L’Écumeur de mer/Chapitre 3

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 31-41).

CHAPITRE III.


Ce garçon me rassure beaucoup ; je crois qu’il ne court aucun risque d’être noyé : sa destinée est d’être pendu.
Shakspeare. La Tempête.


Nous avons dit que la périagua était en mouvement avant que nos deux voyageurs pussent l’atteindre. L’arrivée du patron de Kinderhook et celle de l’alderman van Beverout était attendue, et le maître du bateau était parti au moment précis de la marée, afin de prouver, par une indépendance qui a un charme particulier pour les gens de son état, que le temps et la marée n’attendent personne. Cependant il y eut des bornes à cette décision, et il prit un soin tout particulier qu’une pratique aussi constante que l’alderman ne courût aucun danger. Lorsque van Beverout et son compagnon furent embarqués, on jeta les câbles à bord, et l’équipage se disposa à diriger le petit bâtiment vers l’embouchure de la crique. Pendant ces mouvements, un jeune nègre était assis sur l’avant, et ses jambes pendaient des deux côtés du taille-mer ; il ne représentait pas mal une de ces figures qui servent d’ornement au sommet de l’éperon.

Il tenait une conque à sa bouche, et, les joues enflées comme celles d’Éole, les yeux brillants et exprimant le plaisir qu’il éprouvait à tirer des sons du coquillage, il continuait à donner le signal du départ.

— Mets ta conque de côté, braillard ! s’écria l’alderman, en passant près du nègre et en lui donnant sur la tête, avec l’extrémité de sa canne, une tape qui aurait pu interrompre l’harmonie d’un homme moins habitué aux coups. Mille trompettes seraient réduites au silence par une semblable paire de poumons ! — Eh bien ! monsieur le maître, est-ce là votre exactitude ? partir avant que vos passagers soient prêts !

Le flegmatique batelier, sans ôter sa pipe de sa bouche, indiqua de l’œil le bouillonnement qui se montrait déjà sur la surface des flots, signe le plus certain que la marée descendait.

— Je me moque de votre marée montante et descendante ! reprit l’alderman en colère. Il n’y a pas de meilleure horloge que les jambes et l’œil d’un homme exact. Il est aussi ennuyeux d’arriver avant que tout soit prêt, que d’arriver trop tard. Écoutez-moi, monsieur le maître, vous n’êtes pas le seul navigateur dans cette baie, et votre bac n’est pas le plus agile qui y fut jamais lancé. Prenez garde : quoique je sois accommodant par nature, je saurai encourager une concurrence lorsque le bien public me le commandera impérieusement.

Le batelier opposa à l’attaque qui était dirigée contre lui la plus stoïque indifférence ; mais il crut devoir employer toute son éloquence contre celle qui révoquait en doute la supériorité de sa périagua, et, posant sa pipe de côté, il répondit à l’alderman avec cette liberté dont les taciturnes Hollandais usent contre ceux qui les attaquent, sans distinction de rang ou de qualités personnelles.

— Par le vent et les aldermen ! murmura-t-il dans le dialecte de son pays, j’aimerais bien à connaître un bateau dans la baie d’York qui pût montrer sa poupe à la Laitière ! Le maire et les hommes du conseil devraient faire un ordre pour que la marée montât et descendît suivant leur bon plaisir : alors, comme chaque homme agirait à sa fantaisie, nous aurions un joli bouleversement dans le port.

Le marinier, ayant fait connaître ses sentiments, reprit sa pipe comme un homme qui méritait les honneurs de la victoire, qu’on les lui accordât ou non.

— Il est inutile de disputer contre un entêté, murmura l’alderman, et se frayant un chemin à travers les paniers de légumes ; les pots de beurre et tout ce qui garnit ordinairement un bateau se rendant au marché, pour parvenir jusqu’à sa nièce, qui occupait une place près de la poupe. — Bonjour, ma chère Alida, dit-il, l’air du matin fait un jardin de tes joues, et celui de Lust-in-Rust donnera encore à ces roses un lustre plus brillant.

Le bourgeois, dont la colère était apaisée par la vue de sa nièce, baisa ses joues, dont la fraîcheur avait été augmentée par ses remarques, avec une affection prouvant qu’il n’était pas dépourvu de sensibilité, toucha son chapeau en réponse à un salut respectueux qui lui était adressé par un blanc, domestique âgé, revêtu d’une livrée propre mais antique, et fit un signe à une jeune négresse dont l’élégance de second ordre prouvait qu’elle était la première femme de chambre de l’héritière.

On s’apercevait presque à la première vue qu’Alida de Barberie devait la naissance à des parents de contrées différentes. Elle tenait de son père, huguenot de Normandie, appartenant à la petite noblesse, des cheveux noirs et des yeux noirs aussi, et dont la vivacité brillante était tempérée par une grande douceur, un profil grec et une taille plus élevée et plus flexible que celle qui est ordinairement le partage des jeunes Hollandaises. La belle Barberie, c’est ainsi qu’on appelait Alida en plaisantant, avait hérité de sa mère une peau aussi belle, aussi pure que les fleurs de France, et une fraîcheur qui eût pu rivaliser avec les riches teintes d’un nuage du soir de son pays natal. Une partie de l’embonpoint qui avait rendu remarquable la sœur de l’alderman était aussi échue à Alida, mais elle servait seulement à arrondir les contours de sa taille et ceux de ses traits, et ne diminuait en rien sa grâce et son aisance. Ces avantages personnels étaient embellis par un habit de cheval, à la fois élégant et simple, un petit chapeau de castor ombragé d’un bouquet de plumes, et un maintien qui, malgré l’embarras de sa situation, conservait un juste milieu entre la modestie et une aisance parfaite.

Quand l’alderman van Beverout rejoignit cette belle personne, au bonheur de laquelle il prenait le plus vif intérêt, comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, il la trouva engagée dans une conversation avec un jeune homme qui, parmi ses nombreux adorateurs, était regardé comme celui qui devait obtenir le plus de succès.

Cette vue eût suffi pour rendre à l’alderman toute sa bonne humeur ; et, se faisant une place en prenant possession de celle de François, le domestique de sa nièce, le persévérant bourgeois essaya d’encourager un entretien qui, suivant son opinion, devait amener le résultat qui était en même temps le sujet de ses méditations et l’objet de ses désirs.

L’alderman ne réussit pas dans ce projet. Il y a un sentiment qui s’empare ordinairement du cœur, lorsque nous nous embarquons sur un élément qui nous est étranger, qui nous porte au silence et à la contemplation. Les voyageurs âgés observent et comparent ; les plus jeunes éprouvent une émotion qui prend souvent un caractère mélancolique. Sans nous arrêter à en analyser la cause et les conséquences à l’égard du patron et d’Alida dans cette circonstance, il sera suffisant de dire que, malgré les efforts du digne bourgeois, qui avait voyagé trop souvent pour éprouver de nouvelles émotions, ses jeunes compagnons de voyage devinrent peu à peu silencieux et pensifs. Quoique célibataire, Myndert n’ignorait pas que le petit dieu qu’on nomme Amour lance ses traits au milieu du calme comme au milieu du bruit, et il devint muet à son tour, suivant les mouvements lents de la périagua, avec autant d’assiduité que s’il eût vu sa propre image sur les eaux.

Un quart d’heure de cette navigation caractéristique, et l’on peut dire agréable, amena le bâtiment à l’embouchure de la crique. Là un effort puissant le força de suivre le cours de la marée, et l’on pouvait dire qu’il allait commencer son voyage. Mais tandis que l’équipage noir bordait les voiles et faisait les autres préparatifs nécessaires pour le départ, une voix héla le bac, lui ordonnant plutôt qu’elle ne lui demandait de s’arrêter.

— Holà, la périagua ! cria la voix, déchargez vos voiles devant, et attirez le gouvernail jusque dans le giron de ce vieux monsieur de bonne mine. Haut la main, hardi, mes bourdons ! ou votre bac, comme un cheval de course, entrera dans l’embouchure et s’enfuira avec vous.

Cet ordre arrêta les mouvements de équipage ; les noirs se regardèrent les uns les autres avec un air de surprise et d’admiration, puis ils portèrent la voile d’avant et mirent la barre sous le vent sans faire une invasion dans le giron de l’alderman, et le bac resta stationnaire à peu de distance du port. Tandis que le nouveau passager se préparait à descendre dans une chaloupe, ceux qui suivaient tous ses mouvements eurent le temps d’examiner sa tournure et de former leurs différentes conjectures sur ce qu’il pouvait être.

Il est à peine nécessaire de dire que l’étranger était un fils de l’Océan. Il paraissait actif et vigoureux, et sa taille était de près de six pieds. Ses épaules étaient carrées, sa poitrine pleine et haute, ses membres ronds et musculeux ; toute la personne de cet inconnu indiquait que chez lui la force et l’activité étaient dans des proportions égales. Sa tête ronde, posée avec grâce, était couverte d’une masse de cheveux bruns qui commençaient déjà à grisonner. Son visage était celui d’un homme de trente ans, et digne de sa taille ; ses traits étaient beaux, hardis et bien dessinés ; ils exprimaient la témérité, un sang-froid parfait, quelque obstination, et un certain degré de mépris pour les autres, qu’il ne prenait pas toujours le soin de cacher. Son teint, d’un rouge brillant, était uniforme comme celui qu’une exposition constante au grand air donne à ceux dont la complexion est naturellement fraîche et vermeille.

Le costume de l’étranger était aussi remarquable que sa personne. Il portait une casaque de matelot, courte, serrant sa taille avec grâce, un petit bonnet très-bas donnant l’air un peu mauvais sujet, et des pantalons de matelot, le tout en toile à voile d’une blancheur admirable ; costume convenant parfaitement à la saison et au climat. Sa casaque n’avait point de boutons, ce qui excusait l’usage d’un riche châle des Indes entourant son corps et assujettissant ses vêtements. À travers l’ouverture de la veste on voyait une chemise d’une blancheur éclatante, dont le collet retombait sur une bandanna aux couleurs vives, qui était nouée négligemment autour de son cou. Cette bandanna était d’une manufacture alors peu connue en Europe, et son usage était presque entièrement réservé aux marins. Une de ses extrémités voltigeait au gré du vent, mais l’autre était attirée avec soin vers la poitrine, et par le moyen d’un petit couteau à manche d’ivoire unissait la soie au linge, espèce d’épingle qui est encore en usage aujourd’hui parmi les marins. Si nous ajoutons que des pantoufles légères en grosse toile avec des ancres surjalées[1] brodées en laine couvraient ses pieds, nous aurons fait la description de toute sa toilette.

Celui dont nous venons de décrire les manières et le costume causa une vive sensation parmi les noirs qui frottaient les stoops et le pavé. Il fut suivi jusqu’au lieu où il héla la périagua par deux ou trois désœuvrés qui étudiaient ses manières et ses mouvements avec l’admiration que des gens de leur classe manquent rarement de montrer aux hommes qui ont passé leur vie à courir les aventures et les dangers. Ordonnant à un de ces oisifs de le suivre, le héros au châle des Indes entra dans un bateau vide, et en détachant les liens, il dirigea cette légère chaloupe vers le bac qui attendait son arrivée. Il y avait en effet dans l’air turbulent et résolu, dans les attitudes mâles de ce prototype des marins, quelque chose qui pouvait attirer l’attention d’hommes qui avaient une plus grande connaissance du monde que la petite foule d’admirateurs qu’il laissait derrière lui. Avec un léger mouvement du poignet et du coude il faisait glisser la chaloupe en avant, comme un indolent animal marin nage à travers son élément. Et dans sa pose, ferme comme celle d’une statue, avec un pied sur chaque plat-bord, il y avait beaucoup de cette confiance qu’on acquiert en voyant les efforts heureux et répétés d’un habile danseur de corde. Lorsque la chaloupe atteignit le bac, l’étranger glissa une petite pièce d’argent espagnole dans la main du nègre, et s’élança dans la périagua avec une telle vigueur, qu’il fit reculer le petit bateau qu’il quittait jusqu’à moitié chemin de la terre, laissant le noir effrayé se remettre d’aplomb de la meilleure manière qu’il lui fut possible.

La démarche de l’étranger, tandis qu’il gagnait le demi-pont de la périagua, était celle d’un marin rempli de confiance en lui-même et d’audace. Il semblait examiner le caractère à demi nautique de l’équipage et des passagers de la périagua, et éprouver ce sentiment de supériorité auxquels les hommes de sa profession se livraient trop souvent à cette époque, lorsqu’il s’agissait de ceux dont l’ambition se bornait à la terre ferme. Ses regards s’arrêtèrent sur les simples agrès et les modestes voiles de la périagua, et sa lèvre supérieure prit une expression de critique. Poussant avec le pied la voile d’avant, il passa par-dessus les pots de beurre, se servit du genou d’un compatriote comme marche-pied, et descendit dans la petite chambre de la périagua, au milieu de la société de l’alderman van Beverout, avec l’agilité dépourvue de crainte d’un Mercure ailé. Avec un sang-froid qui prouvait qu’il était habitué au commandement, il prit le gouvernail des mains du maître du bac étonné, avec autant de tranquillité que s’il eût occupé tous les jours le poste dont il venait de s’emparer. Lorsqu’il s’aperçut que le bac commençait à se mouvoir, il trouva le loisir d’observer ses compagnons de voyage. Le premier que son regard hardi rencontra fut François, le domestique d’Alida.

— S’il nous arrive une bourrasque, commodore, dit l’étranger avec une gravité qui trompa presque le Français attentif, tandis qu’il montrait la bourse contenant les cheveux du domestique, vous aurez de la peine à conserver votre queue de pavillon[2] ; mais un officier si expérimenté ne s’est pas mis à la mer sans avoir des voiles toutes prêtes contre le mauvais temps.

Le valet ne comprit pas, ou feignit de ne pas comprendre l’allusion, et conserva un silence dédaigneux,

— Le gentilhomme est à un service étranger, et ne comprend pas un marin anglais ! Ce qui pourrait lui arriver de pis après tout, serait de la couper et de la laisser filer avec la lame. Puis-je prendre la liberté de vous demander, juge, si les cours n’ont rien décidé depuis quelque temps concernant les flibustiers des îles ?

— Je n’ai point l’honneur d’avoir reçu une commission de Sa Majesté, répondit froidement van Staats de Kinderhook, à qui cette question avait été adressée.

— Le meilleur navigateur est quelquefois embarrassé par un temps brumeux, et plus d’un vieux matelot a pris un banc de sable pour la terre ferme. Puisque vous n’êtes pas dans le barreau, Monsieur, je vous souhaite joie et bonheur, car c’est courir parmi les rochers que de naviguer dans cette mer, soit comme juge, soit comme plaideur. On n’est jamais en sûreté ni au port tant qu’on est dans la compagnie d’un homme de loi, et cependant le diable lui-même ne peut pas toujours donner un bon repas au requin. Voilà un joli temps ; mes amis, aussi bien que des câbles pourris et des vents contraires peuvent le faire désirer dans cette baie d’York.

— Vous êtes un marin au long cours ? demanda le patron, qui désirait qu’Alida le crût capable de faire assaut d’esprit avec l’étranger.

— Longs ou courts, Calcutta ou le Cap-Cod, route estimée, de jour ou à la clarté des étoiles, c’est tout un pour un véritable dauphin. La forme des côtes entre Fundy et Horn est aussi familière à mes yeux, qu’à un admirateur de cette jolie jeune dame ; et quant à l’autre terre, je l’ai parcourue plus souvent que le commodore qui est ici n’a exposé la voile aux vents. Une croisière comme celle-ci est un dimanche dans ma carrière nautique, et cependant je suis persuadé que vous avez pris congé de vos femmes, béni vos enfants, fait votre testament et demandé les prières du prêtre, avant de vous embarquer ?

— Si ces cérémonies avaient été observées, le danger n’en aurait pas été augmenté, dit le jeune patron, qui aurait bien voulu jeter un regard sur la belle Alida, quoique la timidité dirigeât ses yeux d’un autre côté. On n’est pas plus près du péril parce qu’on est préparé à le rencontrer.

— Cela est vrai. Nous devons tous mourir lorsque notre heure est venue. Pendu ou noyé ; le gibet et les boulets débarrassent le monde de superfluités qui sans cela encombreraient les ponts et ne permettraient pas à l’équipage du vaisseau de manœuvrer. La dernière croisière est la plus longue de toutes, et des papiers honnêtes, ainsi qu’un bon billet de santé, peuvent aider un homme à arriver au port lorsqu’il ne peut plus tenir la pleine mer. Eh bien ! maître, quels contes flottent autour du pont ce matin ? Depuis quand le dernier Albanais a-t-il mis son cuvier sur la rivière, ou quel cheval est mort de fatigue à la poursuite d’une sorcière ?

— Les enfants du diable ! murmura l’alderman, il ne manque pas de mauvais sujets pour tourmenter les pauvres bêtes !

— Les boucaniers se sont-ils convertis, on leur commerce prospère-t-il dans cette fin de guerre ? continua le marin sans faire attention à l’exclamation du bourgeois. Le temps devient dur pour les capitalistes, comme on peut le voir par la manière dont le croiseur qui est là-bas porte ses apparaux de mouillage, au lieu d’essayer la pleine mer ; puissé-je voir se rompre toutes les esparres que je toucherai, si je ne mettais la chaloupe en mer et ne lui faisais prendre l’air avant demain, pourvu que la reine eût la condescendance de donner à votre humble serviteur le commandement du bâtiment ! Cet homme se repose là sur ses ancres comme s’il avait une cargaison de réaux hollandais à fond de cale, et attendait quelques ballots de peaux de castor pour troquer contre ses eaux-fortes.

Tandis que l’étranger faisait tranquillement connaître son opinion sur le vaisseau de Sa Majesté la Coquette, il parcourut des yeux tous ses compagnons, et arrêta ses regards pendant un moment avec une expression mystérieuse sur les yeux calmes du bourgeois.

— Eh bien ! continua-t-il, la corvette sert au moins de girouette flottante et apprend de quel côté vient la marée, si elle ne fait rien de mieux, et cela doit être d’un grand secours, maître, dans la navigation d’un marin qui observe avec autant de sagacité que vous de quel côté le vent tourne ?

— Si les nouvelles de la crique sont vraies, répondit le propriétaire du bac, qui ne s’était point offensé de cette réflexion, il y aura d’autre occupation pour le capitaine Ludlow et la Coquette avant qu’il soit peu de jours !

— Ah ! lorsqu’il aura consommé toute sa viande et tout son biscuit-pain, le capitaine sera obligé d’approvisionner de nouveau son vaisseau ; ce serait dommage qu’un homme aussi actif jeûnât dans une si belle position ! Et quand ses chaudières seront pleines de nouveau, et que le dîner sera mangé, quel devoir lui restera-t-il à remplir ?

— On dit parmi les marins de la baie du Sud, qu’on a aperçu quelque chose hier soir de l’autre côté de Long-Island !

— Je répondrais de la vérité de ce bruit, car, étant arrivé avec la marée du soir, je l’ai vu moi-même.

— Diable, c’est heureux ! et qu’est-ce que c’était ?

— L’océan Atlantique, et si vous en doutez, j’en appelle à ce vieux gentilhomme bien lesté ; et, comme il est maître d’école, il sera capable de vous donner la latitude et la longitude de cette vérité.

— Je suis l’alderman van Beverout, murmura entre ses dents l’objet de cette nouvelle attaque, bien qu’il semblât peu disposé à écouter un homme qui mettait si peu de réserve dans ses discours.

— Je vous demande mille pardons, répondit l’étrange marin en faisant un salut cérémonieux. La gravité de la contenance de Votre Seigneurie m’a trompé. Il est en effet déraisonnable de poser qu’un alderman connaisse la supposition de l’océan Atlantique ! Et cependant, Messieurs, sur l’honneur d’un homme qui a vu bien de l’eau salée dans sa vie, je vous assure que la mer dont je parle est réellement là. S’il y a quelque chose dessus ou dedans qui ne devrait pas y être, c’est à ce digne commandant de la périagua à nous le faire connaître.

— Un batelier du passage dit qu’on a vu dernièrement l’Écumeur de mer le long des côtes, répondit le maître du bac avec le ton d’un homme qui est certain d’apprendre une nouvelle d’un intérêt général.

— Vos chiens de mer qui courent d’un passage à un autre sont des hommes qui aiment les merveilles ! répondit froidement l’étranger. Ils connaissent la couleur de la mer pendant la nuit. Ils gouvernent toujours l’œil du vent[3] pour chercher des aventures. Je m’étonne qu’on ne les choisisse pas pour composer les almanachs ! Il y avait une méprise sur un orage dans le dernier que j’ai acheté, et tout cela par le manque de science convenable. Et je vous prie, mon ami, quel est cet écumeur des mers qui court, dit-on, après son aiguille comme un tailleur qui a trouvé un trou dans l’habit de son voisin ?

— Les sorcières peuvent vous le dire ! Je sais seulement qu’il y a un corsaire qui s’appelle ainsi, et qu’il est là aujourd’hui, et ici demain. Quelques-uns disent que c’est seulement un vaisseau de brouillards qui écume la surface des mers comme une mouette d’eau ; d’autres pensent que c’est l’esprit d’un vaisseau qui fut pillé et brûlé par Kidd, dans l’océan Indien, cherchant son or et ceux qui furent tués. Je l’ai vu moi-même une fois, mais la distance était si grande et ses manœuvres si extraordinaires, que je pourrais à peine donner une juste idée de sa quille et de ses agrès.

— Voilà un de ces événements qu’on n’écrit pas chaque jour sur le livre de loch ! Où et dans quelle mer avez-vous rencontré une chose semblable ?

— C’est à la hauteur du détroit. Nous pêchions par un temps brumeux, brumeux, et lorsque le brouillard s’éleva peu à peu, nous vîmes un vaisseau qui se dirigeait vers la terre, aussi vite qu’un cheval de course ; mais tandis que nous levions l’ancre, il avait déjà fait une lieue au large de l’autre bord.

— C’est une preuve certaine de son activité ou de la vôtre. Mais quelle pouvait être la forme et le calibre de ce vaisseau si léger ?

— Aucune forme déterminée. Aux yeux des uns c’était un bâtiment gréé comme un vaisseau et couvert de voiles ; un autre le prenait pour un scudder des Bermudes ; mais, selon moi, il ressemblait à une vingtaine de périagues construites en un seul bâtiment. Il est bien connu, néanmoins, qu’un vaisseau des Indes occidentales se mit en route cette nuit même, et, quoiqu’il y ait maintenant trois ans, personne à York n’a eu de nouvelles ni du vaisseau ni de son équipage. Depuis ce jour je ne suis jamais allé pêcher sur les bancs par un temps brumeux.

— Vous avez bien fait, observa l’étranger. J’ai vu moi-même bien des merveilles sur le vaste Océan, et celui que ses occupations retiennent entre le vent et l’eau ne devrait jamais se tenir à la portée de ces diables de fuyards. Je pourrais vous raconter une histoire d’une affaire, dans ces parages où règnent souvent des calmes, sous un soleil brûlant, qui serait une leçon pour tous ceux dont la curiosité est trop hardie : commission et réputation ne sont pas des affaires pour vos raboteurs.

— Nous avons le temps de l’entendre, observa le patron, lisant dans les yeux noirs d’Alida que l’anecdote promise excitait son intérêt.

Mais le visage de l’étranger devint tout à coup sérieux. Il secoua la tête comme une personne qui a des raisons pour garder le silence, et, abandonnant le timon, il obligea tranquillement un compatriote qui bâillait, assis au milieu du bateau, de lui céder sa place, et, s’étendant de toute sa longueur, il croisa ses bras sur sa poitrine et ferma les yeux. En moins de cinq minutes, tous ceux qui l’entouraient acquirent la preuve évidente que cet étrange fils de l’Océan était plongé dans un profond sommeil.



  1. Ancre surjalée, dont la patte est entourée par une partie du câble.
  2. A storm cue.
  3. Le point de l’horizon d’où souffle le vent.