressentiment que le commandant avait si clairement manifesté. Ses manières dénotèrent alors la perplexité, et ses traits semblaient exprimer qu’il variait dans ses opinions. Les sons du sifflet se firent entendre de nouveau.

— Eh ! eh ! maître Tom, murmura le contrebandier, je t’entends ; mais pourquoi cette précipitation ? Belle Alida, cet appel veut dire que le moment des adieux est arrivé.

— Nous nous sommes rencontrés avec moins de cérémonie, répondit Alida, qui, surveillée par l’œil jaloux de son admirateur, conservait toute la réserve de son sexe.

— Nous nous sommes rencontrés sans avertissement, mais nous séparons-nous sans qu’il reste un souvenir de cette entrevue ? Dois-je m’en retourner au brigantin avec toutes ces marchandises, ou obtiendrai-je en échange le tribut doré ?

— Je ne sais si j’oserai faire un commerce qui n’est pas sanctionné par les lois, en présence d’un officier de la reine, dit Alida en souriant. Je ne nierai pas que vous n’ayez beaucoup de choses qui peuvent exciter l’envie d’une femme ; mais notre royale maîtresse pourrait oublier son sexe et montrer peu de pitié si elle entendait parler de ma faiblesse.

— Ne craignez rien de cette dame. Ce sont ceux qui se montrent les plus sévères à faire exécuter ces lois ridicules, qui les violent le plus facilement. Par les vertus de l’honnête Leadenhall lui-même, je parierais que si j’étais dans le cabinet de la reine Anne, je parviendrais à tenter la royale dame avec mes belles dentelles et mes lourds brocards !

— Ce serait plus téméraire que prudent.

— Je ne sais. Quoique assise sur un trône, elle n’est qu’une femme. Déguisez la nature comme vous le voudrez, elle sera toujours un tyran. La tête qui porte une couronne rêve des conquêtes de son sexe plutôt que des conquêtes de l’État. La main qui tient le sceptre est faite pour montrer son habileté à conduire le pinceau ou l’aiguille, et quoique des mots et des idées puissent être appris et répétés avec la pompe de la royauté, la voix n’en est pas moins celle d’une femme.

— Sans vouloir mettre en question les mérites de notre royale maîtresse, dit Alida qui était toujours prompte à défendre les droits de son sexe, nous pouvons réfuter cette accusation en citant l’exemple de la glorieuse Élisabeth.

— Nous avons en aussi nos Cléopâtres dans les combats de mer, et la crainte qu’elles inspiraient était plus forte que l’amour. La mer à ses monstres, et la terre peut avoir les siens. Celui qui a créé le monde lui donna des lois auxquelles il n’est pas bien de se soustraire. Nous autres hommes, nous sommes jaloux de nos droits, et nous n’aimons pas à les voir usurper ; et croyez-moi, Madame, celle qui s’égare de la route que la nature lui a tracée, déplore bientôt sa fatale erreur. Mais, nous arrangerons-nous pour le velours, ou préférez-vous le brocard ?

Alida et Ludlow écoutaient avec admiration le capricieux et léger langage du singulier contrebandier, et tous les deux cherchaient en vain à se faire une juste idée de son caractère. Son air équivoque était en général bien soutenu, quoique le commandant de la Coquette eût découvert dans les manières de l’étranger, lorsqu’il s’adressait à Alida, une ardeur et une émotion qui excitaient dans son cœur un malaise dont il était honteux, même envers lui-même. Aux couleurs brillantes qui couvraient ses joues, on pouvait croire que la jeune fille observait aussi cette nuance, quoique probablement elle n’en connût pas les effets. Lorsqu’on lui demanda de nouveau ce qu’elle décidait relativement aux marchandises, elle regarda Ludlow avant de répondre.

— Je suis forcée d’avouer, dit-elle en riant, que vous n’avez pas étudié en vain le cœur des femmes. Et cependant, avant de prendre une décision, permettez-moi de consulter ceux qui, ayant une plus grande connaissance des lois, jugeront mieux que moi de la légalité de ce commerce.

— Si cette demande n’était pas raisonnable en elle-même, je devrais l’accorder à votre rang et à votre beauté, Madame ; je laisse le ballot sous votre protection, et demain, avant que le soleil soit couché, on viendra connaître votre réponse. Capitaine Ludlow, nous séparons-nous amis, ou votre devoir envers la reine proscrit-il ce mot ?

— Si vous êtes ce que vous me semblez, dit Ludlow, vous êtes un être inexplicable ; si c’est une mascarade, ce que je soupçonne un peu, le rôle est bien joué, quoiqu’il n’ait rien de digne.

— Vous n’êtes pas le premier qui ait refusé d’en croire ses yeux, dans des circonstances relatives à la Sorcière des Eaux et à son commandant.. Paix ! honnête Tom… ton sifflet ne hâtera pas le temps ! Ami ou non, le capitaine Ludlow n’a pas besoin que je lui rappelle qu’il est mon prisonnier.

— S’il faut convenir que je suis tombé au pouvoir d’un misérable…

— Chut ! si vous voulez conserver tous vos membres. Maître Thomas Tiller est un homme dont l’humeur est un peu rude, et il n’aime pas plus les injures qu’un autre. Outre cela, l’honnête marin n’a fait qu’obéir à mes ordres, et sa réputation est protégée par une responsabilité supérieure.

— Tes ordres ! répéta Ludlow avec une expression, dans les yeux et sur les lèvres, qui aurait pu offenser un homme d’un caractère plus irritable que celui auquel il s’adressait. L’homme qui a si bien réussi dans son artifice est plus fait pour commander que pour obéir. Si l’Écumeur de mer n’est ici, c’est lui.

— Nous ne sommes tous que l’écume des flots qui va où le vent la pousse. Mais en quoi cet homme vous a-t-il offensé pour trouver tant d’aigreur dans l’officier de la marine ? Il n’a pas eu la hardiesse, je l’espère, de proposer un marché secret à un si loyal gentilhomme ?

— C’est bien, Monsieur, vous choisissez un heureux moment pour cette plaisanterie. Je vins à terre pour manifester le respect que j’éprouve pour cette dame, et il m’importe peu que le monde connaisse le but de cette visite. Ce n’est pas un vain artifice qui m’a conduit ici.

— C’est parler avec la franchise d’un marin, dit l’inexplicable étranger, quoique son visage pâlît et que sa voix parût hésiter. J’admire ce dévouement d’un homme envers une femme ; car, comme l’habitude met tant d’entraves à l’expression de leurs sentiments, il est de notre devoir de laisser aussi peu de doutes que possible sur nos intentions. On est obligé de convenir que la belle Alida ne pourra agir plus sagement qu’en récompensant une aussi sincère admiration.

L’étranger jeta un regard sur Alida, qui semblait annoncer de l’inquiétude, et, en parlant à la jeune fille, il semblait attendre une réponse.

— Lorsque le temps sera venu de prendre une décision, répondit Alida, moitié satisfaite et moitié mécontente de cette allusion, il sera peut-être nécessaire de demander les avis de différents conseillers… J’enfends les pas de mon oncle… Capitaine Ludlow, je laisse à votre prudence le soin de décider si vous devez le rencontrer ou non.

Les pas pesants du bourgeois s’approchaient à travers les chambres extérieures du pavillon. Ludlow hésita ; jeta un regard de reproche à sa maîtresse, et quitta aussitôt l’appartement par la même issue où il avait passé pour entrer. Un bruit qui se fit entendre dans le bosquet prouva suffisamment que son retour était attendu et qu’il était surveillé de près.

— Par l’arche de Noé et nos grand-mères ! s’écria Myndert en montrant à la porte son visage coloré par le mouvement, vous nous avez apporté des marchandises qui sont le rebut de nos ancêtres, maître Seadrift. Voilà des étoffes du dernier siècle, et elles devraient être troquées pour de l’or qui a été dépensé.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? répondit le contrebandier dont le ton et les manières semblaient changer à volonté, suivant l’humeur de la personne avec laquelle il parlait. Qu’est-ce que cela veut dire que vous vous plaigniez de marchandises qui ne sont que trop belles pour les pays éloignés ? Il y a bien des duchesses anglaises qui désireraient posséder ces belles étoffes que j’offre à ta nièce ; mais, en vérité, il y a bien peu de duchesses à qui elles iraient aussi bien.

— La jeune fille est jolie, et tes velours et brocards sont passables ; mais les autres articles ne sont pas faits pour être offerts à un sachem mohawk. Il faut qu’il y ait une réduction dans les prix, ou nous ne ferons pas d’affaire ensemble.

— Ce serait grand dommage. Mais s’il faut mettre à la voile, nous le ferons. Le brigantin connaît le canal par-dessus les sables de Nantuket, et je parierais sur ma vie que les Yankees trouveront d’autres chalands que les Mohawks.

— Tu es aussi prompt que ton bâtiment lui-même, maître Seadrift. Qui te dit qu’un compromis ne peut pas être fait lorsque toute discussion sera prudemment terminée ? Ôte les florins impairs pour faire un compte rond, et ton commerce est terminé pour cette saison.

— Pas un sou de Hollande. Allons, montre-moi la face des doublons, jette assez de ducats simples dans la balance pour compléter la somme, et que tes esclaves portent tes marchandises dans l’intérieur des terres, avant que la lumière du jour vienne raconter leur histoire. Il y a ici quelqu’un qui peut nous faire du tort si cela lui plaît, quoique je ne sache pas jusqu’à quel point il est maître du secret.

L’alderman Beverout tressaillit et regarda involontairement derrière lui, rajusta sa perruque comme un homme pleinement convaincu de la valeur des apparences dans ce monde, et tira prudemment les rideaux des fenêtres.

— Il n’y a personne de plus qu’à l’ordinaire, excepté ma nièce, dit l’alderman après avoir pris toutes les précautions dont nous venons de parler. Il est vrai que le patron de Kinderhook est ici ; mais comme il dort, c’est un témoin en notre faveur. Sa langue gardera le silence tandis que nous aurons le témoignage de sa présence.

— Eh bien, que cela soit ainsi ! reprit le contrebandier, lisant dans les regards suppliants d’Alida qu’elle désirait qu’il n’en dît pas davantage. Mon instinct me disait qu’il y avait une personne de plus, mais il n’allait pas jusqu’à découvrir que cette personne dormait. Il y a des commerçants sur la côte qui, pour l’amour de leur sûreté, mettraient sa présence sur le mémoire.

— N’en dites pas davantage, digne maître Seadrift. Pour parler franchement, les marchandises sont dans la périagua, et déjà hors de la rivière. Je savais que nous finirions par nous entendre ; le temps est précieux, et il y a un croiseur de la reine près d’ici : mes coquins passeront sous son pavillon comme des innocents qui vont au marché ; et je parierais un hongre flamand contre un cheval de Virginie, qu’ils demandent si le capitaine n’a pas besoin de légumes pour sa soupe… Ah ! ah ! ah !… Ce Ludlow est un enfant, ma nièce, et il n’est pas fait pour se mesurer avec des hommes d’un âge raisonnable. Vous saurez mieux l’apprécier quelque jour, et vous lui donnerez son congé comme à un créancier importun.

— J’espère que ces achats seront légalement sanctionnés, mon oncle ?

— Sanctionnés ! Le bonheur sanctionne tout. C’est en commerce comme en guerre : les succès donnent la réputation et le butin. Le plus riche commerçant est toujours le plus honnête… Plantations et ordres du conseil ! que font nos gouverneurs en Angleterre pour qu’il leur soit permis de vociférer contre un peu de contrebande ? Les coquins déclameront pendant une heure contre la subordination et la corruption, tandis que la moitié d’entre eux obtiennent leurs sièges au parlement par la fraude, et aussi illégalement que vous achetez ces dentelles de Malines. Dans le cas où la reine s’offenserait de notre commerce, maître Seadrift, procurez-moi une ou deux saisons aussi favorables que la dernière, et je serai votre passager pour Londres ; j’achèterai un siège au parlement, et je répondrai au mécontentement royal de ma place, comme ils disent, par la responsabilité des états généraux ! Dans de telles circonstances je redeviendrai sir Myndet les Manhattaneses pourraient bien entendre parler d’une lady van Beverout. Alors, ma jolie Alida, ton héritage serait bien diminué !… Allons, va te coucher, mon enfant, et rêve de dentelles, de velours, des devoirs d’une nièce envers un vieil oncle, de discrétion en général, et de toutes sortes d’agréables choses. Embrasse-moi, petite fille, et va te mettre au lit.

Alida obéit, et elle se préparait à quitter l’appartement, lorsque le contrebandier s’avança près d’elle avec un air si galant et si respectueux, qu’elle n’aurait guère pu s’offenser de sa hardiesse.

— Je manquerais de reconnaissance, dit-il, si je quittais une pratique aussi généreuse sans la remercier de sa libéralité. L’espérance de la rencontrer encore hâtera mon retour.

— Je ne sais pas à quel titre vous me devez ces remerciements, répondit Alida, quoiqu’elle s’aperçut que son oncle mettait avec soin plusieurs articles de côté, et qu’il avait déjà placé quelques-unes des plus séduisantes marchandises sur sa table de toilette ; on ne peut dire que nous ayons fait quelques affaires ensemble.

— Je me suis séparé de choses qui ne sont point visibles aux yeux humains, répondit l’étranger en baissant la voix et parlant avec une vivacité qui fit tressaillir Alida. Obtiendrai-je un retour pour ce don, ou bien dois-je le regarder comme perdu, c’est ce que le temps et mon étoile décideront.

Alors il prit la main de la jeune fille, la souleva jusqu’à ses lèvres, et mit tant de grâce et de douceur dans cette action, qu’Alida ne parut s’en offenser que lorsqu’il n’était plus temps de la défendre. Elle rougit, sembla disposée à se fâcher, puis sourit, et enfin, saluant avec confusion, elle se retira.

Plusieurs minutes se passèrent dans le plus grand silence lorsque Alida eut disparu. L’étranger était pensif, quoique ses regards animés brillassent comme si des pensées joyeuses eussent traversé son esprit. Il marchait à grands pas dans l’appartement, oubliant la présence de l’alderman. Ce dernier néanmoins trouva bientôt l’occasion de la lui rappeler.

— Ne crains pas que la jeune fille parle, s’écria-t-il lorsqu’il eut rempli sa tâche. C’est une excellente nièce, et qui connaît ses devoirs. Voilà un avantage sur son livre de compte qui fermerait la bouche à la femme du premier lord du trésor. Vos projets ne me plaisaient pas d’abord : car, voyez-vous, je ne pense pas que Barberie ou ma défunte sœur eussent approuvé qu’on la lançât si jeune dans le commerce. Mais ce qui est fait est fait, et le Normand lui-même ne pourrait pas nier que j’ai fait un bon choix d’excellentes marchandises au bénéfice de sa fille. Quand comptez-vous mettre à la voile, maître Seadrift ?

— Avec la marée du matin. Je n’aime pas beaucoup le voisinage de ces aimables garde-côtes.

— Sagement pensé ! La prudence est une qualité inappréciable dans un commerce secret. C’est celle que j’admire le plus dans maître Seadrift, après sa ponctualité. Je souhaiterais qu’on pût compter de même sur la moitié des maisons de commerce qui ont pour raison de société trois ou quatre noms sans compter les C°[1]. Ne crois-tu pas qu’il est plus sur de traverser le passage à la faveur des ténèbres  ?

— C’est impossible. Le flux y entre comme un torrent dans un ravin, et nous avons le vent à l’est. Mais ne crains rien, le brigantin ne porte pas un fret vulgaire, et notre commerce l’a allégé. La reine, les doublons et les ducats de Hollande peuvent montrer leurs faces dans les bureaux de l’échiquier royal lui-même ! Nous n’avons pas besoin de passeports, et la fille du Meunier est un nom aussi convenable que la Sorcière des Eaux. Nous commençons à nous fatiguer de courir ainsi, et nous avons presque envie de goûter les plaisirs de Jersey pendant une semaine. Il doit y avoir de bonnes chasses dans les hautes plaines ?

— Que Dieu vous en préserve, que Dieu vous en préserve, maître Seadrift ! J’ai fait tuer tous les daims il y a dix ans, pour avoir leur peau. Et quant aux oiseaux ils ont tous déserté, jusqu’au dernier pigeon, lorsque la dernière tribu de sauvages parut à l’ouest de la Delaware. Tu as déchargé ton brigantin plus sûrement que tu ne pourrais décharger ton fusil. Je suppose que l’hospitalité du Lust-in-Rust ne peut pas être mise en doute ; mais je désire faire bonne contenance parmi mes voisins. Crois-tu que les mâts impertinents de ton brigantin ne seront pas vus par-dessus les arbres quand le jour viendra ? Ce capitaine Ludlow n’est pas oisif lorsqu’il pense que son devoir y est intéressé.

— Nous essaierons de le tenir tranquille. Et quant à ses gens, les arbres les empêcheront de nous découvrir. Je laisse le digne Tiller terminer les comptes entre nous, et je vais prendre congé. Mais, alderman, un mot avant de partir. Le vicomte de Cornbury reste-t-il toujours dans les provinces ?

— Comme un Terme ! Il n’y a pas une maison de commerce dans les colonies plus solidement établie.

— Il y a entre nous des affaires qui ne sont pas terminées. Une petite prime achèterait l’obligation.

— Que le ciel te protège, maître Seadrift, et te procure un voyage heureux en partant et au retour ! Quant à la responsabilité du vicomte… la reine peut lui confier une autre province, mais Myndert van Beverout ne voudrait pas lui faire crédit pour la queue d’une martre : Que le ciel te protège !

Le contrebandier parut s’arracher avec répugnance de l’appartement de la belle Barberie. Ses adieux à l’alderman furent un peu cavaliers ; mais comme le bourgeois observait à peine les formes de la simple politesse dans son désir de se débarrasser de son hôte, le dernier fut enfin obligé de partir. Il disparut par le balcon, comme il était entré.

Lorsque Myndert van Beverout fut seul, il ferma les fenêtres du pavillon de sa nièce et se retira dans son appartement. Là, l’économe bourgeois s’occupa d’abord à divers calculs qui prouvaient combien son esprit était habitué à cette occupation. Après ce travail préliminaire, il donna une courte et secrète audience au marin au châle des Indes, pendant laquelle on eût pu entendre le bruit des pièces d’or. Lorsque le marin eut disparu, le maître de la villa s’assura d’abord si tous les moyens de sûreté qu’on employait alors ainsi qu’aujourd’hui en Amérique pour fermer une maison de campagne étaient en bon état. Tandis qu’il se promenait sur la pelouse, comme un homme qui a besoin de prendre le grand air, il jeta plus d’un regard inquiet sur la fenêtre de la chambre occupée par Oloff van Staats, ou tout reposait dans le silence, sur le brigantin immobile dans le Cove, et sur le croiseur de la couronne, plus éloigné des côtes. Tout, autour de lui, goûtait le calme de la nuit. Les bateaux mêmes qu’il savait être en route entre la terre et le petit vaisseau à l’ancre étaient invisibles, et il rentra dans son habitation avec la sécurité que chacun pourrait ressentir dans de semblables circonstances au milieu d’un pays aussi peu habité et aussi peu surveillé que celui où il vivait.



  1. Co est l’abréviation du mot company. M. James and C°, M. James et Ce.