L’Écumeur de mer/Chapitre 4

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 42-48).


CHAPITRE IV.


Ayez de la patience, car ce que je vous rapporterai compensera ce malheur.
Shakspeare. La Tempête.


Les manières, l’audace, le langage du marin inconnu, produisirent une vive sensation parmi les passagers de la périagua. On voyait à l’expression des beaux yeux d’Alida qu’elle avait été amusée par ses sarcasmes, quoique la hardiesse de ses manières l’eût maintenue dans cette réserve qu’elle croyait nécessaire à son sexe et à sa condition. Le patron étudiait le visage de sa maîtresse, et bien qu’il fût presque offensé par les manières libres de l’étranger, il avait cru plus sage de les tolérer, comme un excès naturel à un esprit qui était délivré depuis peu de la monotonie d’un vaisseau. Le calme qui régnait ordinairement dans la contenance de l’alderman avait été un peu troublé ; mais il réussit à cacher son mécontentement à toute observation impertinente. Lorsque le principal acteur dans la scène qui venait d’avoir lieu jugea à propos de disparaître, la tranquillité fut rétablie et on sembla avoir oublié sa présence.

Le reflux de la marée et un vent frais portèrent rapidement la périagua au-delà des petites îles de la baie, et l’on vit plus distinctement le croiseur appelé la Coquette. Ce bâtiment de vingt canons était en panne en travers du hameau de l’île des États, qui était le lieu de destination du bac. C’était là le mouillage ordinaire des vaisseaux destinés pour l’étranger, où ils attendaient un changement de vent, et c’était là aussi que les vaisseaux d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, étaient soumis à ces examens et à ces délais imposés pour la sûreté des habitants de la ville. La Coquette était seule, car l’arrivée d’un vaisseau marchand d’un port éloigné était un événement fort rare au commencement du dix-huitième siècle.

La périagua s’approcha à environ cinquante pieds du sloop de guerre, et tandis qu’elle s’en approchait, un mouvement de curiosité se manifestait parmi les passagers.

— Donnez plus d’espace à votre Laitière, murmura l’alderman, en observant que le maître du bac, afin de satisfaire ses passagers, courait aussi près que possible des sombres flancs du croiseur. — Mers et océans ! la baie d’York n’est-elle pas assez large pour que vous essuyiez la poussière de ce vaisseau oisif ! Si la reine savait comment on boit et comment on mange son argent parmi les paresseux coquins qui sont à bord de ce bâtiment, elle les enverrait chasser les flibustiers des îles. Alida, mon enfant, regardez du côté de la terre, et vous ne penserez plus à la frayeur que ce sot vous cause. Il veut seulement nous prouver son adresse à gouverner.

Mais la nièce ne montrait aucunement la frayeur que l’oncle voulait bien lui attribuer. Au lieu de pâlir, des couleurs brillantes animaient ses joues, tandis que la périagua dansait sous le vent du croiseur, et si sa respiration devint plus rapide, on pouvait douter que cet incident fût produit par l’agitation de la crainte. La vue des mâts élevés et de la masse de cordages suspendus presque au-dessus de la périagua, empêchèrent qu’on ne s’aperçût de ce changement. Cent regards curieux étaient déjà fixés sur les passagers du bac, à travers les sabords du vaisseau, lorsqu’un officier, qui portait l’uniforme d’un capitaine de la marine de cette époque, parut subitement près du grand mât, et salua la société de la périagua, en agitant son chapeau comme quelqu’un qui est agréablement surpris.

— Un beau ciel et un vent doux à chacun et à tous ! cria-t-il avec la franchise d’un marin. Je baise les mains de la belle Alida ; l’alderman recevra, j’espère, les bons souhaits d’un matelot. Monsieur van Staats, je vous salue.

— Hé ! murmura le bourgeois, vous autres paresseux, vous n’avez rien de mieux à faire que de mettre les paroles à la place des actions. Une guerre qui traîne en longueur et un ennemi éloigné vous rendent, vous autres matelots, seigneurs de la terre ferme, capitaine Ludlow.

Alida rougit, hésita, et, par un mouvement presque involontaire, elle agita son mouchoir. Le jeune patron se leva, et répondit par un salut poli au compliment qui lui était adressé. À ce moment, le bac avait presque dépassé le vaisseau, et le visage de l’alderman reprenait son calme habituel, lorsque le marin au châle des Indes se leva sur ses pieds et se trouva tout d’un coup de nouveau au milieu des passagers.

— Voilà un charmant coup d’œil et un joli bâtiment, dit-il, tandis que son regard expressif examinait les agrès du croiseur royal, en prenant avec indifférence le gouvernail des mains du maître : — Sa Majesté doit avoir un bon service d’un semblable croiseur, et il n’y a aucun doute que le jeune marin qui est sur le pont est homme à tirer tout le parti possible de ce bâtiment. Nous allons prendre une autre observation : retirez votre voile d’avant, mon garçon.

Tandis qu’il parlait, l’étranger avait mis le gouvernail sous le vent ; à peine l’ordre fut-il donné que le bateau avait viré de bord, et une minute plus tard il se balançait encore le long des côtés du sloop de guerre. L’alderman était sur le point de se plaindre, au nom de tous, de cette violation des règles habituelles du bateau, ainsi que le maître du bac, lorsque l’étranger ôta son chapeau et s’adressa à l’officier, avec toute la tranquille assurance qu’il avait déjà manifestée en conversant avec les passagers de la périagua.

— Sa Majesté, dit-il, a-t-elle besoin à son service d’un homme qui a vu dans son temps plus d’eau bleue que de terre ferme ? Y a-t-il un hamac vide dans un si beau croiseur, pour un marin qui n’a plus qu’à mourir de faim s’il ne fait pas le métier de matelot ?

Le descendant des républicains Ludlows, c’est ainsi que lord Cornbury avait nommé la race du commandant de la Coquette, fut aussi surpris de la vue de celui qui lui faisait cette question, que de l’assurance avec laquelle un marin d’une classe inférieure s’adressait à un officier revêtu d’une aussi haute dignité que la sienne. Il eut cependant le temps de se rappeler en présence de qui il se trouvait avant de répondre, car l’étranger avait de nouveau placé le gouvernail sous le vent, et fait rejeter en arrière la voile d’avant, manœuvre qui rendit le périagua stationnaire.

— La reine recevra toujours un courageux matelot à son service, s’il se présente avec l’intention de la servir avec zèle et fidélité, répondit le capitaine Ludlow. Pour preuve de ce que j’avance, qu’on jette une corde à la périagua ; nous traiterons plus à notre aise sous le pavillon de Sa Majesté. Je serai fier de causer avec l’alderman van Beverout, pendant ce temps, et un cutter sera toujours à ses ordres lorsqu’il aura l’intention de nous quitter.

— Vos aldermen, amateurs de la terre ferme, trouvent leur chemin d’un croiseur au port plus facilement qu’un matelot d’une expérience de vingt ans, reprit l’étranger, sans donner le temps au bourgeois d’exprimer ses remerciements pour l’offre polie qui lui était faite. — Vous avez passé le détroit de Gibraltar, sans aucun doute, noble capitaine, puisque vous avez un si beau bâtiment sous vos ordres ?

— Le devoir m’a appelé dans les mers italiennes plus d’une fois, répondit Ludlow à demi disposé à se fâcher de cette familiarité, quoiqu’il désirât avec trop d’ardeur retenir la périagua près de lui, pour se quereller avec celui qui lui avait procuré ce plaisir inattendu.

— Alors vous savez que, bien que l’éventail d’une dame puisse faire avancer un vaisseau dans les détroits du sud, ce vaisseau a besoin d’une brise du levant pour en sortir : les banderoles de Sa Majesté sont longues, et quand elles sont passées autour du corps d’un étourdi de matelot, tout l’art de ce dernier ne peut pas l’en débarrasser. Il est à remarquer que plus il est bon marin, moins il a le pouvoir de défaire le nœud.

— Si les banderoles étaient si longues, elles pourraient atteindre plus loin que vous ne le voudriez ; mais un hardi volontaire n’a pas sujet de craindre la presse.

— Je crains que le hamac que je désire ne soit plein, dit l’étranger d’un air dédaigneux ; laissez tomber la voile d’avant, mon garçon, nous allons partir et laisser le pavillon de ce navire flotter sous notre vent. Adieu, brave capitaine ; quand vous aurez besoin d’un bon rameur, ou que vous rêverez de canons, de retraite et de voiles mouillées, pensez à celui qui est venu rendre visite à votre vaisseau, à son oisif amarrage.

Ludlow se mordit les lèvres, et quoique son beau visage se couvrît de rongeur, il rencontra le regard malin d’Alida et se mit à sourire. Mais celui qui venait de braver d’une façon si téméraire le ressentiment d’un homme aussi puissant que l’était le commandant d’un croiseur royal dans les colonies anglaises, parut comprendre tout le danger de sa situation. La périagua tourna sur sa quille, et l’instant d’après elle obéissait à la brise et s’avançait vers la terre à travers les vagues peu agitées. Au même instant, trois bateaux quittaient le croiseur. Un d’entre eux, où se trouvait évidemment le capitaine, s’avançait avec la dignité habituelle d’une barque qui conduit à terre un officier supérieur, mais les autres voguaient avec la rapidité qu’on met à une poursuite.

— À moins que vous n’ayez dessein de servir la reine, vous avez agi peu sagement, mon ami, en bravant un de ses commodores à la bouche de ses canons, observa le patron aussitôt que les intentions des matelots du sloop de guerre devinrent trop évidentes pour qu’on pût les méconnaître.

— Ce capitaine Ludlow serait fort aise de prendre quelqu’un d’entre nous dans sa chaloupe, c’est un fait aussi clair qu’une étoile brillante dans une nuit brumeuse, et, connaissant les devoirs d’un matelot envers ses supérieurs, je lui laisserai le choix.

— Alors vous mangerez bientôt le pain de Sa Majesté, répondit l’alderman.

— Le mets ne conviendrait pas à mon palais et je le repousse ; cependant voilà une barque dont l’équipage menace de me faire faire un plus mauvais repas.

Le marin étranger cessa de parler, car la situation de la périagua devenait un peu critique : cela semblait du moins ainsi aux habitants de la terre ferme qui étaient témoins de cette rencontre imprévue. Tandis que le bac voguait vers l’île, le vent soufflait plus fort à travers le passage qui communique avec la baie extérieure, et il devint nécessaire de virer deux fois, afin de se mettre dans le vent du lieu ordinaire de débarquement. La première de ces manœuvres avait été exécutée, et les passagers s’aperçurent que le cutter auquel l’étranger faisait allusion était plus proche de la terre, ou du moins du quai où ils devaient débarquer, qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. Au lieu de se laisser détourner d’une poursuite qu’il était en son pouvoir de rendre facilement inutile, l’officier qui commandait cette barque ordonna à ses hommes de faire force de rames vers le lieu de débarquement ; d’un autre côté, un second cutter, qui avait déjà atteint la ligne de la course du bac, se reposait sur ses avirons et attendait son approche. Le marin étranger ne manifestait aucune intention d’éviter l’entrevue : il tenait toujours le gouvernail, et commandait de fait le petit bâtiment comme s’il en eût été le maître ; son audace, la singularité de ses manières et de sa conduite, aidées de l’habileté avec laquelle il manœuvrait, eussent légitimé cette usurpation momentanée, même si l’opinion générale au sujet de la presse n’avait pas été en sa faveur.

— Par les griffes du diable ! murmura le maître du bac, si vous teniez la Laitière plus éloignée, nous perdrions un peu de distance, quoique je pense que les gens du sloop de guerre auront de la peine à nous atteindre en courant avec les écoutes largues.

— Ce gentilhomme est un messager de la reine, répondit le marin, il serait peu civil de refuser de l’entendre.

— Amenez la périagua ! s’écria le jeune officier qui était dans le cutter. — Au nom de Sa Majesté la reine, je vous commande d’obéir.

— Dieu bénisse la royale dame, reprit le marin, tandis que le bac rapide continuait à avancer ; nous lui rendons nos devoirs, et nous sommes heureux de voir un si digne gentilhomme employé à son service.

Dans ce moment, les barques étaient à cinquante pieds les unes des autres. Aussitôt qu’il y eut de l’espace, la périagua se retourna, commença une nouvelle course, et se dirigea de nouveau vers la terre. Il était nécessaire de s’aventurer près du cutter, à la portée d’un aviron, ou de se tenir au large et prendre du terrain, ce que l’étranger ne semblait pas disposé à faire. L’officier se leva, et, lorsque la périagua s’approcha, il était évident qu’il tenait à la main un pistolet, quoiqu’il semblait répugner à montrer cette arme. Le marin se mit de côté, de manière à offrir aux yeux de l’officier tout le groupe des passagers de la périagua, et il dit d’un ton satirique :

— Choisissez entre nous, Monsieur ; dans une telle société, un homme de goût doit avoir une préférence.

Le jeune officier rougit autant par honte d’avoir été sur le point d’exécuter des ordres dégradants, que par la contrariété de ne pas les remplir.

Recouvrant bientôt son sang-froid, il salua la belle Alida, et la périagua s’éloigna en triomphe. Cependant le premier cutter était près de la terre, où il arriva bientôt ; l’équipage se reposant sur ses avirons, à l’extrémité du quai, attendait l’arrivée du bac. À cette vue, le maître secoua la tête et regarda en face l’étranger, de manière à lui prouver qu’il craignait les résultats de sa conduite. Mais le marin inconnu conserva son sang-froid, et fit plusieurs allusions plaisantes sur le genre de service qu’il avait bravé avec tant de témérité, et auquel personne ne croyait qu’il pourrait échapper. Par les dernières manœuvres, la périagua avait gagné une position sous le vent du quai, et elle était alors gouvernée directement vers la terre. Le maître du bac crut devoir prendre la parole.

— Naufrages et pointes de rochers ! s’écria-t-il alarmé, une galiotte hollandaise serait brisée en pièces si vous la faisiez courir parmi ces pierres aiguës par un tel vent ! Aucun honnête marinier n’aimerait à voir un homme enfermé à fond de cale d’un croiseur, comme un voleur dans une prison ; mais c’est trop demander au propriétaire de la Laitière que de lui voir casser le nez sans s’y opposer.

— Il n’y aura pas une fossette de son joli visage dérangée, répondit le flegmatique étranger. Maintenant baissez les voiles, et nous courrons le long de la côte jusqu’au quai. Ce serait montrer peu de galanterie, Messieurs, de traiter la Laitière avec si peu de cérémonie, lorsqu’elle vient d’exercer ses pieds légers en notre faveur. La meilleure danseuse de l’île ne pourrait pas mieux jouer son rôle, quoiqu’elle fût animée par le son du violon.

On baissa les voiles, et la périagua se dirigea vers le lieu de débarquement, courant toujours à la distance d’environ cinquante pieds de la terre.

— Chaque vaisseau a son temps donné, comme les mortels, continua l’inexplicable marin. S’il doit mourir de mort subite, le ban ou la culée l’entraînent dans la tombe sans service funèbre ou prières de paroisse. L’hydropisie est comme un vaisseau engagé. La goutte, les rhumatismes tuent comme un cou rompu ou des membres brisés. Un corps tourmenté par des indigestions, c’est comme une cargaison trop lourde avec les canons en dérive. La potence, c’est un prêt à rembourser, avec les honoraires d’un homme de loi ; tandis que la mort par le feu, l’eau, la mélancolie religieuse et le suicide, ressemble à un canonnier négligent, à des rocs cachés, à de fausses lueurs et à un grossier capitaine.

En disant ces mots, et sans que personne pût prévoir ses intentions, cet homme extraordinaire s’élança sur le cap d’un petit roc que les vagues arrosaient, et, faisant de vigoureux efforts, il sauta d’une pierre à une autre, jusqu’à ce qu’il eût atteint la terre. Au bout d’une minute, on le perdit de vue parmi les habitations du hameau.

L’arrivée de la périagua qui atteignit le quai, le désappointement de l’équipage du cutter, et le retour des deux chaloupes au vaisseau, suivirent de près cet incident.