L’Écumeur de mer/Chapitre 5

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 49-59).


CHAPITRE V.


Oliv. A-t-il écrit cela ?
Clo. Ah ! madame.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


Si nous disions qu’Alida de Barberie ne jeta pas un regard derrière elle en quittant le quai, afin de voir si le bateau qui contenait le commandant du croiseur suivait l’exemple des autres, nous peindrions la jeune fille comme moins soumise à l’influence de la coquetterie que la vérité ne l’exige. Quels que fussent les sentiments de la nièce dans cette occasion, au grand mécontentement de l’alderman, la barque continua de s’approcher de la terre, de manière à prouver que le jeune marin ne prenait nul intérêt visible au succès de la chasse qui venait d’avoir lieu.

Les hauteurs de l’île des États étaient couvertes presque comme elles le sont aujourd’hui de bouquets d’arbres nains. Des sentiers conduisaient, à travers cette maigre végétation, dans diverses directions ; et comme le hameau, dans le lieu de la quarantaine, était le point où elles divergeaient, on avait besoin d’un guide expérimenté pour se conduire à travers leurs détours sans s’écarter de la bonne route et ne pas perdre de temps. Il paraît que le bourgeois se crut digne de remplir cet office ; car, marchant avec une agilité qui ne lui était pas habituelle, il conduisit ses compagnons dans le bois, et, en changeant fréquemment de route, il confondit à un tel point leurs notions sur les différents sentiers, que pas un d’eux n’aurait probablement pu sortir sans guide de ce labyrinthe.

— Nuages et bocages ombragés ! s’écria-t-il lorsqu’il se fut ainsi délivré de la poursuite qu’il désirait éviter, de petits chênes et des pins verts sont fort agréables dans une matinée de juin. Nous aurons l’air des montagnes et une brise de mer, patron, pour aiguiser notre appétit à Lust-in-Rust. Si Alida veut parler, elle conviendra qu’une gorgée de cet élixir vaut mieux pour des joues rosées que toutes les concoctions et lavages qui furent jamais inventés pour donner le mal de cœur.

— Si le lieu est aussi changé que la route qui y conduit, répondit la belle Alida, en jetant en vain les yeux dans la direction de la baie qu’elle venait de quitter, j’oserai à peine hasarder une opinion sur un sujet pour lequel je suis obligée de confesser la plus profonde ignorance.

— Les femmes ne sont que vanité ! Voir et être vues, voilà le bonheur de leur sexe. Nous sommes mille fois plus à notre aise dans ce bois que si nous marchions au bord de la mer ; mais les mouettes et les bécassines perdront le plaisir de notre compagnie. Un homme sage doit éviter l’eau salée et tout ce qui vit dessus, excepté ce qui sert à diminuer le fret des marchandises et à rendre le commerce plus prompt. Vous me remercierez de ce soin, ma nièce, lorsque vous arriverez à Lust-in-Rust en aussi bon état qu’un paquet de fourrures que les teignes n’ont point attaqué, et fraîche comme une tulipe de Hollande couverte de rosée.

— Pour ressembler à cette dernière, on pourrait consentir à marcher les yeux bandés, mon cher oncle ; ainsi laissons là ce sujet. François, ajouta Alida en français, fais-moi le plaisir de porter ce petit livre ; malgré la fraîcheur du bois, j’ai besoin de m’éventer.

Le valet prit le livre avec un empressement qui prévint la politesse plus tardive du patron ; et lorsqu’il vit par les regards contrariés et les joues animées de sa jeune maîtresse qu’elle était plutôt tourmentée par ses sentiments intérieurs que par la chaleur, il lui dit à voix basse :

— Mademoiselle Alida ne manquerait pas d’admirateurs, même dans un désert ; mais si mademoiselle visitait un jour la patrie de ses ancêtres !…

— Merci, merci, mon cher François ; tenez le livre bien fermé, il y a des papiers dedans.

— Monsieur François, dit l’alderman en séparant, sans cérémonie sa nièce d’un domestique qu’elle regardait presque comme un membre de sa famille, par l’interposition de son énorme personne, et faisant signe aux autres voyageurs de continuer leur chemin ; je veux vous dire un mot en particulier. Je me suis aperçu dans le cours d’une vie active et utile, je l’espère, qu’un fidèle domestique est un honnête conseiller. Après l’Angleterre et la Hollande, deux grandes nations commerciales ; et les Indes qui sont nécessaires à ces colonies, en avouant une préférence bien naturelle pour le pays où je suis né, j’ai toujours pensé que la France était une bonne espèce de pays. Je crois, monsieur François, que la répugnance de passer les mers vous a retenu dans ce pays depuis la mort de mon défunt beau-frère.

— Et mon attachement pour mademoiselle Alida, Monsieur, avec votre permission.

— On ne peut douter de votre affection pour ma nièce, honnête François. Elle est aussi sûre que le paiement d’une bonne traite par Crommeline, van Stopper et van Gelt d’Amsterdam. Ah ! mon bon vieux François, Alida est fraîche comme une rose, et elle possède d’excellentes qualités ! C’est dommage qu’elle tienne un peu trop à son opinion, défaut dont elle a sans doute hérité de ses ancêtres normands, puisque tous les membres de ma famille ont toujours été remarquables par leur docilité à écouter la raison. Les Normands étaient une race fort obstinée, témoin le siège de la Rochelle, par lequel cette ville a dû beaucoup perdre de sa valeur réelle.

— Je vous fais mille excuses, monsieur Bevre… Mademoiselle Alida est plus belle que la rose, mais elle ne tient pas trop à son opinion, pour une fille de qualité. Sa famille est très-ancienne…

— C’était une fort petite considération pour mon frère Barberie, et, après tout, cela n’ajoute pas un zéro à la somme totale de ses biens : le meilleur sang, François, est celui qui a été le mieux nourri. La race de Hugues Capet lui-même s’éteindrait sans le boucher, et celle du boucher lui-même, si ses pratiques ne le payaient pas ; François, vous êtes un homme qui connaissez la valeur d’une belle position dans le monde ; ne serait-ce pas mille fois dommage qu’une femme comme Alida se jetât à la tête de quelqu’un qui n’a d’autre abri qu’un vaisseau roulant ?

— Certainement, Monsieur, mademoiselle est de trop bonne maison pour passer sa vie à rouler dans un vaisseau.

— Obligée de suivre un mari de tout côté ; parmi les flibustiers et ceux qui font un commerce contraire aux lois, par un beau ou mauvais temps, par le froid, la chaleur et la pluie ; l’eau salée, les crampes et les nausées ; de la viande salée ou pas de viande du tout ; les tempêtes, les calmes, et tout cela pour un jugement précipité formé dans la jeunesse.

Le visage du valet répondit à l’énumération de l’alderman, sur les maux qui suivraient cette fausse démarche de sa nièce, aussi fidèlement que si tous ses muscles avaient été un miroir qui eût réfléchi les contorsions d’un homme tourmenté par le mal de mer.

— Parbleu, c’est horrible, la mer ! Il ne devrait y avoir d’eau que pour boire, se laver, et nourrir des carpes dans les fossés d’un château. Mais mademoiselle Alida n’a point un jugement précipité, et elle, aura un mari sur la terre ferme.

— Il vaudrait mieux que les domaines de mon frère fussent gardés à vue, judicieux François, que de les voir flotter au gré du courant vers les hautes mers.

— Il n’y eut jamais de marins dans la famille des Barberie ?

— Lettres de change, et balance de comptes ! si les épargnes de quelqu’un que je pourrais nommer étaient ajoutées en monnaie courante aux biens de ma nièce, la somme totale pourrait faire enfoncer un vaisseau. Vous savez que j’ai l’intention de me souvenir d’Alida, de ma nièce, lorsque je terminerai mes comptes avec le monde ?

— Si M. de Barberie vivait, monsieur l’alderman, il vous répondrait des choses convenables ; mais, malheureusement, mon cher maître est mort, et je prendrai la liberté de vous remercier pour lui et pour toute la famille.

— Les femmes sont remplies de malice, et souvent elles prennent plaisir à faire ce qu’on désirerait qu’elles ne fissent pas. Les hommes prudents doivent savoir comment s’y prendre, et les conduire par de douces paroles et de riches présents. De cette manière elles deviennent aussi dociles que des hongres bien dressés.

— Monsieur est très-instruit sur cette matière, dit le vieux valet en se frottant les mains et riant avec la voix basse d’un domestique bien élevé qui ne peut cependant se refuser une innocente plaisanterie, et pourtant il est garçon. Les cadeaux sont fort bons pour réussir auprès des demoiselles, et encore mieux auprès des dames.

— Ce sont nous autres garçons qui devons nous y connaître ; les pauvres maris, gouvernés par leurs femmes, n’ont pas le loisir de faire des observations générales sur le sexe, et de comprendre la qualité réelle de l’article : voici van Staats de Kinderhook ; fidèle François, que pensez-vous d’un semblable mari pour Alida !

— Mademoiselle aime la vivacité, et M. le patron n’a jamais été très-vif.

— Il n’en sera que meilleur mari. Écoutons, je distingue un bruit de pas, nous sommes suivis, chassés devrais-je dire, pour parler le langage des marins ; maintenant il est temps de montrer à ce capitaine Ludlow comment un Français peut s’amuser à ses dépens sur la terre ferme. Reste un instant en arrière, et attire notre navigateur dans une fausse route ; lorsqu’il sera jeté dans une brume, reviens aussi vite que possible au chêne sur le cap où nous t’attendrons.

Flatté de cette commission, et persuadé qu’on allait contribuer au bonheur de celle pour laquelle il éprouvait un si vif attachement, le valet fit un signe de tête et ralentit son pas ; l’alderman doubla le sien, et en un instant, lui et ceux qui le suivaient tournèrent à gauche et furent bientôt hors de vue.

Bien qu’attaché à Alida, le bon François avait la plupart des habitudes d’un domestique d’Europe. Élevé dans toutes les ruses de sa profession, il était de cette école qui croit que la civilisation doit être mesurée à l’adresse, et que le succès perd de sa valeur lorsqu’il a été obtenu par la vulgaire combinaison de la sincérité et du bon sens. Il n’est donc pas étonnant que le vétéran entrât dans les vues de l’alderman avec plus de zèle que les gens de sa sorte n’en mettent ordinairement à remplir un devoir. Il entendait le craquement des branches mortes sous les pieds de celui qui les suivait, et, afin qu’il n’y eût aucune chance d’éviter l’entrevue, le valet commença à siffler un air français sur un ton si élevé, que les sons devaient en parvenir à toutes les oreilles du voisinage. Le bruit des pas s’approchait de plus en plus ; enfin le héros au châle des Indes s’élança à côté de François.

Le désappointement fut mutuel, et la surprise qu’éprouva le domestique déconcerta entièrement les plans qu’il avait arrangés pour détourner de la bonne route le commandant de la Coquette. Il n’en était pas ainsi du marin ; son sang-froid était toujours le même ; il est certain que des situations plus dangereuses que celles dans lesquelles nous l’avons présenté au lecteur n’auraient pas même pu mettre un frein à son audace.

— Quelles nouvelles dans votre croisière au milieu des bois, monsieur Large-Pavillon ? dit l’étranger aussitôt que son regard perçant se fut assuré qu’ils étaient seuls, voilà une navigation moins dangereuse pour un officier de votre eau que de courir au milieu de la baie dans une périagua. À quelle longitude ou en quel lieu avez-vous quitté votre société ?

— Monsieur, je me promène dans les bois pour mon plaisir, et je vais sur la baie pour… Parbleu, Monsieur, c’est pour suivre ma jeune maîtresse que je vais sur la baie, et ceux qui aiment tant la baie et les mers, Monsieur, feraient aussi bien de ne pas venir du tout dans les bois.

— C’est bien dit, c’est répondre avec esprit ; quoi, vous êtes aussi un savant ? Lorsqu’on est dans un bois, il faut y glaner autant qu’on peut. Est-ce l’art de ferler une voile qu’on apprend dans ce joli volume ?

Tandis que le marin faisait cette question, il prenait sans cérémonie le livre d’entre les mains de François, qui au lieu de s’offenser de cette liberté, offrit le volume, dans son enthousiasme pour son auteur.

— Non, Monsieur, ce n’est point l’art de ferler une queue, mais celui de toucher l’âme. On n’y parle point de vent ou de calme ; ce n’est point un livre écrit sur la mer, c’est le Cid ! Le grand homme que Corneille ! Lisez-le, monsieur le marin, si vous voulez savoir ce que c’est que la vraie poésie.

— Ah ! je vois que c’est un livre de loi où chaque homme écrit ses pensées. Je vous rends, Monsieur, le Cid, et ses beaux sentiments par-dessus le marché. Quelque grand que fût son génie, il me semble qu’il n’écrivit pas tout ce qui est contenu entre ces feuilles.

— Corneille n’a pas écrit tout le Cid ! Pardonnez, Monsieur, et il en écrira dix fois davantage pour la gloire de la France. Quand on parle des beaux génies de notre pays, l’envie des Anglais se montre toujours à découvert.

— Je veux dire que si le gentilhomme dont vous parlez écrivit tout ce qui se trouve dans le livre, et si c’est aussi beau que vous voulez le faire croire à un simple marin, il eut tort de ne pas le faire imprimer.

— Imprimé ! répéta François, en ouvrant les yeux et le livre par une impulsion soudaine. Imprimé ! Ah ! voilà sans doute un des papiers de mademoiselle Alida.

— Prenez en plus de soin à l’avenir, interrompit le marin. Quant à votre Cid, c’est un volume inutile pour moi, puisqu’il n’enseigne rien de la latitude d’un bas-fond ou de la forme des côtes.

— Il enseigne la morale, Monsieur, le choc des passions et les grands mouvements de l’âme. Tout le monde le lit en France, à la province comme à la ville. Si Sa Majesté Louis XIV n’avait pas été assez mal avisé pour chasser les huguenots, j’irais à Paris tout, exprès pour entendre le Cid !

— Je vous souhaite un bon voyage, monsieur Queue de Pavillon. Nous pouvons nous rencontrer sur la route, en attendant mon départ. Le temps peut venir où nous causerons avec une mer roulante entre nous. Jusque-là, bien du bonheur !

— Adieu, Monsieur, répondit François, en saluant avec une cérémonie qui lui était devenue trop habituelle pour être oubliée. Si nous ne nous rencontrons que sur la mer, nous ne nous rencontrerons jamais. Ah ! ah ! monsieur le marin n’aime pas entendre parler de la gloire de la France ; je voudrais bien pouvoir lire ce maudit Shak-à-Spear, pour voir combien l’immortel Corneille lui est supérieur. Ma foi oui, Monsieur, Pierre Corneille est vraiment un homme illustre.

Le fidèle et vieux valet, très-satisfait de lui-même, poursuivit alors son chemin vers le large chêne sur le cap, car, au moment où il avait cessé de parler, le marin s’était avancé plus profondément dans le bois, et l’avait laissé seul. Fier de la manière dont il avait répondu à l’audacieux étranger, plus fier encore de la réputation de l’auteur dont la gloire s’était répandue en France longtemps avant qu’il eût quitté l’Europe, et satisfait d’avoir contribué de son faible pouvoir à soutenir l’honneur de son pays bien-aimé, l’honnête François mit avec affection son volume sous son bras, et se hâta d’aller rejoindre sa maîtresse.

Bien que la position de l’île des États et des baies qui l’entourent soit familière à tout Manhattanese, une explication des localités pourra être agréable aux lecteurs qui sont éloignés du lieu où se passe la scène de cet ouvrage.

On a déjà dit que la principale communication entre les baies de Rariton et York s’appelle les Narrows. À l’embouchure de ce passage, la côte des États s’élève jusqu’à un cap qui est suspendu sur les eaux, à peu près comme le cap fabuleux de Misène. De ce point élevé, non-seulement la vue domine les deux États et la ville, mais elle s’étend encore bien au-delà de Sandy-Hook, dans la pleine mer. C’est là que de nos jours on vient à la découverte des navires, et c’est de là que la nouvelle de l’arrivée d’un vaisseau attendu est communiquée au marchand inquiet, par le moyen du télégraphe. Dans la première période du siècle dernier, les arrivées étaient trop rares pour soutenir un semblable établissement. Le cap était peu fréquenté, excepté par quelque admirateur des beautés de la nature, ou par les habitants de la campagne que leurs affaires attiraient à de longs intervalles. On l’avait de bonne heure dégarni de ses arbres, et le chêne dont nous avons parlé était le seul qui se trouvât debout dans une étendue de dix ou douze acres.

Nous avons vu que l’alderman van Beverout avait indiqué ce chêne solitaire comme lieu de rendez-vous à François. En quittant le valet, il se dirigea vers le cap, c’est là que nous devons maintenant transporter la scène. Un siège grossier avait été placé autour du tronc de l’arbre, et c’est sur ce banc que toute la société s’assit, à l’exception du domestique absent. Ils furent bientôt rejoints par François encore tout exalté, et qui raconta l’entrevue qu’il venait d’avoir avec l’étranger.

— Une conscience claire, de bons amis, et un beau livre de compte, peuvent réchauffer un homme dans le mois de janvier, même en ces climats, dit l’alderman, désirant changer la conversation ; mais avec les noirs rebelles, des rues chaudes et des fourrures gâtées, il n’est pas au pouvoir des mortels de se tenir frais dans cette ville tumultueuse qui est là-bas. Vous voyez, patron, ce point blanc du côté opposé à la baie. Vents et brises ! c’est le Lust-in-Rust, où des cordiaux entrent dans la bouche toutes les fois qu’on respire ; et où il est possible à un homme de rassembler la somme totale de ses pensées de chaque instant pendant les vingt-quatre heures.

— Il me semble que nous sommes dans une assez grande latitude sur cette montagne, et nous avons au moins l’avantage d’avoir la vue d’une ville, dit Alida avec une expression qui en disait davantage encore que ses paroles.

— Nous sommes seuls, ma nièce, reprit l’alderman en se frottant les mains comme s’il se félicitait intérieurement qu’il en fût ainsi. Cette vérité ne peut être contestée, et nous sommes en bonne compagnie, je puis le dire, quoique je ne sois pas un zéro parmi ceux qui la composent. La modestie est la fortune d’un pauvre homme, patron ; mais lorsqu’on acquiert de l’importance dans le monde, on peut dire la vérité à son égard comme on la dirait à l’égard de ses voisins.

— Dans ce cas l’alderman van Beverout n’en dira que du bien, répondit Ludlow, sortant si brusquement de derrière le tronc de l’arbre, qu’il empêcha le bourgeois de continuer sa phrase. Mon désir d’offrir les services de mon vaisseau à la société m’a porté à me présenter aussi brusquement, et j’espère d’obtenir mon pardon.

— Le droit de pardonner est une prérogative du gouverneur qui représente la reine, répondit sèchement l’alderman. Sa Majesté a peu d’occupations pour ses croiseurs, puisque leurs capitaines peuvent en disposer en faveur des vieillards et des jeunes filles. Le siècle est heureux et le commerce devrait fleurir !

— Si les deux devoirs sont compatibles, un commandant doit d’autant plus s’en féliciter que cela le met à même de rendre service à plus de personnes à la fois. Vous vous rendez aux montagnes de Jersey, monsieur van Beverout ?

— Je me rends dans un lieu agréable et solitaire, appelé le Lust-in-Rust, capitaine Cornélius van Cuyler Ludlow.

Le jeune homme se mordit les lèvres, et ses joues brunes se couvrirent d’une rougeur plus prononcée, quoiqu’il conservât son sang-froid.

— Et moi je vais en mer, répondit-il presque aussitôt. Le vent fraîchit, et votre bateau que je vois là-bas aura de la difficulté à faire route contre sa force. L’ancre de la Coquette sera levée en vingt minutes, et je trouverai deux heures d’une marée descendante et d’une brise de perroquet un temps trop court pour le plaisir de semblables hôtes ; je suis certain que les craintes de la belle Alida favoriseront mes désirs, de quelque côté que soient ses inclinations.

— Elles sont avec son oncle, répondit vivement Alida. Je suis un si mauvais matelot que la prudence, sinon la pusillanimité, m’apprend à m’en rapporter à l’expérience des têtes plus vieilles que la mienne.

— Je ne puis pas prétendre à être le plus vieux, dit Ludlow en rougissant, mais monsieur van Beverout trouvera, je l’espère, que je ne mets aucune prétention en me croyant aussi bon juge de vent et de marée qu’il peut l’être lui-même.

— On dit que vous commandez le sloop de Sa Majesté avec talent, capitaine Ludlow, et cela fait honneur à la colonie qui a produit un aussi bon officier ; cependant, je crois que votre grand-père ne vint dans cette province qu’à la restauration de Charles II ?

— Nous ne pouvons pas prétendre descendre des Provinces-Unies, du côté de nos parents, alderman van Beverout, mais, quelles qu’aient été les opinions politiques de mon grand-père, les miennes n’ont jamais été douteuses. Laissez-moi conjurer la belle Alida de prendre conseil des craintes qu’elle éprouve, j’en suis sûr, et de persuader à son oncle que la Coquette est plus sûre que sa périagua.

— On dit qu’il est plus facile d’entrer dans votre vaisseau que de le quitter, répondit Alida en riant. D’après certains rapports sur votre passage à l’île, votre Coquette, semblable aux autres, est avide de conquêtes. On n’est pas en sûreté sous une aussi maligne influence.

— Voilà une réputation qui lui a été faite par nos ennemis : J’avais espéré une réponse différente de la belle Alida.

Cette phrase fut terminée avec une expression qui causa une grande agitation dans le cœur de la jeune fille ; heureusement pour elle ses compagnons n’étaient pas doués du talent d’observation, autrement ils eussent pu concevoir le soupçon qu’il existait entre l’héritière et le jeune marin une intelligence plus intime qu’ils ne l’auraient souhaité.

— J’espérais une réponse différente de la belle Alida, répéta Ludlow d’une voix plus basse, et avec une expression plus tendre encore que la première fois.

Il se passait évidemment un combat dans l’esprit d’Alida. Elle se maîtrisa avant que son trouble pût être deviné, et se tournant vers François avec la grâce que savent mettre les femmes dans les plus petites choses :

— Rends-moi le livre que je t’ai donné, François, dit-elle.

— Le voici. Ah ! Mademoiselle, si vous aviez pu voir comme le marin voulait contester la gloire et les beaux vers de notre illustre Corneille.

— Voici un marin anglais qui, j’en suis sûre, ne contestera pas le mérite d’un écrivain justement admiré, quoiqu’il appartienne à une nation qu’on regarde en général comme hostile. — Capitaine Ludlow, voilà un mois que j’ai promis de vous donner un volume de Corneille, et je m’acquitte aujourd’hui de ma promesse ; lorsque vous aurez parcouru ce livre avec l’attention qu’il mérite, j’espère…

— Que je serai promptement convaincu de son mérite.

— Je voulais ajouter : j’espère que vous voudrez bien me le rendre, car c’est un legs de mon père, reprit Alida d’une voix calme.

— Legs et langage étrangers ! murmura l’alderman. L’un est fort bien ; mais quant à l’autre, l’anglais et le hollandais sont les seules langues qu’un homme sage doive apprendre. Je n’ai jamais pu comprendre un compte de perte ou de gain dans aucune autre langue, patron, et même une balance avantageuse ne me paraît jamais aussi avantageuse qu’elle l’est, à moins que le compte n’en soit fait dans l’un ou l’autre de ces deux dialectes. — Capitaine Ludlow, nous vous remercions de votre politesse, mais voilà un de mes domestiques qui vient me dire que ma périagua est arrivée, et, vous souhaitant une longue et heureuse croisière, comme nous disons de la vie, je vous fais mes adieux.

Le jeune marin rendit ses saluts à la société avec une meilleure grâce que sa sollicitude pour s’engager d’entrer sur son vaisseau n’aurait pu le faire espérer. Il les vit même se diriger vers la mer avec un calme parfait, et ce ne fut qu’après les avoir vus entrer dans un bosquet qu’il donna carrière à ses sentiments.

Alors il tira le volume de sa poche, et l’ouvrit avec une émotion qu’il ne cherchait plus à cacher. Il semblait espérer y trouver plus que ce que l’auteur y avait mis ; mais lorsque ses yeux y rencontrèrent un billet cacheté, il laissa tomber à ses pieds le legs de M. de Barberie, et le cachet fut brisé avec toute l’anxiété qu’éprouve un homme lorsqu’il s’agit de lire un décret qui décide de sa mort ou de sa vie.

La surprise fut le premier sentiment qui succéda dans le cœur du jeune marin. Il lut et relut le billet, frappa son front de sa main, regarda autour de lui, sur la côte et sur la mer ; relut encore, examina l’adresse qui portait simplement ces mots : « Au capitaine Ludlow, du vaisseau de Sa Majesté la Coquette. » Il sourit, murmura quelques mots inintelligibles, parut contrarié et cependant heureux ; lut encore le billet mot pour mot, et le serra enfin dans sa poche avec l’air d’un homme qui avait trouvé tout à la fois dans son contenu des raisons de regret et de satisfaction.