L’Écumeur de mer/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 144-156).

CHAPITRE XIV.


— Je vais te donner un vent.
— Tu es aimable.
— Moi un autre.
— Et moi tous ceux qui restent.
Shakspeare. Macbeth.


Le nuage au-dessus du Rariton ne s’était pas élevé. La brise venait toujours de la mer, et le brigantin dans le Cove, ainsi que le croiseur de la reine, étaient toujours à l’ancre, comme deux habitations flottantes qui n’avaient pas le dessein de s’éloigner. On était arrivé à l’heure où le temps de la journée devient fixe, et l’on n’espérait plus qu’un vent de terre pût engager le contrebandier à traverser le passage avant le retour de la marée, dont le flux courait alors rapidement.

Les fenêtres du Lust-in-Rust étaient ouvertes comme lorsque le propriétaire étaient présent, et les serviteurs étaient employés dans la villa et ses environs à leurs occupations ordinaires, bien qu’il fût évident, à la manière dont ils s’arrêtaient pour causer et par les fréquentes conférences qui avaient lieu dans des endroits secrets, qu’ils partageaient l’étonnement que causait l’absence de la jeune héritière ; sous tout autre rapport, la villa et ses dépendances étaient comme à l’ordinaire, tranquilles et désertes en apparence.

Mais il y avait un groupe à l’ombre d’un chêne, sur le rivage du Cove, et sur un point où il était rare d’apercevoir un homme. Cette petite société paraissait attendre quelque communication du brigantin, puisqu’elle avait établi son poste sur la côte du passage près du cap, et dans un lieu si retiré, qu’elle pouvait entièrement éviter d’être vue par ceux qui pourraient entrer ou sortir de l’embouchure de la Shrewsbury. Enfin elle était sur la limite longue, basse et étroite, qui forme maintenant la projection du Hook, et qui, par la brèche temporaire que le Cove avait faite entre ses eaux et celles de l’Océan, était alors une île.

— La discrétion devrait être la devise d’un marchand, observa un de ces individus, que le lecteur reconnaîtra sans doute à ses opinions. Il devrait être discret en affaires, et discret dans sa manière de les diriger, discret en fait de crédit et, par-dessus tout, discret dans ses spéculations. Il est aussi peu nécessaire, Messieurs, pour un homme intelligent d’appeler l’aide d’un posse comitatus pour tenir sa maison en ordre, que d’aller raconter dans les marchés publics l’histoire de ses opérations. J’ai recours avec joie à l’assistance du capitaine Cornélius Ludlow et à celle de M. Oloff van Staats, car je sais qu’ils garderont le silence sur les petits événements qui viennent d’avoir lieu chez moi. Ah ! le noir a communiqué avec le contrebandier,… supposant toujours que l’opinion de M. Ludlow concernant le vaisseau soit juste,… et le voilà qui quitte le brigantin.

Aucun des deux compagnons de l’alderman ne répondit. L’un et l’autre surveillait les mouvements de l’esquif qui contenait leur messager, et ils semblaient éprouver un intérêt égal dans les résultats de sa démarche. Cependant, au lieu d’approcher du lieu où son maître et ses deux amis l’attendaient, le nègre, bien qu’il sût que son bateau était nécessaire pour que la petite société pût traverser le passage, alla directement à l’embouchure de la rivière, route absolument contraire à celle qu’on supposait qu’il allait prendre.

— Soumission et obéissance ! s’écria le maître offensé, le chien de noir nous abandonne sur ce banc de sable aride où toutes les communications avec l’intérieur nous sont coupées, et où nous sommes aussi complètement privés des nouvelles de l’état du marché et autres choses nécessaires, que des hommes dans un désert !

— Voilà, je crois, un parlementaire, observa Ludlow, dont l’œil habitué à la mer avait découvert un bateau quittant le brigantin, aussi bien que la direction qu’il se disposait à prendre.

Le jeune commandant ne s’était pas trompé, car un léger cutter qui jouait comme une bulle d’eau sur son élément approcha bientôt du lieu où la petite société s’était assise. Lorsqu’il fut assez près pour être parfaitement distingué, et à la portée de la voix, l’équipage cessa de ramer et le bateau ne fut plus agité par aucun mouvement. Le marin au châle des Indes se leva alors au milieu des cordages, et examina d’un œil soupçonneux le bosquet qui se trouvait derrière les trois individus qui étaient à terre. Après un examen suffisant, il fit signe à son équipage de s’approcher plus près de terre.

— Quels sont ceux qui ont affaire à ce brigantin ? demanda-t-il froidement, avec l’air d’un homme qui n’a aucune raison de s’intéresser à ce qui se passe près de lui. Il lui reste peu de chose qui puisse se convertir en profits, à moins qu’il ne vende sa beauté.

— En vérité, bon étranger, répondit l’alderman, en appuyant suffisamment sur l’épithète, il n’y a ici personne disposé à faire avec vous un commerce qui pourrait peut-être déplaire aux autorités si sa nature était connue. Nous désirons être admis à une conférence avec le commandant du vaisseau sur une matière importante, mais qui nous regarde particulièrement.

— Pourquoi alors envoyer un officier public ? Je vois ici quelqu’un qui porte la livrée de la reine Anne. Nous n’aimons pas les serviteurs de Sa Majesté, et n’avons aucune envie de faire de mauvaises connaissances.

Ludlow se mordit les lèvres, et tâcha de réprimer sa colère en écoutant le langage impertinent d’un homme qui l’avait déjà traité avec si peu de cérémonie ; puis, oubliant cette résolution pour l’honneur de sa profession, et peut-être il faut ajouter par l’habitude du commandement, il interrompit le dialogue.

— Si vous voyez la livrée de l’autorité royale, dit-il fièrement, vous pouvez être convaincu qu’elle est portée par un officier qui sait faire respecter ses droits. Je demande le nom et le caractère de ce brigantin.

— Quant à son caractère ou à sa réputation, elle est peut-être un peu équivoque ; quelques envieux même disent qu’elle est à peu près perdue. Mais nous sommes de braves marins, qui ajoutons peu de foi aux mauvais rapports faits sur le compte de notre maîtresse. Quant à son nom, nous répondons à tous ceux qu’on lui donne, quand ils nous conviennent. Appelez-nous, l’Honnêteté, si vous voulez, vu le manque de registres.

— Il existe des raisons de soupçonner votre vaisseau de pratiques illégales, et, au nom de la reine, je demande à voir vos papiers et la liberté d’examiner votre cargaison et votre équipage, ou bien je serai dans la nécessité de diriger contre vous les canons du croiseur qui est là-bas à l’ancre, et qui n’attend que des ordres.

— On n’a pas besoin d’être savant pour lire nos documents, capitaine Ludlow ; ils sont écrits par une quille légère sur les vagues, et ceux qui suivent notre sillage peuvent deviner leur autorité. Si vous souhaitez d’examiner notre cargaison, il faut faire attention aux manchettes, aux tabliers, aux négligés et aux pièces d’estomac de la femme du gouverneur, au premier bal qui aura lieu dans le fort, ou examiner avec soin les robes qui recouvrent les paniers de la femme et des filles de votre juge de l’amirauté ! Nous ne sommes pas marchands de fromage, pour briser les os des jambes d’un officier de marine parmi les caisses et les pots de beurre.

— Votre brigantin a un nom, coquin, et, de par l’autorité de la reine, je demande à le savoir.

— Le ciel nous préserve de disputer sur les droits de la reine ! capitaine Ludlow, vous êtes un marin, et il vous est permis d’examiner un bâtiment tout comme une femme. Voyez ces pièces de quartier ! il n’y a point de chute de reins qui puisse égaler cette riche et gracieuse courbure ; ces bigues l’emportent sur la justesse et la délicatesse de la plus jolie taille. Et ces barres d’arcasse gonflées et arrondies ressemblent aux contours d’une Vénus ! Ah ! c’est une séduisante créature, et il n’est pas étonnant que, roulant ainsi qu’elle le fait sur les flots, on l’ait appelée…

La Sorcière des Eaux ! dit Ludlow, s’apercevant que le marin s’arrêtait.

— Vous mériteriez de faire partie de la confrérie, capitaine Ludlow, pour votre habileté dans la divination.

— Surprise et stupéfaction, patron ! s’écria Myndert d’une voix tremblante ; voilà une découverte capable de donner à un honorable marchand, plus d’embarras que la conduite ingrate de cinquante nièces ! C’est donc là le fameux vaisseau de l’Écumeur de Mer, d’un homme dont les méfaits en commerce sont aussi universellement notés que la suspension d’un négociant ! Monsieur le marin, ne troublez pas nos projets. Nous ne sommes point envoyés par aucune autorité du pays, pour nous informer de vos transactions passées, desquelles il est tout il fait inutile que vous parliez ; il est plus inutile encore de vous laisser entraîner par la soif du gain et de nous offrir un commerce qui est défendu par les lois. Nous désirons seulement conférer pendant quelques minutes avec le célèbre contrebandier, qui, si votre rapport est vrai, commande le vaisseau, sur une affaire qui nous est particulière à tous les trois. Cet officier de la reine est obligé par son devoir de vous adresser certaines questions auxquelles vous répondrez ou non, suivant que vous le jugerez à propos, et puisque le croiseur de la reine est plus loin que la portée de canon, on ne peut espérer autre chose de vous. Parlementaire et civilité ! capitaine Ludlow, il faut parler doucement à cet homme, ou il nous laissera traverser le passage et revenir au Lust-in-Rust comme nous pourrons, et aussi peu instruits que lorsque nous sommes venus ici. Souvenez-vous de nos conventions, sans faire aucune observation sur ce que je pourrai cacher de l’aventure.

Ludlow se mordit les lèvres et garda le silence ; le marin au châle des Indes, ou maître Tiller comme nous l’avons appelé plus d’une fois, examina encore attentivement le terrain et fit avancer son bateau assez près de terre pour qu’on pût y sauter par la poupe.

— Entrez, dit-il au capitaine de la Coquette qui n’avait pas besoin d’une seconde invitation, entrez, car un otage important est une sûre garantie pendant une trêve. L’Écumeur n’est point ennemi des usages de la bonne compagnie, et j’ai déjà rendu justice au serviteur de la reine en le présentant par ses noms et qualités.

— Le succès de votre déception peut vous faire triompher pendant un temps ; mais rappelez-vous que la Coquette

— Est un fort bon bâtiment, si je juge de son habileté par l’exactitude de sa lunette, observa Tiller en interrompant froidement le capitaine. Mais vous avez affaire à l’Écumeur, et nous allons parler sur ce sujet.

Le marin au châle des Indes, qui avait conservé son ancienne audace, devint grave et s’adressa alors à son équipage d’un air d’autorité, ordonnant de diriger le bateau vers le brigantin.

Les exploits, le caractère mystérieux, l’audace de la Sorcière des Eaux et de celui qui la commandait, étaient à cette époque des sujets fréquents de colère, d’admiration et de surprise. Ceux qui trouvent du plaisir dans le merveilleux, écoutaient avec intérêt les histoires qui étaient racontées sur la rapidité de ses mouvements et sa hardiesse. Ceux qui avaient souvent échoué dans leurs tentatives d’arrêter les hardis contrebandiers rougissaient à son nom, et chacun se récriait sur le succès de ses mouvements et l’intelligence avec laquelle ils étaient dirigés. On ne s’étonnera donc pas lorsque nous dirons que Ludlow et le patron s’approchèrent du gracieux et léger bâtiment avec un intérêt qui augmentait à chaque coup d’aviron. Rempli d’admiration pour une profession qui, à cette époque, était particulièrement distinguée et qui était séparée des autres états de la société par ses habitudes et ses opinions, Ludlow ne pouvait voir les proportions parfaites, les contours gracieux de la carène du bâtiment, ou la symétrie et la propreté des esparres et des agrès, sans éprouver un sentiment semblable à celui qu’une supériorité incontestable excite même en faveur d’un rival. Il y avait aussi dans le style des ornements de ce léger navire, un goût qui causait autant de surprise que sa construction.

Les marins de tous les âges ont toujours eu l’ambition de répandre sur leurs habitations flottantes un ordre de décoration qui, bien qu’approprié à leur élément, a quelque chose d’analogue aux ornements de l’architecture en général. La piété, la superstition et les usages nationaux produisent encore aujourd’hui dans les différentes parties du monde une grande variété dans l’apparence des vaisseaux. Dans quelques-uns, on donne à la tête du gouvernail l’image de quelque monstre hideux ; un autre montre les yeux louches et la langue pendante d’un chat ; celui-ci offre son saint patron, ou Marie toujours propice, en relief sur ses contours, qui sont aussi couverts d’emblèmes allégoriques. Peu de ces efforts de l’art nautique sont couronnés de succès, quoiqu’un meilleur goût se montre graduellement dans cette branche d’industrie, qui semble même vouloir s’élever à un état digne de l’approbation des plus sévères critiques. Mais le vaisseau dont nous parlons, quoique construit à une époque éloignée de la nôtre, eût fait honneur aux perfectionnements de notre siècle.

On a déjà dit que la carène de ce fameux vaisseau contrebandier était basse, sombre, construite avec un art exquis, et de proportions si parfaites qu’elle voguait sur l’Océan avec l’aisance d’un oiseau de mer à une petite distance au-dessus de l’eau ; on y voyait une ligne bleue qui se confondait avec la couleur sombre de l’Océan, l’usage du cuivre étant alors inconnu, tandis que les parties supérieures étaient d’un noir de jais rehaussé par deux lignes couleur paille, tracées avec une justesse mathématique, parallèlement à la surface de ses ouvrages supérieurs, et par conséquent convergeant légèrement vers la mer sous la voûte de l’arcasse. Des toiles de hamacs d’une blancheur éblouissante dérobaient à la vue les personnes qui étaient sur le pont, tandis que les bastions serrés donnaient au brigantin l’apparence d’un vaisseau de guerre. L’œil de Ludlow parcourait avec curiosité l’étendue des deux lignes couleur paille, cherchant en vain quelque indice de la pesanteur et de la force de l’armement. Si le bâtiment avait des sabords, ils étaient assez ingénieusement cachés pour échapper aux regards les plus perçants ; la nature des agrès a déjà été décrite. Participant au double caractère du brigantin et du schooner, les voiles et les esparres du mât d’avant ressemblaient au premier, et ceux du mât d’arrière au second. Les marins ont donné aux vaisseaux de cette forme le nom d’hermaphrodites. Mais quoique ce terme pût faire penser que le brigantin manquait des proportions qui constituent l’élégance, l’on se rappellera que cette différence appartenait à quelque ancienne règle de l’art, et qu’on n’avait violé en rien les lois universelles et permanentes qui font le charme de la nature. Les modèles de cristal qui représentent le corps d’un vaisseau ne sont pas plus exacts, ni plus justes dans leurs lignes, que n’étaient les cordages et les esparres de ce brigantin. Pas une corde ne s’éloignait de sa véritable direction ; pas une voile dont les plis n’eussent l’air d’avoir été rassemblés par la main d’une habile ménagère ; pas un mât ou une vergue qui ne s’élevât dans l’air, ou n’étendît ses bras avec la plus minutieuse symétrie. Tout était aérien, original et plein de grâce, et semblait devoir prêter au bâtiment un caractère de légèreté et de rapidité extraordinaire. Au moment où le bateau s’approchait des flancs du brigantin, un changement dans l’air fit tourner la petite barque comme un van dans le courant qu’elle parcourait ; et comme les proportions longues et pointues des drisses d’avant se montrèrent à la vue, Ludlow aperçut sous le beaupré une image qu’il supposa faire, au moyen de l’allégorie, quelque allusion au caractère du vaisseau. Une figure de femme, due à un sculpteur habile, était placée sur la partie la plus avancée du gouvernail. Le corps appuyait légèrement un de ses pieds sur un globe, tandis que l’autre était suspendu avec aisance, et toute l’attitude ressemblait à celle du fameux Mercure de Bologne. La draperie était flottante, légère, d’une nuance vert de mer, comme si elle eût emprunté cette teinte à l’élément qui était au-dessous d’elle. Le visage était d’une couleur sombre bronzée, qui fut adoptée de temps immémorial comme le meilleur ton pour représenter l’expression humaine. Les cheveux étaient épars et touffus, et l’œil rempli de ce feu qui doit briller dans les regards d’une sorcière, et un sourire si étrange et si malin jouait autour de la bouche, que le jeune marin frémit à la vue de cette figure, comme si une créature vivante eût répondu à son regard.

— Sorcellerie et nécromancie murmura l’alderman lorsqu’il eut contemplé cette image extraordinaire, voilà une coquine en airain qui pourrait voler sans remords le trésor de la reine ! Vos yeux sont jeunes, patron, qu’est-ce que l’impudente tient si effrontément sur sa tête ?

— Il me semble que c’est un livre ouvert, dont les pages sont écrites en lettres rouges. On n’a pas besoin d’être sorcier pour deviner que ce ne sont pas des extraits de la Bible.

— Ni le livre des statuts de la reine Anne, je le garantis. C’est un registre où elle inscrit les profits de ses courses vagabondes. Sourires et œillades ! l’air impudent de cette créature suffirait pour faire perdre contenance à un honnête homme.

— Voulez-vous lire la devise de la sorcière ? demanda le marin au châle des Indes, dont les yeux avaient étudié les détails du brigantin, plutôt qu’il n’avait fait attention à l’objet qui avait attiré les regards de ses compagnons. — L’air de la nuit a raidi le cordage de ce bâton de clin-foc, mes garçons, et il commence à lever le nez comme un petit maître badaud lorsqu’il sent pour la première fois l’odeur de l’eau salée ! Voyez à cela et amenez l’escarre en ligne, ou nous aurons un reproche de la Sorcière, qui n’aime pas à voir aucune partie de sa toilette dérangée. Tenez, Messieurs, vous pouvez lire les sentiments de cette dame aussi clairement qu’on put jamais lire dans les pensées d’une femme.

En parlant à son équipage, Tiller avait changé la direction du bateau, et, obéissant au mouvement de sa main, il fut bientôt exactement au-dessous de la figure que nous venons de décrire. Les lettres rouges étaient alors visibles, et, lorsque l’alderman van Beverout eut ajusté ses lunettes, les trois compagnons furent la citation suivante :


« Quoique je n’aie jamais rien prêté ni rien emprunté, en prenant ou en donnant avec excès, cependant, pour fournir aux besoins pressants d’un ami, je m’écarterais de mes habitudes.

« Le Marchand de Venise. »


— La sorcière d’airain ! s’écria Myndert lorsqu’il eut parcouru la citation du barde immortel. Mûrs ou verts[1], personne ne pourrait désirer être l’ami d’une créature aussi effrontée, et imputer de tels sentiments à aucun respectable commerçant, soit de Venise, soit d’Amsterdam ! Mettez-nous à bord du brigantin, l’ami, et que nous terminions cette entrevue avant que les mauvaises langues ne dénaturent les motifs notre visite.

— Le vaisseau chargé sillonne la mer trop profondément pour aller vite ; nous aborderons dans un moment plus favorable, sans tant nous hâter. Voulez-vous jeter un autre coup d’œil sur les sombres pages de cette dame ? L’esprit d’une femme n’est jamais bien connu à la première réponse !

Le marin leva le bambou qu’il portait et fit tourner une des pages de métal peint sur des gonds artistement cachés. On vit une nouvelle surface avec une autre citation.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? qu’est-ce que c’est, patron ? demanda le bourgeois qui ne paraissait pas avoir une grande confiance dans la discrétion de la sorcière. Folies et poésies ! mais telle est l’habitude de toutes les femmes : quand la nature leur a refusé une langue, elles inventent une autre manière de parler.

« Les commissionnaires de la mer et de la terre vont ainsi à l’entour, à l’entour ; trois fois pour toi et trois fois pour toi, et trois fois encore pour faire neuf. »

— Véritables sottises ! continua le bourgeois ; c’est fort bien pour ceux qui peuvent ajouter trois fois trois à leurs biens ; mais croyez-moi, patron, c’est un heureux commerce que celui qui peut doubler la valeur de l’entreprise en comptant les chances raisonnables à courir et les mois d’anxiété à attendre.

— Nous avons d’autres pages, reprit Tiller, mais ne laissons pas traîner davantage notre principale affaire. On peut lire de bonnes choses dans le livre de la Sorcière lorsqu’on en a le loisir et l’occasion. Je parcours très-souvent son volume pendant les calmes, et il est rare d’y trouver deux fois la même morale, comme ces braves marins pourront l’affirmer.

Les marins qui tenaient les avirons confirmaient cette assertion par leur air de gravité et de confiance, tandis que leur supérieur faisait changer de place au bateau et laissait l’image de la Sorcière des Eaux seule au-dessus de son élément.

L’arrivée du cutter ne produisit aucune sensation parmi ceux qui occupaient le pont du brigantin. Le marin au châle des Indes souhaita une bienvenue franche et cordiale à ses compagnons de voyage et les laissa pendant une minute pour faire leurs observations, tandis qu’il remplissait quelque devoir dans l’intérieur du vaisseau. Ces moments ne furent pas perdus, car une curiosité puissante portait les étrangers à regarder autour d’eux de cet air avec lequel on étudie l’apparence de quelque objet fameux qui n’a longtemps été connu que de réputation. Il était évident que l’alderman van Beverout lui-même n’avait pas encore pénétré aussi avant dans les mystères de l’élégant brigantin ; mais c’était surtout Ludlow qui saisit avec le plus d’ardeur cette occasion, et dont les regards intelligents parcoururent avec le plus de rapidité tous les objets qui peuvent intéresser un marin.

Une admirable propreté régnait de toute part. Les planches du pont ressemblaient à l’ouvrage d’un ébéniste plutôt qu’au travail grossier qui règne ordinairement en pareil lieu. On trouvait la même excellence de matériaux et le même fini dans les lambris des légers bastions, les balustrades et tous les objets qui se présentent naturellement à la vue dans la construction d’un semblable bâtiment. Le cuivre était employé avec goût plutôt que prodigué dans toutes les parties où le métal était nécessaire, et la peinture de l’intérieur était partout d’une légère couleur paille. Il n’y avait aucun armement visible, et les quinze ou vingt graves marins qui arpentaient le vaisseau les bras croisés ne ressemblaient point à des hommes qui devraient trouver du plaisir dans des scènes de violence. Tous sans exception avaient atteint le milieu de la vie ; l’expression de leur visage brûlé par le soleil était pensive, plus d’un montrait une tête qui commençait à grisonner plutôt par l’effet de l’âge que par suite des fatigues. Ludlow fit toutes ces observations avant le retour de Tiller. Lorsque ce dernier reparut, il ne montra aucun désir de cacher aucune des perfections de sa demeure.

— La prudente Sorcière n’est point avare avec ses serviteurs, dit le marin, en observant l’occupation de l’officier de la reine. Vous voyez que l’Écumeur pourrait recevoir un amiral dans ses cabines ; les matelots sont logés plus loin, bien au-delà du mât de misaine. Voulez-vous aller aux écoutilles et examiner ce qui se trouve en bas ?

Le capitaine et ses compagnons se laissèrent conduire, et le premier, à sa grande surprise, s’aperçut qu’à l’exception d’une grande chambre divisée en larges compartiments placés en vue, tout le reste du brigantin était employé pour l’usage des officiers et de l’équipage.

— Le monde nous donne la réputation de contrebandiers, reprit Tiller, souriant avec malice ; mais si la cour de l’amirauté était ici avec ses perruques et ses longs bâtons, les juges et le jury ne pourraient parvenir à nous convaincre de fraude. Voilà du fer pour tenir la dame sur ses pieds, de l’eau et du rhum de la Jamaïque, et les vins de la vieille Espagne et des Îles pour réjouir le cœur et désaltérer le gosier des matelots qui sont sous le pont, mais il n’y a rien de plus. Nous avons des magasins pour la table et pour la brise, au-delà de cette cloison ; et au-dessous de vous, voilà des compartiments qui sont…………… vides ! voyez, un d’entre eux est ouvert ; il est aussi net que le tiroir du bureau d’une dame. Ce n’est point une place pour vos eaux fortes de Hollande ou pour les peaux grossières de vos marchands de tabac. Celui qui veut suivre à la piste la cargaison de la Sorcière des eaux, doit poursuivre les beautés dans leurs satins et les prêtres avec leur robe et leur rabat. Il y aurait bien des lamentations dans l’Église, et plus d’un évêque aurait le cœur serré, s’il apprenait qu’il est arrivé malheur à notre bâtiment.

— Il faut mettre un terme à cet audacieux badinage, dit Ludlow, et ce temps peut être plus près que vous ne le pensez.

— Dans l’orgueil de chaque matinée, je vois dans les pages du livre de la dame, car nous en avons aussi un à bord, que lorsqu’elle nous jouera un mauvais tour, elle sera du moins assez polie pour nous donner un avertissement. Les devises changent souvent, mais ses paroles sont toujours vraies. Il est difficile d’atteindre le brouillard qu’emporte la brise, capitaine Ludlow, et il faut qu’il tienne bien vent lui-même, celui qui veut être longtemps dans notre compagnie.

— Plus d’un marin fanfaron a été attrapé. La brise qui est favorable pour le vaisseau dont le fret est léger, et celle qui est bonne pour le bâtiment dont la quille est profonde, sont différentes. Nous pouvons vivre assez pour apprendre ce qu’un mât vigoureux, un bras long et une carène solide peuvent faire.

— Que la dame à l’œil hagard et au sourire marin me protège ! J’ai vu la Sorcière enfoncée dans l’eau salée, et les vagues brillantes dégoutter de ses tresses comme des étoiles d’argent, mais je n’ai jamais lu un mensonge dans ces pages. Il y a une heureuse intelligence entre elle et quelques personnes à bord ; et croyez-moi, elle connaît trop bien les sentiers de l’Océan pour prendre une mauvaise route. Mais nous bavardons comme des marins d’eau douce. Voulez-vous voir l’Écumeur de Mer ?

— C’est l’objet de notre visite, répondit Ludlow, dont le cœur battit violemment au nom de ce redoutable corsaire. Si ce n’est pas vous, conduisez-nous près de lui.

— Parlez plus bas ; si la dame qui est sous le beaupré entendait de tels propos contre son favori, je ne répondrais plus de sa bonne volonté. Si ce n’est pas moi ! ajouta le héros au châle des Indes en souriant de bon cœur. Oh ! un océan est plus large qu’une mer, et une baie n’est point un golfe. Vous aurez l’occasion de juger entre nous, noble capitaine, et alors je laisse les opinions à la sagesse de chaque homme. Suivez-moi.

Il quitta les écoutilles, et conduisit ses compagnons vers les appartements dans l’arrière du vaisseau.



  1. Allusion intraduisible à un des mots de la citation (ripe) dans son sens littéral.