L’Écumeur de mer/Chapitre 12

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 122-132).

CHAPITRE XII.


Venez ici, Nérissa, j’ai des nouvelles à vous apprendre que vous ne savez pas encore.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Malgré le mouvement qui avait eu lieu dans l’habitation du Lust-in-Rust et dans les environs, pendant la nuit qui termine notre dernier chapitre, personne, excepté les initiés, n’avait la plus petite idée de ce qui s’était passé. Oloff van Staats se leva de bonne heure, et, lorsqu’il parut sur la pelouse pour respirer l’air du matin, il n’existait rien qui pût éveiller ses soupçons sur ce qui avait eu lieu la veille. La Cour des Fées était encore fermée, mais on apercevait le fidèle François près de la demeure de sa maîtresse, occupé à ces petites bagatelles qui peuvent être agréables à une jeune et riche héritière. Van Staats de Kinderhook était l’amoureux de vingt-cinq ans le moins romanesque, quoiqu’il ne fût pas entièrement ignorant des sympathies de convention de l’amour. Il était mortel, et les attraits enchanteurs de la belle Barberie étaient assez puissants pour qu’il n’eût pas entièrement échappé au sort qui menace une jeune imagination lorsqu’elle est excitée par la beauté. Il s’approcha du pavillon, et, par une manœuvre adroite mais décisive, il arriva près du domestique François, de manière à rendre une communication verbale non-seulement naturelle mais inévitable.

— Voilà une belle matinée et un air bien sain, monsieur François, dit le jeune patron en levant son chapeau avec gravité pour répondre au salut respectueux du domestique. C’est une demeure fort agréable pendant les mois les plus chauds de l’année, et on pourrait la visiter plus souvent.

— Lorsque monsieur le patron sera le seigneur de ce manoir, il y viendra lorsqu’il le désirera, répondit François, qui savait qu’une plaisanterie de sa façon ne pouvait être regardée comme un engagement de la part de celle qu’il servait, tandis qu’elle ne pouvait pas manquer d’être agréable à celui auquel elle était adressée. M. de van Staats est déjà grand propriétaire près de la rivière, et peut-être un jour il sera propriétaire près de la mer.

— J’ai pensé à suivre l’exemple de l’alderman, honnête François, et à bâtir une villa sur la côte. Mais j’en aurai le temps lorsque je serai mieux établi dans la vie. Votre jeune maîtresse n’est pas encore levée, François ?

— Non, monsieur, mademoiselle dort encore ; c’est un bon symptôme, monsieur le patron, pour les jeunes personnes de bien dormir, et toute la famille des Barberie a toujours dormi à merveille !

— Cependant c’est un plaisir de respirer cet air frais et sain qui vient de la mer comme un baume dans les premières heures du jour. Peut-être, bon François, votre jeune maîtresse ne sait pas l’heure qu’il est. Vous feriez peut-être bien de frapper à sa porte. J’avoue que ce serait un bonheur pour moi de voir son joli visage souriant à cette fenêtre au milieu de cette douce scène du matin.

Il n’est pas probable que l’imagination du patron de Kinderhook eût jamais pris auparavant un si brillant essor, et on pouvait présumer, par le regard errant et alarmé qu’il jeta autour de lui après une preuve de faiblesse aussi peu équivoque, qu’il se repentait déjà de sa témérité. François, qui n’aurait pas volontiers désobligé un homme possesseur de cent mille acres de terre, avec des droits de manoir, se trouva embarrassé de cette demande, et se rappela à temps que l’héritière avait un caractère positif, qui ne permettait pas de contredire ses volontés.

— Je serais trop heureux de faire ce qui vous est agréable, répondit-il, mais le sommeil est une si bonne chose pour les jeunes personnes ! Ensuite, on n’a jamais pris cette libertés dans la famille de Barberie, et je suis sûr que mademoiselle Alida ne l’approuverait pas. Pourtant si monsieur le patron le désire, je… Mais voici M. Bevre qui paraît sans qu’on ait eu besoin de frapper à sa fenêtre ; j’ai l’honneur de laisser monsieur avec M. l’alderman.

Ainsi le valet complaisant, et en même temps réservé, sortit de ce dilemme qu’il avait trouvé tant soit peu difficile. L’air et les manières de l’alderman en s’approchant de son hôte ressemblaient à son caractère cordial et brusque. Il paraissait un peu occupé de ses propres plaisirs et de ses sentiments. Il huma l’air trois fois avant d’être assez près pour parler, et chacune de ces bruyantes aspirations semblait être faite afin d’exciter l’admiration du patron, soit sur la force de ses poumons, soit sur la pureté de l’atmosphère autour d’une villa dont il était le propriétaire.

— Zéphyrs et brises ! voilà une demeure favorable à la santé, patron ! s’écria le bourgeois aussitôt que ces démonstrations de la solidité de sa poitrine eurent été suffisamment répétées. Avec un air comme celui-ci on pourrait presque entreprendre une conversation à travers l’Atlantique avec ses amis de Scheveling ou du Helder. Une large et bonne poitrine, un air qui vient de la mer, une conscience tranquille, et du bonheur dans le commerce, rendent les poumons d’un homme aussi actifs et aussi légers que les ailes d’un oiseau. Voyons que je t’examine : il y a bien dans toi quatre-vingts ans de vie ; le dernier patron ferma le livre à soixante-six, et son père alla un peu au-delà de soixante et dix. Je m’étonne qu’il n’y ait jamais eu d’alliance entre ta famille et les van Courtlandts ; ce sang est aussi bon qu’une assurance pour quatre-vingt-dix années d’existence.

— Je trouve que l’air de votre villa, monsieur van Beverout, est un cordial qu’on désirerait prendre souvent, répondit le patron, qui avait beaucoup moins que le bourgeois les manières brusques d’un marchand. C’est dommage que tous ceux qui pourraient le respirer n’en saisissent pas l’occasion.

— Vous faites allusion à ces paresseux de marins dans ce vaisseau qui est là-bas ! Les serviteurs de Sa Majesté ne se pressent en rien. Quant à ce brigantin qui est dans le Cove, il semble y être entré par magie ! Je parierais que le coquin n’est pas là dans de bonnes intentions, et l’échiquier de la reine ne s’enrichira pas de sa visite. Viens ici, Brom, ajouta le bourgeois en s’adressant à un vieux noir qui travaillait à une faible distance de l’habitation, et qui possédait toute la confiance de son maître ; as-tu vu quelques bateaux voguer entre ce brigantin, qui ne signifie rien de bon, et la côte ?

Le nègre secoua la tête comme ces petites figures qui représentent des mandarins, et se mit à rire avec bruit et de tout cœur.

— Moi nègre croire que le brigantin a fait tous ses tours vers les Yankees et qu’il ne vient ici que pour se reposer, dit-il. Je voudrais bien voir sur nos côtes un contrebandier ; ça donner chance au pauvre noir de gagner honnêtement un sou !

— Vous voyez, patron, que la nature humaine se soulève contre tout monopole ! C’est la voix de l’instinct qui s’est servi de la langue de Brom, et ce n’est pas une tâche facile pour un marchand que d’entretenir ses serviteurs dans la dépendance des lois, qui par elles-mêmes créent une forte tentation de les violer. Enfin nous ferons pour le mieux, et nous tâcherons d’agir comme de fidèles sujets. Le bâtiment n’est pas mal quant à sa forme et à ses agrès : n’importe d’où il arrive. Penses-tu que le vent vienne de la mer ce matin ?

— Il y a des signes de changements dans les nuages. On désirerait que tout le monde fût dehors pour goûter cette agréable brise de mer pendant qu’elle dure.

— Viens, viens, cria l’alderman qui avait pendant un moment étudié l’état du ciel avec sollicitude et craignant d’attirer l’attention de son compagnon. Nous allons goûter notre déjeuner, c’est un lieu fait exprès pour montrer l’usage des dents ! Les nègres n’ont pas été oisifs pendant la nuit, monsieur van Staats… Hé… hem…, je dis qu’ils n’ont pas été oisifs, et nous aurons un choix des friandises de la rivière et de la baie. Ce nuage au-dessus de l’embouchure du Rariton paraît se lever et nous pouvons avoir une brise de l’ouest !

— Il arrive un bateau qui semble venir de la ville, observa le patron, obéissant avec répugnance à un geste de l’alderman qui l’invitait à entrer dans un appartement où ils avaient l’habitude de déjeuner. Il me semble approcher avec une rapidité plus qu’ordinaire.

— Il y a des bras vigoureux aux avirons. C’est peut-être un message pour le croiseur ! Non, il se dirige plus vers la côte. Ces habitants de Jersey sont souvent surpris par la nuit entre York et leurs maisons. Maintenant, patron, allons trouver nos couteaux et nos fourchettes comme des hommes qui ont pris les meilleurs stomachiques.

— Et déjeunerons-nous seuls ? demanda le jeune homme qui ne cessait de jeter de longs regards sur les fenêtres toujours fermées de la Cour des Fées.

— Ta mère t’a gâté, jeune Oloff ; à moins que le café ne soit servi par une jolie main, il perd de sa saveur. Je comprends ce que tu veux dire, et je n’en pense pas plus mal de toi pour cette faiblesse naturelle à ton âge. Célibat et indépendance ! un homme doit aller au-delà de quarante ans avant qu’il soit sûr d’être son propre maître. Venez ici, maître François. Il est temps que ma nièce secoue sa paresse, et montre son brillant visage au soleil. Nous attendrons ses services à table. On ne voit pas davantage la fainéante Dinah que sa maîtresse.

— Mademoiselle Dinah n’a jamais été trop active, répondit le valet ; mais, monsieur l’alderman, elles sont jeunes toutes les deux, et le sommeil est bien nécessaire à la jeunesse.

— Elle n’est plus au berceau, François, et il est temps de frapper à sa fenêtre. Quant à l’effrontée négresse, qui devrait être depuis longtemps à son devoir, nous aurons un compte à terminer ensemble. Venez, patron, l’appétit ne se règle pas sur les fantaisies d’une jeune fille obstinée. Mettons-nous à table… Penses-tu que le vent restera à l’ouest ce matin ?

En parlant ainsi, l’alderman montra le chemin d’un petit parloir où les attendait un repas servi avec une élégante simplicité. Il fut suivi lentement par Oloff van Staats, car le jeune homme éprouvait réellement le désir de voir les fenêtres du pavillon s’ouvrir et le joli visage d’Alida sourire au milieu des autres beautés de la scène. François se prépara à prendre ses mesures pour éveiller sa maîtresse, de manière à faire cadrer son devoir envers l’alderman et ses propres idées sur la bienséance. Après quelque délai, le bourgeois et son hôte se mirent à table, le premier protestant hautement contre la nécessité d’attendre les paresseux, et jetant par la même occasion quelques principes moraux relatifs au mérite de la ponctualité dans l’économie domestique aussi bien que dans les affaires de commerce.

— Les anciens divisaient le temps, dit l’obstiné commentateur, en années, en mois, en semaines, jours, heures, minutes et moments, comme ils divisaient les nombres en unités, dizaines, centaines, mille, dizaines de mille, et ce n’était pas sans but. Par exemple, monsieur van Staats, si nous employons bien les moments, nous changeons les minutes en dizaines, les heures en centaines, et les semaines et les mois en mille ; eh ! eh ! lorsque le commerce est florissant, en dizaines de mille ! Ainsi donc, perdre une heure, c’est comme si on perdait un chiffre important dans un calcul compliqué ; et le travail entier sera inutile, pour avoir manqué de justesse dans une partie. Votre père, le défunt patron, était ce qu’on peut appeler un homme ponctuel. On était aussi sûr de le voir à l’église dans son banc lorsque l’heure sonnait, que de le voir payer un billet après l’avoir prudemment examiné. Ah ! c’était une bénédiction que de tenir un de ses billets, quoiqu’ils fussent beaucoup plus rares que ses pièces d’argent ! J’ai entendu dire, patron, que le manoir est appuyé d’une bonne quantité de doublons et de ducats de Hollande[1].

— Le descendant n’a aucune raison de reprocher à ses ancêtres d’avoir manqué de prudence.

— Parfaitement répondu, pas un mot de trop, ni de trop peu ; principe à l’aide duquel tous les honnêtes gens terminent leurs comptes. Par une direction convenable, une telle fondation pourrait soutenir une maison qui pourrait compter des milliers avec les meilleures de Hollande et d’Angleterre. Accroissement et majorité ! patron, nous autres des colonies nous pourrons en venir à avoir des domaines, comme nos cousins des Pays-Bas, ou nos faiseurs de lois parmi les forgerons d’Angleterre… Érasme, regarde le nuage au-dessus du Rariton, et dis-moi s’il s’élève.

Le nègre répondit que les vapeurs étaient stationnaires, et en même temps, par forme d’épisode, apprit à son maître que le bateau qu’on avait aperçu près de la côte venait d’atteindre le quai, et que plusieurs personnes montaient la hauteur pour se rendre au Lust-in-Rust.

— Qu’ils viennent au nom de l’hospitalité, dit le bourgeois d’un air cordial. Je parie que ce sont d’honnêtes fermiers de l’intérieur fatigués du travail de la nuit. Va dire au cuisinier de leur donner ce qu’il aura de meilleur, et souhaite-leur la bienvenue. Ah ! écoute ici, mon garçon… S’il y a parmi eux un paysan un peu plus propre, prie cet homme de venir s’asseoir à notre table. Ce n’est point ici un pays, patron, à faire attention à la qualité du drap qu’un homme porte sur son dos, ou s’il fait usage d’une perruque, ou bien de ses propres cheveux. Qu’est-ce que cherche cet imbécile ?

Érasme se frotta les yeux, montra une double rangée de dents qui brillaient comme des perles, et fit entendre à son maître que le nègre que nous avons fait connaître au lecteur sous le nom d’Euclide, et qui était son frère du côté de sa mère, entrait dans la villa. Cette nouvelle interrompit la mastication que l’alderman commençait à exercer ; mais le bourgeois n’avait pas eu le temps d’exprimer sa surprise, que deux portes s’ouvrirent simultanément ; François se présenta à l’une, et l’on vit à l’autre la face noire, brillante et sournoise de l’esclave. Les yeux de Myndert s’arrêtèrent alternativement sur l’un et sur l’autre, un certain embarras l’empêcha de leur parler, car il voyait sur les traits bouleversés de ces deux visages, des présages qui lui disaient de se préparer à de mauvaises nouvelles. Le lecteur jugera par la description que nous allons donner qu’il y avait des raisons suffisantes pour alarmer le prudent bourgeois.

Le visage du valet, de tout temps long et maigre, semblait allongé au-delà de ses dimensions ordinaires ; sa mâchoire inférieure était pendante, et ses yeux bleu-clair à fleur de tête étaient ouverts de toute leur grandeur ; ils peignaient un certain égarement d’autant plus frappant, qu’il était mêlé à la plus pénible expression de souffrance mentale ; ses deux mains étaient élevées et montraient entièrement leurs paumes, tandis que les épaules du pauvre garçon s’étaient rapprochées assez près de sa tête pour détruire complètement le peu de symétrie que la nature avait répandue sur cette partie de son corps.

D’un autre côté le visage du nègre avait une expression coupable, chagrine et rusée, et son regard oblique semblait vouloir jouer autour de la personne de son maître, comme on verra que son langage essayait de jouer autour de son intelligence ; il pressait entre ses doigts le fond d’un bonnet de laine, et un de ses pieds décrivait des demi-cercles avec l’orteil, grâce aux évolutions nerveuses du talon.

— Eh bien ! dit enfin Myndert en les regardant tour à tour ; quelle nouvelle du Canada ? la reine est-elle morte, ou a-t-elle rendu la colonie aux Provinces-Unies ?

— Mademoiselle Alida ! s’écria François avec un gémissement.

— Le pauvre animal ! murmura Euclide.

Les couteaux et les fourchettes s’échappèrent des mains de Myndert et de son compagnon comme s’ils eussent été frappés d’une paralysie simultanée. Le dernier se leva involontairement tandis que le premier fixa sa corpulente personne plus solidement sur son siège, comme quelqu’un qui se prépare à soutenir un rude choc avec tout le courage physique qu’il peut rassembler.

— Que dis-tu de ma nièce ?… Que dis-tu de mes chevaux ?… Tu as appelé Dinah ?

— Sans doute, Monsieur !

— Tu as conservé les clés de l’écurie ?

— Moi toujours les tenir !

— Et vous lui avez dit d’avertir sa maîtresse…

— Elle ne m’a fait aucune réponse !

— Tu leur as donné à boire et à manger comme je te l’avais ordonné ?

— Lui n’avoir pas voulu manger du tout.

— Êtes-vous entré dans la chambre de ma nièce pour l’éveiller ?

— Oui, Monsieur.

— Que diable est-il arrivé à la pauvre bête ?

— Lui perdre l’appétit, et moi croire que c’est depuis longtemps, car lui point être revenu.

— Monsieur François, je désire savoir la réponse de la fille de M. de Barberie.

— Mademoiselle ne m’a pas répondu une syllabe.

— Abreuvoirs et flammes ! il aurait fallu lui donner à boire et le saigner.

— Être trop tard pour ça, Masser.

— Cette fille obstinée ! cela vient de son sang huguenot ; c’est une race qui quitterait maison, patrie, plutôt que d’abandonner sa croyance.

— La famille de Barberie, Monsieur, est remplie d’honneur, mais le grand monarque fut un peu trop exigeant. Les dragonnades réussissaient mal à faire des catholiques.

— Apoplexies et furies ! vous auriez dû, chien de noir, envoyer chercher le maréchal pour soigner cette pauvre bête !

— Moi, aller chercher le boucher, Masser, pour sauver la peau, car lui mourir trop tôt pour être saigné.

Le mot de mort produisit un silence subit. Le dialogue précédent avait été si rapide, et les questions et les réponses, non moins que les idées du principal personnage, avaient été si confuses, que pendant un instant il ne put se rendre compte si c’était la belle Barberie ou le hongre flamand qui venait de payer sa grande dette à la nature. Jusque-là la consternation aussi bien que la confusion de cette entrevue avaient contraint le patron à garder le silence ; mais il profita de cette pause pour prendre la parole.

— Il est évident, monsieur van Beverout, dit-il, d’une voix altérée par sa propre émotion, qu’il est arrivé quelque malheureux événement. Je ferais peut-être mieux de me retirer ainsi que le nègre, afin que vous puissiez questionner François plus à votre aise sur ce qui est arrivé à mademoiselle de Barberie.

L’alderman fut tiré de sa profonde stupeur par cette proposition polie et raisonnable. Il fit signe qu’il y consentait, et permit à M. van Staats de quitter l’appartement ; mais lorsque Euclide voulut suivre le jeune homme, son maître lui ordonna de rester.

— J’ai encore des questions à te faire, dit-il d’une voix qui avait perdu une partie du calme et de la force par lesquels elle était si remarquable ; reste ici, coquin, et sois prêt à me répondre lorsque je t’interrogerai. Maintenant, monsieur François, je désire savoir pourquoi ma nièce refuse de venir prendre son déjeuner avec moi et son hôte ?

— Mon Dieu, Monsieur, il m’est impossible de vous répondre ; les sentiments des jeunes demoiselles ne sont jamais très-décidés.

— Allons, allez l’avertir que je suis décidé, moi, à changer certains legs dans lesquels j’ai plutôt consulté ses intérêts que ce que la justice envers les autres personnes de mon sang, et même de mon nom, pouvait me dicter.

— Monsieur aura la bonté de réfléchir à la jeunesse de ma maîtresse.

— Vieille ou jeune, ma résolution est prise. Rendez-vous à votre Cour des Fées et dites-en autant à l’autre effrontée de paresseuse… Tu as monté sur la pauvre bête, qui sera morte de fatigue, toi, suppôt du diable !

— Monsieur, je vous en conjure, réfléchissez ; mademoiselle peut revenir, et je vous réponds qu’elle ne se sauvera plus.

— Que voulez-vous dire ? s’écria l’alderman, dont la mâchoire inférieure s’écarta de sa compagne presqu’au même degré que celle du valet, ce qui lui donnait une étrange expression de désespoir. Où est ma nièce ? Que signifient vos discours ?

— La fille de M. de Barberie n’est pas chez elle ! s’écria François, dont le cœur était trop plein pour qu’il pût en dire davantage. Le vieux et fidèle domestique posa la main sur sa poitrine, comme s’il eut éprouvé une souffrance aiguë ; puis, se rappelant qu’il était en présence d’un homme auquel il devait du respect, il salua profondément, et, réunissant tous ses efforts pour maîtriser sa propre émotion, il réussit à sortir de la chambre avec calme et dignité.

On doit à l’alderman van Beverout la justice de dire que le coup qui lui avait été porté par la mort subite du hongre flamand perdit beaucoup de sa force lorsqu’il apprit la nouvelle de l’absence inexplicable de sa nièce. Euclide fut questionne, menacé, et même anathématisé plus d’une fois, pendant les dix minutes qui suivirent ; mais l’esclave rusé parvint à se confondre si adroitement avec ses frères utérins, pendant la recherche qui eut lieu aussitôt que la nouvelle de François fut connue, qu’il parvint à faire en partie oublier son crime.

La Cour des Fées avait en effet perdu celle dont la grâce et la beauté lui prêtaient ses principaux charmes. Les chambres extérieures, qui étaient occupées pendant le jour par François et la négresse appelée Dinah, et la nuit par cette dernière seulement, étaient dans l’état où on devait naturellement les trouver. La chambre de la servante fournissait des preuves évidentes que Dinah l’avait quittée à la hâte, quoique, suivant toute apparence, elle se fût couchée à son heure ordinaire. Des habits étaient répandus négligemment çà et là, et, quoique la plupart de ses effets eussent disparu, il en restait assez pour prouver que son départ avait été précipité et imprévu.

D’un autre côté, le petit salon, le cabinet de toilette et la chambre à coucher de la belle Barberie présentaient le plus symétrique arrangement ; pas un meuble n’était déplacé, pas une porte ou une croisée entrouverte. Le pavillon avait été évidemment abandonné par le passage ordinaire, et la porte en avait été fermée de la manière habituelle, sans faire usage des verrous. Le lit, suivant toute apparence, n’avait pas été défait. Enfin, l’ordre dans ce lieu était si parfait que, cédant à un sentiment puissant et naturel, l’alderman appela tout haut sa nièce par son nom, comme s’il eût espéré la voir sortir d’une cachette où elle se fût réfugiée dans un accès de plaisanterie hors de saison. Mais ces paroles furent en vain proférées ; la voix de l’alderman résonna bruyamment dans ces chambres désertes, et quoique chacun écoutât avec anxiété, il ne parvint aucune réponse gaie ou consolante.

— Alida ! cria le bourgeois pour la quatrième et dernière fois, viens, mon enfant, et j’oublierai cette cruelle plaisanterie ainsi que tout ce que j’ai dit au sujet de mon héritage ; viens, enfant de ma sœur, embrasser ton vieil oncle !

Le patron se détourna en entendant un homme bien connu par son attachement pour le monde céder au pouvoir de la nature, et le seigneur de cent mille acres de terre oublia son propre chagrin en voyant celui de son ami.

— Retirons-nous, dit-il, en pressant doucement le bourgeois de quitter la place ; un peu de réflexion nous instruira de ce qu’il faut faire.

L’alderman céda ; néanmoins, avant de quitter l’appartement de sa nièce, il visita les cabinets et les tiroirs ; cette recherche leva tous les doutes sur la démarche qu’avait faite la jeune héritière. Ses vêtements, ses livres, les ustensiles consacrés à la peinture, et même les plus légers de ses instruments de musique, avaient disparu.



  1. Avant la révolution, la colonie ne frappait que de la monnaie de cuivre. La proximité des Indes occidentales, et les relations commerciales avec le continent du sud, jetaient dans la circulation un grand nombre de monnaies étrangères, surtout de pièces espagnoles.