L’Écumeur de mer/Chapitre 13

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 132-144).

CHAPITRE XIII.


Hé ! c’est ainsi que tournent les dés. Maintenant je m’aperçois qu’elle a fait une comparaison entre nos deux statures.
Shakspeare. Le songe d’une nuit d’été.


Le cours de l’existence fuit sans s’arrêter, et avec ses flots disparaissent tous les liens d’affection, de famille et de parenté. Nous apprenons à connaître nos parents lorsqu’ils possèdent toute la plénitude de leur raison et toute la perfection de leur force corporelle. La reconnaissance et le respect se mêlent à notre amour ; mais l’affection avec laquelle nous surveillons l’enfance, l’intérêt avec lequel nous suivons les progrès de la jeune plante confiée à nos soins, la fierté que nous éprouvons de ses succès, l’espoir que nous inspire son avenir, crée en nous, à son égard, une sympathie qui s’identifie à notre amour pour nous-mêmes. Il y a une mystérieuse et double existence dans les liens qui unissent les parents et leurs enfants. En violant les devoirs qui lui ont été tracés, l’enfant peut enfoncer dans le sein de son père un trait qui le blesse aussi profondément que si les fautes avaient été commises par lui-même. Mais, lorsque cette mauvaise conduite prend sa source dans une éducation vicieuse et négligée, alors les remords d’une conscience timorée ajoutent aux autres douleurs. Sous certains rapports, telle était la nature du chagrin que l’alderman van Beverout fut condamné à ressentir, lorsqu’il réfléchit à loisir sur la démarche inconsidérée que venait d’entreprendre la belle Barberie.

— C’était une charmante enjôleuse, patron, dit le bourgeois, en se promenant dans l’appartement d’un pas rapide et lourd, et parlant sans le savoir de sa nièce comme d’une personne qui est déjà au-delà des intérêts de la vie ; et aussi obstinée, aussi volontaire qu’un jeune cheval qui n’est point encore dressé… Toi, mauvais cavalier d’enfer ! je ne pourrai jamais appareiller la pauvre bête inconsolable qui survit…. Mais la jeune fille avait mille petites manières séduisantes qui faisaient les délices de mes vieux jours. Elle n’a pas agi sagement, en abandonnant l’ami, le tuteur de sa jeunesse, même de son enfance, pour aller chercher protection chez des étrangers. Nous sommes dans un misérable monde, monsieur van Staats ! Nos calculs se réduisent à rien, et la fortune a le pouvoir de renverser nos projets les plus sages et les plus raisonnables. Un coup de vent précipite au fond de la mer le vaisseau le plus richement frété ; une baisse subite dans les marchés nous enlève notre or, comme le vent de novembre dépouille le chêne de ses feuilles, et les banqueroutes et un crédit qui se perd affaiblissent les plus vieilles maisons, comme les maladies affaiblissent les forces du corps… Alida, Alida ! tu as blessé un cœur qui ne te voulait que du bien, et tu rends ma vieillesse misérable !

— Il est inutile de vouloir combattre les inclinations, dit le propriétaire du manoir, soupirant de manière à prouver la sincérité de sa remarque. J’aurais été heureux de placer votre nièce dans la position sociale que ma respectable mère occupait avec tant de dignité, mais il est trop tard…

— Nous ne savons pas, nous ne savons pas ! interrompit l’alderman, qui s’attachait encore à l’espoir de voir réaliser le premier et le plus grand désir de son cœur, avec la vivacité qu’il aurait mise à terminer une affaire avantageuse. Il ne faut jamais désespérer, monsieur van Staats, tant qu’un marché n’est pas conclu.

— La manière dont mademoiselle de Barberie a montré sa préférence est si positive, que je ne vois aucune espérance de pouvoir traiter cette affaire.

— Pure coquetterie ! Monsieur, pure coquetterie ! La jeune fille a disparu pour donner plus de prix à sa soumission future. On ne devrait jamais regarder un traité comme nul, tant qu’on a l’espérance raisonnable de le rendre avantageux aux deux parties.

— Je crains, Monsieur, que la Coquette n’ait en effet agi dans cette affaire, plus que je ne pourrais le supporter, répondit le patron un peu sèchement ; et avec une expression qu’il n’avait pas l’habitude de mettre dans ses discours. Si le commandant du croiseur de Sa Majesté n’est pas heureux, il n’aura pas du moins l’occasion de reprocher à sa maîtresse de l’avoir dédaigné.

— Je ne suis pas certain, monsieur van Staats, si dans la situation actuelle de nos stipulations, je devrais faire attention à une démarche qui paraît accuser la réputation de ma pupille. Le capitaine Ludlow… Eh bien ! coquin, que signifie cette impertinence ?

— Lui attendre pour voir maître, répondit Érasme étonné, et qui restait à la porte, admirant l’intelligence secrète de son maître, qui avait deviné si rapidement la nouvelle qu’il venait lui annoncer.

— Qui attend ? Qu’est-ce que veut dire cet imbécile ?

— Moi vouloir dire le monsieur, Masser.

— L’heureux commandant est ici pour nous rappeler ses succès, observa van Staats de Kinderhook avec hauteur. Ma présence n’est nullement nécessaire dans une entrevue entre l’alderman van Beverout et son neveu.

Le patron, mortifié avec raison, fit un salut cérémonieux au bourgeois non moins désappointé que lui, et quitta l’appartement aussitôt qu’il eut cessé de parler. Le nègre regarda cette retraite comme un augure favorable pour celui que chacun savait être son rival, et il se hâta d’aller informer le jeune capitaine que la côte était libre.

L’entrevue qui succéda eut quelque chose de contraint et de gauche. L’alderman van Beverout prit un air d’autorité offensée, d’affection blessée, tandis que l’officier de la reine paraissait se soumettre à un devoir qui n’avait rien d’agréable. Les phrases préliminaires furent en conséquence cérémonieuses, et on observa de part et d’autre toutes les formes de politesse en usage.

— Il est de mon devoir, continua Ludlow, lorsque ces phrases préparatoires furent débitées, d’exprimer la surprise que je ressens en voyant un vaisseau d’une apparence aussi équivoque que ce brigantin, qui est à l’ancre dans le Cove, dans un lieu qui pourrait élever des soupçons désagréables sur les relations commerciales d’un négociant aussi connu que monsieur l’alderman van Beverout.

— Le crédit de Myndert van Beverout est trop bien établi, capitaine Cornélius Ludlow, pour souffrir de la position accidentelle des vaisseaux et des haies. Je vois deux bâtiments à l’ancre près du Lust-in-Rust, et si j’étais appelé en témoignage devant le conseil de la reine, je dirais que celui qui porte son royal pavillon a fait plus de tort à ses sujets que l’étranger. De quoi accuse-t-on ce dernier ?

— Je ne cacherai aucun des faits, car je sens que c’est un cas où un homme de votre condition peut faire valoir avec raison tous les droits qu’il a de s’expliquer…

— Hem ! interrompit le bourgeois, qui n’aimait pas la manière dont son compagnon avait ouvert l’entretien, et qui voyait le commencement d’un compromis forcé, dans le tour que la conversation allait prendre. Hem ! J’admire votre modération, capitaine Ludlow. Nous sommes flattés, Monsieur, de voir un homme né dans la province appelé à un commandement aussi honorable sur la côte. Asseyez-vous, je vous prie, que nous puissions causer plus à loisir. Les Ludlow sont une ancienne famille honorablement établie dans les colonies, et, quoiqu’ils ne fussent pas amis du roi Charles… nous en avons d’autres ici qui sont dans le même cas. Il y a peu de têtes couronnées en Europe qui ne pourraient découvrir quelques-uns de leurs sujets dans ces colonies, et c’est une des raisons pour lesquelles nous ne devrions pas trop nous presser, en accordant notre confiance à la sagesse des lois européennes. Je ne prétends pas, Monsieur, admirer tous les règlements commerciaux que nous envoient les conseillers de Sa Majesté. Ma sincérité m’empêche de déguiser cette vérité. Que vouliez-vous dire du brigantin qui est dans le Cove ?

— Il n’est pas nécessaire d’apprendre à une personne si familière avec les affaires de commerce le caractère d’un vaisseau appelé la Sorcière des Eaux, ni celui de son commandant illégal le fameux Écumeur de Mer.

— Le capitaine Ludlow ne prétend point accuser l’alderman van Beverout de relations avec un tel homme ! s’écria le bourgeois en quittant son siège comme si le mouvement eût été involontaire, et en reculant d’un ou deux pas, obéissant suivant toute apparence à la force de l’indignation et de la surprise.

— Monsieur, je n’ai point reçu la charge d’accuser qui que ce soit des sujets de la reine. Mon devoir est de veiller à ses intérêts en mer, de m’opposer à ses ennemis déclarés, et de soutenir ses prérogatives royales.

— C’est une occupation recommandable, Monsieur, et je ne doute pas qu’elle ne soit remplie avec honneur. Reprenez votre siège, Monsieur, car je prévois que cette conférence se terminera comme il convient entre le fils du défunt et respectable conseiller du roi et l’ami de votre père. Vous avez donc des raisons de soupçonner que ce brigantin qui a paru si subitement dans le Cove, a quelques relations éloignées avec l’Écumeur de Mer ?

— J’ai lieu de croire que le vaisseau est la fameuse Sorcière des Eaux elle-même, et que son commandant n’est autre que cet aventurier si bien connu.

— Bien, Monsieur, bien, Monsieur, cela peut être, il m’est impossible de le nier… Mais qu’est-ce ? que fait ce réprouvé à la portée des canons du croiseur de la couronne ?

— Monsieur l’alderman, mon admiration pour votre nièce vous est connue.

— Je l’ai soupçonnée, Monsieur, reprit le bourgeois, qui pensait que la nature du compromis allait s’éclaircir, mais qui attendait toujours afin de connaître la valeur exacte des concessions que la partie adverse voulait faire, avant de terminer un marché avec une précipitation dont il se repentirait peut-être dans la suite. Cela fut en effet le sujet de quelques conversations entre ma nièce et moi.

— Cette admiration me porta à visiter votre villa la nuit dernière !

— Ce fait est trop réel, mon jeune monsieur.

— D’où j’emmenai… Ludlow hésita comme s’il devait choisir ses paroles…

— Alida de Barberie.

— Alida de Barberie !

— Eh ! Monsieur, ma nièce, ou peut-être je devrais dire mon héritière et celle du vieux Étienne de Barberie. Votre croisière fut courte, capitaine Ludlow, mais la prise est considérable… à moins, cependant, qu’un droit aux privilèges de neutres ne soit établi en faveur d’une partie de la cargaison !

— Votre plaisanterie est fort bonne, Monsieur, mais je ne suis point en humeur de m’en amuser. Je conviens que j’ai visité la Cour des Fées, et j’espère que dans les circonstances présentes, la belle Barberie ne sera point offensée que je le reconnaisse.

— Si elle s’en offense, l’étourdie sera d’une rare délicatesse, après ce qui s’est passé !

— Je ne prétends point juger ce qui est au-delà de mes attributions. Le désir de servir ma royale maîtresse, monsieur van Beverout, m’a porté à engager un marin d’une tournure originale et d’une audace étonnante à entrer sur la Coquette. Vous vous rappellerez cet homme, lorsque je vous dirai qu’il était votre compagnon dans le bac de l’île.

— Oui, oui, j’avoue qu’il y avait un marin au long cours qui me causa un peu de crainte, ainsi qu’à ma nièce et à van Staats de Kinderhook.

Ludlow sourit comme quelqu’un qui ne peut être trompé, et continua :

— Eh bien ! Monsieur, cet homme, sous prétexte d’une promesse à moitié extorquée, me pria de le laisser venir à terre… Nous vînmes sur la rivière ensemble, et nous entrâmes sur vos terres dans la compagnie l’un de l’autre.

L’alderman van Beverout commença à écouter, comme un homme qui craint et qui désire recueillir chaque syllabe. Observant que Ludlow s’arrêtait pour l’examiner plus attentivement, il reprit son empire sur lui-même et affecta une simple curiosité en faisant signe au jeune commandant de continuer.

— Je ne suis pas sûr d’apprendre à l’alderman van Beverout quelque chose de nouveau, dit le jeune officier, en ajoutant que ce marin me laissa entrer dans le pavillon, puis qu’aidé d’hommes sans aveu il me fit tomber dans une embûche, ayant fait d’abord prisonnier tout l’équipage de ma chaloupe.

— Saisies et garanties ! s’écria le bourgeois dans sa manière de parler expressive et prompte, voilà le premier mot que j’entends dire de cette affaire. Ce fut un tort, pour ne pas me servir d’autres termes.

Ludlow parut soulagé, lorsqu’il vit par l’étonnement si naturel de son compagnon, qu’il ignorait en effet la manière dont il eût été détenu.

— Cela n’aurait pas été, Monsieur, si notre surveillance eût été aussi vigilante que leurs artifices étaient profonds, ajouta Ludlow ; et n’ayant aucun moyen d’atteindre mon vaisseau, je…

— Eh ! eh ! capitaine Ludlow, il n’est pas nécessaire d’entrer dans tous les détails ; vous fûtes au magasin, sur le quai, et…

— Peut-être, Monsieur, j’obéis à mes sentiments plutôt qu’à mon devoir, observa Ludlow en rougissant, quand il vit que le bourgeois faisait une pause. Je retournai au pavillon où…

— Où vous persuadâtes à une nièce d’oublier son devoir envers son oncle, et son protecteur.

— Voici une accusation bien cruelle et bien injuste, tant à l’égard de la jeune dame que de moi-même. Je sais distinguer la différence qui existe entre un désir fort naturel de posséder des articles de toilette qui sont défendus par les lois, et un commerce plus positif, nuisible aux revenus du pays. Je crois qu’il existe peu de personnes de son âge et de son sexe qui refusassent d’acheter les objets qui ont été présentés à la belle Barberie, surtout lorsqu’il ne pouvait en résulter que leur perte, puisqu’ils étaient déjà introduits dans le pays.

— C’est une distinction fort juste, et qui pourra rendre l’arrangement de nos petites affaires moins difficile ! J’étais sûr que mon ancien ami le légiste n’aurait pas laissé son fils ignorer des principes si nécessaires, surtout lorsque ce dernier était au moment de s’embarquer dans une profession d’une aussi grande responsabilité… Ainsi ma nièce eut l’imprudence de recevoir chez elle un contrebandier ?

— Monsieur l’alderman van Beverout, il y a en ce matin des bateaux en mouvement, entre le quai d’embarcation et le brigantin qui est dans le Cove. Une périagua même a quitté la rivière pour se rendre à la ville à l’heure indue de minuit.

— Des bateaux peuvent voguer sur l’eau lorsque la main des hommes les met en mouvement, sans que j’aie rien à démêler avec leur voyage. Si des marchandises sont entrées dans les provinces sans licence, il faut tâcher de les retrouver et de les confisquer ; si des contrebandiers sont sur la côte, il faut les prendre. Ne serait-il pas bien de se rendre à la ville sans délai, et d’annoncer au gouverneur la présence de cet étrange brigantin ?

— J’ai d’autres intentions. Si, comme vous le dites, des marchandises ont traversé la baie, il est trop tard pour que je puisse les arrêter, mais il n’est pas trop tard pour essayer de saisir ce brigantin. Je voudrais remplir ce devoir autant que possible, sans faire aucun tort à des noms recommandables.

— J’admire votre prudence, Monsieur, quoiqu’il n’y ait aucun témoignage à exiger que celui de l’équipage ; mais le crédit est une fleur si délicate qu’il ne faut y toucher qu’avec la plus grande attention. Je vois une ouverture pour un arrangement… Mais, comme le devoir nous l’ordonne, nous écouterons d’abord vos propositions, puisqu’on peut dire que vous parlez par l’autorité de la reine. Je demanderai seulement que les termes soient modérés entre amis ;… je devrais peut-être dire entre parents, capitaine Ludlow.

— Je suis flatté de ce mot, Monsieur, répondit le jeune marin, souriant avec une expression de plaisir. Permettez-moi d’abord d’être admis dans la charmante Cour des Fées pendant un seul moment.

— C’est une faveur qu’on pourrait difficilement refuser à celui qui a maintenant le droit d’entrer dans le pavillon suivant son bon plaisir, répondit l’alderman en montrant le chemin à travers le long passage à l’appartement désert de sa nièce, et continuant à faire allusion aux affaires de la nuit précédente de la même manière indirecte qu’il avait employée pendant toute la conversation ; Je ne serai pas déraisonnable, jeune homme, voilà le pavillon de ma nièce ; je voudrais pouvoir dire, voilà ma nièce elle-même.

— Et la belle Barberie n’habite-t-elle plus la Cour des Fées ? demanda Ludlow avec une surprise trop naturelle pour être feinte.

L’alderman van Beverout à son tour regarda le jeune homme avec étonnement, réfléchit un instant jusqu’à quel point une ignorance prétendue de l’absence d’Alida pouvait être avantageuse au jeune officier dans la négociation qui allait avoir lieu. Puis il observa sèchement qu’on avait vu des bateaux sur la baie pendant la nuit. — Si les gens du capitaine Ludlow furent d’abord faits prisonniers, ajouta-t-il, je présume qu’ils furent mis à temps en liberté.

— Je sais où on les a emmenés ; le bateau a disparu, et je suis ici.

— Dois-je en conclure, capitaine Ludlow, qu’Alida de Barberie ne s’est pas enfuie de ma maison la nuit dernière pour chercher un refuge sur votre vaisseau ?

— Enfuie ! s’écria le jeune homme avec horreur. Alida de Barberie a-t-elle quitté la maison de son oncle !

— Capitaine Ludlow, nous ne jouons pas la comédie. Sur l’honneur d’un gentilhomme, ignoriez-vous l’absence de ma nièce ?

Le jeune commandant ne répondit pas, mais frappant son front avec violence, il prononça quelques mots inintelligibles.

Lorsque ce premier moment de désespoir fut passé, il se jeta sur une chaise et regarda autour de lui dans un étonnement stupide. Toute cette pantomime était inexplicable pour l’alderman, qui néanmoins commençait à voir que la plupart des conditions de l’arrangement qui se préparait étaient moins au pouvoir de son compagnon qu’il ne l’avait cru d’abord. Cependant, au lieu de s’éclaircir, l’affaire devenait de plus en plus obscure, et le bourgeois n’osait parler, de crainte de commettre quelque imprudence. Le silence continua pendant une minute, et les deux interlocuteurs se regardaient dans un triste étonnement.

— Je ne nierai pas, capitaine Ludlow, la croyance où j’étais que vous aviez persuadé à ma nièce de se réfugier à bord de la Coquette ; car quoique j’aie toujours en des pouvoirs sur ses sentiments comme la meilleure manière de diriger ses intérêts particuliers, je sais que la jeunesse imprévoyante se rend souvent coupable de folie. Maintenant je suis aussi embarrassé que vous de savoir ce qu’elle est devenue, puisqu’elle n’est point ici.

— Attendez ! interrompit vivement Ludlow. Un bateau qui vous appartenait partit ce matin pour la ville dans les premières heures du jour. N’est-il pas possible qu’elle s’y soit embarquée ?

— Non, non, cela n’est pas possible, j’ai des raisons pour savoir… Enfin, Monsieur, elle n’est pas là non plus.

— Alors cette infortunée… cette charmante… cette imprudente jeune fille, est-elle à jamais perdue pour elle et pour nous ? s’écria le jeune marin dans un accès de désespoir. Homme mercenaire et imprudent ! À quel acte de folie cette soif de l’or a-t-elle conduit une créature si belle… Que ne puis-je ajouter si pure et si innocente !

Mais tandis que l’amant, dans la violence de son désespoir, mesurait si peu ses termes de reproche, l’oncle de la belle Alida paraissait accablé de surprise. Quoique la belle Barberie eût conservé la réserve de son sexe, au point de laisser ses amants eux-mêmes dans le doute sur ses inclinations, le pénétrant alderman soupçonnait depuis longtemps que le commandant de la Coquette, franc, impétueux dans son amour, devait nécessairement l’emporter sur un homme d’un extérieur aussi froid et aussi prudent que le patron de Kinderhook. Au moment où l’on n’eut plus de doute sur la disparition d’Alida, il pensa naturellement qu’elle avait pris le parti le plus simple de déjouer ses plans en faveur de son ami, en se jetant étourdiment dans les bras du jeune marin. Les lois de la colonie offraient peu d’obstacles à la légalité de leur union, et lorsque Ludlow parut au Lust-in-Rust, l’alderman crut qu’il se trouvait en présence d’un homme qui allait devenir son neveu, s’il ne l’était déjà. Mais le désespoir du jeune amant ne pouvait être feint, et, n’osant plus s’en tenir à sa première opinion, l’alderman ne pouvait plus présumer ce qu’était devenue sa nièce ; plutôt surpris que désolé, lorsqu’il posa son ample menton sur le pouce et l’index d’une de ses mains, ce fut avec l’air d’un homme qui essaie de résoudre tous les points plausibles de quelque question épineuse.

— Trous et recoins ! murmura-t-il après un long silence, l’entêtée ne peut pas jouer à cache-cache avec ses amis ! Elle tient trop de la famille de Barberie, et elle a trop de sang normand dans les veines, ainsi que son vieux valet ; pour s’abaisser à de semblables plaisanteries. Elle est certainement partie, ajouta t-il en cherchant dans tous les tiroirs vides et les armoires… Et avec elle tout ce qu’elle avait de précieux. La guitare n’est plus là… Le luth que j’ai fait acheter au-delà de l’Océan, un excellent luth de Hollande, qui a coûté tous les sous qui se trouvent dans cent florins, n’y est pas non plus, et tous les… hein… toutes les acquisitions récentes ont disparu, et les bijoux de ma sœur que je lui avais persuadé d’apporter ici de crainte d’accident, tandis que nous aurions le dos tourné, on ne les voit plus. François ! François ! toi qui fus le fidèle serviteur d’Étienne de Barberie, que diable ta maîtresse est-elle devenue ?

— Hélas ! Monsieur, répondit le vieux domestique, dont le maintien respectueux trahissait des signes non équivoques de douleur, elle n’a rien dit au pauvre François, et si Monsieur trouvait bon d’interroger monsieur le capitaine, il le saurait probablement.

Le bourgeois jeta un regard rapide et soupçonneux sur Ludlow, et secoua la tête pour exprimer qu’il croyait que le jeune homme lui avait dit la vérité.

— Allez, et priez M. van Staats de Kinderhook de me faire le plaisir de venir, nous rejoindre.

— Attendez, s’écria Ludlow en faisant signe au valet de se retirer. Monsieur Beverout, un oncle devrait pardonner les erreurs d’une personne qui vous est aussi chère que cette jeune fille cruelle et irréfléchie. Vous ne pouvez pas penser à l’abandonner à un sort effrayant.

— Je ne suis point habitué à abandonner la moindre chose, Monsieur, quand j’y ai un titre juste et légal. Mais vous parlez en énigmes. Si vous connaissez le lieu où ma nièce s’est réfugiée, avouez-le franchement, et permettez-moi de prendre les mesures que les circonstances exigent.

La rougeur monta jusqu’au front de Ludlow, et faisant un effort sur sa fierté et ses regrets : — Il est inutile de chercher à cacher la démarche qu’Alida de Barberie s’est permise, dit-il avec un sourire amer, qui donnait à ses traits l’expression d’une sévère ironie ; elle a fait un choix plus digne que vous et moi n’aurions pu le supposer ; elle a trouvé un compagnon plus convenable à son rang, à sa réputation, à son sexe, que van Staats de Kinderhook, ou le pauvre commandant d’un vaisseau de la reine !

— Croiseurs et manoirs ! au nom de tous les mystères, qu’est-ce que tout cela signifie ? La jeune fille n’est pas ici, vous déclarez qu’elle n’est pas à bord de la Coquette, je ne vois plus que…

— Le brigantin, dit le capitaine en gémissant et en prononçant ce mot avec un violent effort.

— Le brigantin ! répéta lentement l’alderman ; ma nièce n’a rien à faire à bord d’un vaisseau contrebandier. C’est-à-dire qu’Alida de Barberie n’est point dans le commerce.

— Alderman van Beverout, si nous désirons échapper à la souillure du vice, il faut éviter sa présence. Il y avait la nuit dernière dans le pavillon un être dont les manières et les discours auraient pu séduire un ange. Ah, femmes ! femmes ! votre esprit n’est que vanité et votre imagination est votre plus dangereux ennemi !

— Femmes et vanités ! répéta le bourgeois stupéfait. Ma nièce, l’héritière du vieux Étienne de Barberie, le rejeton de tant de noms honorables, de professions respectables, s’enfuir avec un corsaire !… en supposant toujours que votre opinion sur le caractère du brigantin soit juste. C’est une supposition trop improbable pour être vraie.

— L’œil d’un amant, Monsieur, peut être plus perçant encore que celui d’un tuteur.. Accusez-moi de jalousie si vous le voulez. Plût au ciel que mes soupçons fussent injustes ! mais si elle n’est pas là, où est-elle ?

L’opinion de l’alderman sembla chanceler : si la belle Barbenie n’avait pas cédé à l’attrait de ce sourire et de ce regard séduisant, à cette singulière beauté, et au charme secret et souvent irrésistible de l’esprit et des avantages personnels, lorsque l’existence de ceux qui les possèdent est enveloppée de mystère, à qui avait-elle cédé ? où s’était-elle réfugiée ?

Ces réflexions commençaient à embarrasser l’alderman comme elles avaient déjà déposé leur amertume dans le cœur de Ludlow. Avec la réflexion, la conviction pénétra peu à peu dans son âme. Mais la vérité ne brilla pas dans l’esprit du marchand calculateur et prudent avec la même promptitude que dans l’esprit jaloux de l’amant. Il pesa chaque circonstance de l’entrevue entre sa nièce et le contrebandier, se rappela les manières et la conversation du dernier, réfléchit au pouvoir que la nouveauté, lorsqu’elle est jointe à des circonstances romanesques, peut exercer d’influence sur l’imagination d’une femme, et s’arrêta longuement et secrètement sur quelques faits importants qui n’étaient connus que de lui seul, avant d’adopter définitivement la même opinion que le commandant, et de partager ses alarmes.

— Femmes et folies ! murmura le bourgeois lorsque ses méditations furent terminées ; leurs opinions sont aussi incertaines que les profits d’une pêche à la baleine, ou le bonheur d’un chasseur. Capitaine Ludlow, votre assistance sera nécessaire dans cette affaire, et il n’est peut-être pas trop tard, car il n’y a pas beaucoup de prêtres dans le brigantin… toujours supposant que votre opinion sur ce bâtiment soit fondée… Ma nièce peut encore revenir de son erreur, et être disposée à reconnaître tant d’assiduité et d’attachement.

— Je serai toujours disposé à rendre tous les services qui peuvent être utiles à Alida de Barberie, répondit vivement le jeune homme et cependant avec un peu de froideur. Mais il sera temps de parler de récompense lorsque nos démarches auront réussi.

— Le moins de bruit que nous pourrons faire relativement à cette petite affaire de famille vaudra le mieux, et je crois que nous ferions bien de garder le secret sur nos soupçons à l’égard de ce vaisseau jusqu’à ce que nous soyons mieux informés.

Le capitaine fit signe qu’il consentait à cette proposition.

— Et maintenant que nous sommes du même avis sur les articles préliminaires, ajouta le bourgeois, allons chercher le patron de Kinderhook, qui a des droits à notre confiance.

Myndert, suivi de son compagnon, sortit alors de la Cour des Fées triste et déserte, d’un pas qui était redevenu ferme et calme et d’un air qui exprimait plutôt l’ennui et la contrariété qu’un chagrin réel.