L’Écumeur de mer/Chapitre 6

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 60-70).


CHAPITRE VI.


Quoi ! cette chose a-t-elle paru de nouveau cette nuit ?
Shakspeare. Hamlet.


Le visage de l’homme est le livre de loch de ses pensées, et celui du capitaine Ludlow semble satisfait, observa une voix qui était à peu de distance du commandant de la Coquette, tandis que ce dernier se livrait encore à la pantomime que nous avons décrite dans le chapitre précédent.

— Qui parle de livre de loch et de pensées, ou plutôt qui ose espionner mes actions ? demanda le jeune marin avec fierté.

— Celui qui a joué avec les unes et griffonné trop souvent sur l’autre pour craindre un grain, qu’il le voie dans les nuages ou seulement sur le visage de l’homme. Quant à épier vos actions, capitaine Ludlow, j’ai guetté trop de gros vaisseaux dans mon temps, pour m’arrêter à chaque léger croiseur que le hasard envoie sur mon chemin. J’espère, Monsieur, que vous m’honorerez d’une réponse ; chaque salut en mer a droit à une égale politesse.

Ludlow put à peine en croire ses regards, lorsqu’en se détournant il rencontra l’œil audacieux et le maintien calme du marin qui avait déjà une fois dans la matinée bravé son ressentiment. Maîtrisant son indignation, le jeune homme essaya d’imiter la tranquillité qui donnait un air imposant à l’étranger, malgré sa condition inférieure. Peut-être la singularité de l’aventure aida-t-elle à effectuer un dessein qui n’offrait pas peu de difficulté à un homme habitué à recevoir les marques de déférence de tous ceux qui regardaient la mer comme leur asile. Réprimant donc son ressentiment, le jeune commandant répondit :

— Celui qui se montre courageusement à ses ennemis a une audace convenable ; mais celui qui brave la colère de ses amis est trop hardi.

— Et celui qui ne fait aucune de ces choses est plus sage que ces deux-là. Capitaine Ludlow, nous nous rencontrons à termes égaux à présent, et la conversation peut être libre.

— L’égalité est un terme qui convient mal dans des situations si différentes.

— Il n’est pas nécessaire de parler de nos situations et de nos devoirs ; j’espère que, lorsque le temps en sera venu, on nous trouvera tous les deux à notre poste, prêts à remplir notre devoir. Mais le capitaine Ludlow, protégé par les larges flancs de la Coquette et le feu de ses canons, n’est pas le capitaine Ludlow seul sur un cap, n’ayant d’autres défenses que son bras et un cœur courageux. Le premier ressemble à une esparre soutenue dans des contre-étais et étais de misaine (cordages amarres au bout de la vergue et manœuvres dormantes) ; quant au second, c’est le bâton qui tient sa tête élevée par la solidité et la qualité de son bois. Vous avez l’apparence d’un homme qui peut aller seul, même lorsque le vent souffle plus fort qu’à présent, si l’on peut juger de la force de la brise par la force dont elle enfle les voiles de ce bateau qui est là-bas dans la baie.

— Ce bateau commence en effet à sentir la force du vent, dit Ludlow, qui oublia subitement tout autre intérêt en voyant la périagua qui, sortant de dessous la montagne, s’élançait dans la large baie de Rariton. — Que pensez-vous du temps, mon ami ? Un homme de votre expérience peut parler du temps avec connaissance de cause.

— Les femmes et les vents ne peuvent être réellement compris que lorsqu’ils sont en mouvement, reprit l’étranger ; cependant tout mortel qui consulte sa tranquillité et les nuages eût préféré un passage dans le vaisseau de Sa Majesté, la Coquette, à cette périagua qui danse au gré des flots ; mais la soie flottante que nous apercevons dans le bateau nous dit qu’il y a quelqu’un qui n’a pas été du même avis.

— Vous êtes un homme d’une singulière intelligence, dit Ludlow, regardant de nouveau l’inconnu, aussi bien que d’une singulière…

— Effronterie, reprit l’autre, en voyant que le commandant hésitait. Que l’officier nommé par la reine parle hardiment, je ne suis qu’un simple matelot, et tout au plus un contre-maître.

— Je ne veux rien dire qui vous soit désagréable ; mais je trouve un peu surprenant que vous sachiez que j’ai offert à la jeune dame et à ses amis de les conduire à la résidence de l’alderman van Beverout.

— Je ne vois rien de surprenant dans votre offre de conduire la jeune dame n’importa où ; mais votre générosité envers ses amis ne me semble pas aussi claire ; lorsque les jeunes gens parlent du cœur, leurs paroles ne sont pas prononcées à voix basse.

— Cela veut dire que vous avez écouté notre conversation. Je le crois, car voilà un ombrage qui a pu vous cacher ; il est possible, Monsieur, que vous ayez des yeux aussi bien que des oreilles.

— Je confesse que j’ai vu votre contenance changer comme un membre du parlement qui tourne une nouvelle feuille dans sa conscience au signal d’un ministre, tandis que vous teniez un petit chiffon de papier.

— Dont vous ne pouviez pas connaître le contenu.

— Je crois qu’il contenait quelques ordres secrets donnés par une dame qui est trop coquette elle-même pour accepter votre offre de faire voile sur un vaisseau qui porte le même nom.

— De par le ciel ! cet homme a raison dans son inexplicable impudence ! murmura Ludlow, marchant à grands pas sous l’ombrage du chêne. Le langage et les actions de cette jeune fille sont en contradiction, et je suis bien sot de me laisser jouer comme un enseigne qui vient de quitter le tablier de sa mère. Écoutez, maître… vous avez un nom, je suppose, comme tout autre vagabond de l’Océan ?

— Oui. Lorsqu’on hèle assez haut pour que je l’entende, je réponds au nom de Thomas Tiller.

— Eh bien ! maître Tiller, un si habile matelot devrait être bien aise de servir la reine.

— Si je ne devais mes services à un autre dont les droits viennent les premiers, rien ne pourrait m’être plus agréable que de tendre une main secourable à une dame en détresse.

— Et quel est celui qui peut réclamer un droit à vos services en concurrence avec la reine ? demanda Ludlow avec le ton que prend ordinairement un homme qui est habitué à envisager la royauté avec respect, lorsqu’il parle de ses privilèges.

— Moi-même. Quand nos affaires nous appelleront sur la même route, personne ne sera plus prompt que moi à tenir compagnie à Sa Majesté ; mais…

— C’est aller trop loin pour une plaisanterie, interrompit Ludlow. Vous savez, vaurien, que j’ai le droit d’exiger vos services sans entrer en conférence là-dessus, et peut-être, malgré votre jactance, ils ne valent pas la peine qu’on les demande.

— Il est inutile de pousser les choses à l’extrémité entre nous, capitaine Ludlow, reprit l’étranger qui avait paru réfléchir pendant quelques instants. Si je vous ai poursuivi aujourd’hui, c’était peut-être pour rendre moins incontestable mon mérite d’entrer librement sur le vaisseau. Nous sommes ici seuls, et Votre Honneur pensera que ce n’est point une vanterie, lorsque je dirai qu’un homme bien constitué et actif, qui compte près de six pieds depuis les bordages jusqu’aux carlingues, ne se laissera pas traîner contre sa volonté comme une chaloupe à la remorque à la poupe d’un vaisseau de quarante-quatre. Je suis un marin, et quoique l’Océan soit ma demeure, je ne n’aventure jamais sur les flots sans y être sur un bon pied. Regardez au large de cette montagne, et dites-moi s’il y a quelque autre bâtiment en vue, outre le croiseur de la reine, qui pût satisfaire les désirs d’un matelot au long cours ?

— Vous voudriez me faire comprendre par-là que vous êtes ici en quête de service ?

— Rien de moins ; et quoique l’opinion d’un simple matelot soit de peu de valeur, j’espère que je ne vous déplairai pas en vous disant que je pourrais regarder plus loin sans trouver un bâtiment plus joli et meilleur voilier que celui qui est sous vos ordres. Un marin dans votre position, capitaine Ludlow, sait fort bien qu’un homme parle différemment lorsque son nom lui appartient, ou qu’il l’a abandonné à la couronne, et j’espère que vous ne vous rappellerez plus dans la suite la liberté que je montre à présent.

— J’ai rencontré plus d’une fois des gens de votre humeur, mon ami, et je savais avant aujourd’hui qu’un matelot de bâtiment de guerre est aussi impudent à terre qu’il est obéissant à bord. Est-ce une voile qu’on découvre là-bas en pleine mer, ou l’aile d’un oiseau aquatique qui brille au soleil ?

— Ce peut-être l’une ou l’autre, observa l’audacieux marin, en tournant son regard tranquille vers la pleine mer ; car de ce promontoire nous avons une vue immense. Voilà des mouettes jouant sur les vagues, et elles tournent leurs ailes vers la lumière.

— Regardez plus loin en haute mer. Ce point blanc brillant doit être la voile de quelque bâtiment voguant au large ?

— Rien de plus probable par un vent aussi frais. Vos bâtiments côtiers sortent et rentrent comme des rats d’eau dans un magasin, à toute heure du jour… Et cependant il me semble que ce n’est que le bouillonnement de la mer.

— C’est de la toile à voile, blanche comme la neige, telle que le rapide corsaire en emploie dans ses plus hautes esparres !

— C’est un oiseau qui s’est envolé, répondit sèchement l’étranger, car on ne le voit plus. Ces vaisseaux qui s’envolent, capitaine Ludlow, nous donnent bien des nuits sans sommeil à nous autres marins, et nous font faire bien des chasses sans succès. J’étais une fois sur les côtes d’Italie, entre l’île de Corse et le continent, lorsqu’une de ces illusions effraya l’équipage, et d’une manière qui m’a appris à mettre moins de confiance dans mes yeux, à moins qu’ils ne soient servis par un horizon clair et une tête froide.

— Racontez-moi cette histoire, dit Ludlow, en détournant les yeux de l’Océan comme quelqu’un qui croit s’être trompé. Quelle est cette merveille des mers d’Italie ?

— Une véritable merveille, comme Votre Honneur l’avouera lorsque je vous aurai raconté cette affaire à peu près dans les mêmes termes que je l’écrivis sur le livre de loch à l’usage de tous ceux qui y étaient intéressés. C’était la dernière heure du second quart, le jour de Pâques ; le vent soufflait de l’est-sud-est. Une brise légère emplissait les plus hautes voiles et nous laissait tout juste le commandement du vaisseau. Nous avions depuis quelques heures perdu de vue les montagnes de Corse, le mont Christo et l’île d’Elbe. Nous cherchions à atteindre la côte des États Romains. Un banc épais et peu élevé de brouillard était entre nous et la côte ; chacun crut que c’étaient les vapeurs de la terre et n’y pensa pas davantage. Personne ne désirait y entrer, car c’est une côte où les vapeurs sont pestilentielles, et les mouettes et les oiseaux de la terre refusent de la traverser. Nous attendions ainsi la grande voile en largue, les voiles de hune battant l’extrémité des mâts comme une belle qui s’évente lorsqu’elle voit son amant, et rien de plein, sinon les plus hautes voiles, et le soleil brillait sur l’eau vers le bord de l’ouest. J’étais jeune alors, j’avais l’œil prompt et le pied agile, et j’étais un des premiers parmi les curieux.

— Eh bien ! dit Ludlow, qui trouvait de l’intérêt dans ce récit malgré l’indifférence qu’il affectait.

— Eh bien ! au-dessus du nuage de vapeur qui est sans cesse sur la côte, on voyait un objet qui ressemblait à des rayons de lumière. On eût dit que des milliers d’étoiles avaient quitté leurs hamacs des cieux pour nous garantir des écueils par un signal surnaturel. Cette vue était aussi surprenante que merveilleuse. Lorsque la nuit s’approcha, le signal devint plus brillant, comme s’il eût voulu nous avertir ; mais lorsqu’on donna l’ordre d’examiner avec une lunette, on vit une croix briller dans l’air à une plus grande hauteur que celle où les vaisseaux terrestres placent leurs signaux particuliers.

— C’était en effet fort extraordinaire ! Et que fîtes-vous pour connaître le caractère de ce symbole céleste ?

— Nous nous éloignâmes de la terre, et nous laissâmes ce fait à éclaircir à de plus audacieux marins. Je fus fort aise pour ma part de revoir, le lendemain matin au lever du soleil, les montagnes couvertes de neige de la Corse.

— Et la nature de cet objet ne fut jamais expliquée ?

— Ni ne le sera jamais. J’en ai souvent parlé depuis avec les marins de ces mers, et je n’en ai rencontré aucun qui en ait vu un semblable. Il y en eut un cependant qui fut assez hardi pour assurer qu’il y avait une église dans l’intérieur des terres, assez élevée et assez large pour être vue à quelques lieues en mer, et que, favorisés par notre position et les brouillards suspendus au-dessus des basses terres, nous avions vu au-dessus des vapeurs ses ouvrages supérieurs éclairés pour quelque cérémonie. Mais nous avions tous trop d’expérience pour croire un semblable conte. Je ne pense pas qu’une église puisse ressembler à une montagne ou à un vaisseau ; mais celui qui prétend persuader que les mains de l’homme peuvent entasser des piles de pierres parmi les nuages, devrait s’assurer de la confiance de ses auditeurs avant de pousser son conte aussi loin.

— Votre récit est extraordinaire, et cette merveille aurait dû être approfondie. Il se peut réellement que ce fût une église, car il y a un édifice à Rome dont les tours sont trois fois plus hautes que les mâts d’un croiseur.

— Comme je n’ai jamais tourmenté les églises, je ne sais pas pourquoi les églises me tourmenteraient, dit l’étranger en se détournant, comme s’il n’était pas disposé à regarder plus longtemps l’Océan. Voilà douze ans que j’ai vu une pareille chose, et quoique j’aie fait bien des voyages, mes yeux ne se sont plus arrêtés sur les côtes des États Romains depuis ce moment. Votre Honneur veut-il ouvrir le chemin en descendant du cap, comme cela convient à son rang ?

— Votre histoire de croix brillante et d’église dans les nuages, maître Tiller, m’a presque fait oublier de surveiller les mouvements de cette périagua. Ce vieux entêté de Hollandais… je veux dire M. van Beverout, a plus de confiance dans son bateau que je n’en ai en moi-même. Je n’aime pas ce nuage là-bas qui s’élève à l’embouchure du Rariton, et là, plus en pleine mer, nous avons un sombre horizon… De par le ciel, voilà une voile au large, ou mes yeux ont perdu de leurs facultés.

— Votre Honneur voit l’aile d’une mouette qui joue de nouveau sur les flots. J’ai manqué d’y être trompé, moi qui ai l’avantage de dix ou quinze ans d’expérience de plus que vous sur les aspects nautiques. Je me rappelle qu’une fois, lorsque nous naviguions parmi les îles des mers de la Chine avec les vaisseaux marchands de nos compatriotes du sud-est…

— Assez de merveilles, l’ami, votre église est tout ce que je puis digérer ce matin… Il se peut que ce soit une mouette, car j’avoue que l’objet était petit. Cependant il avait la raideur et la forme d’une voile à une grande distance ! On a des raisons pour attendre sur les côtes un vaisseau qu’un marin ne peut surveiller de trop près.

— Cela me laisse le choix des bâtiments, reprit Tiller. Je remercie Votre Honneur d’avoir parlé avant que je ne me sois donné à la reine, qui est une dame plus apte à recevoir un présent de cette nature qu’à le rendre.

— Si votre respect à bord égale votre audace sur terre, vous devez être cité comme un modèle de civilité ! Mais un marin de vos prétentions devrait considérer le caractère du vaisseau sur lequel il prend du service.

— Celui dont Votre Honneur parle est donc un flibustier ?

— Sinon un flibustier, quelque chose qui ne vaut pas mieux. Si on le considère sous le point de vue qui lui est le plus favorable, c’est un vaisseau marchand illégal ; et beaucoup de gens pensent que, lorsqu’on a été si loin, on ne s’est pas beaucoup éloigné du but. Mais la réputation de l’Écumeur de mer doit être connue de celui qui a navigué si longtemps sur l’Océan.

— Vous excitez la curiosité d’un matelot sur une matière qui a rapport à sa profession, reprit l’étranger, dont le visage exprimait le plus vif intérêt. Je suis arrivé depuis peu d’un océan lointain, et quoique bien des histoires des boucaniers des îles m’aient été racontées, je ne me rappelle pas avoir entendu parler de ce corsaire avant que son nom ait été prononcé devant moi par le maître de la périagua qui navigue entre ce port et la ville. Je ne suis pas tout à fait ce que je parais être, capitaine Ludlow ; et lorsqu’une plus longue connaissance et un service actif m’auront montré tel que je suis aux yeux de mon commandant, il ne se repentira pas peut-être d’avoir décidé un vrai matelot d’entrer sur son bâtiment par la condescendance et la bonté qu’il lui aura montrées lorsque cet homme était son maître. Votre Honneur ne s’offensera pas, j’espère, de ma hardiesse, si je lui dis que je désirerais en savoir davantage sur ce vaisseau marchand illégal.

Ludlow fixa ses yeux tranquilles et fermes sur le visage de son compagnon. Il y avait un soupçon vague dans ce regard ; mais il s’effaça en voyant l’assurance d’un homme qui lui promettait un matelot doué d’autant de courage que d’activité. Plutôt amusé qu’offensé de la liberté de cette requête, en descendant le promontoire pour se rendre au lieu où les bâtiments prenaient terre, il continua le dialogue :

— Vous venez en effet d’un océan lointain, dit le jeune capitaine de la Coquette, souriant comme un homme qui veut s’excuser à ses propres yeux d’une action qu’il ne croit pas convenable à sa dignité, si les exploits d’un brigantin appelé la Sorcière des Eaux, et de celui qui le commande sous le titre de l’Écumeur de mer, ne sont pas parvenus jusqu’à vos oreilles. Il y a maintenant cinq ans que les croiseurs des colonies ont reçu l’ordre d’être sur leurs gardes et de poursuivre le pirate ; cependant on assure que le hardi contrebandier a souvent bravé le pavillon des mers étroites. L’heureux officier qui pourrait attraper le coquin doit s’attendre au commandement d’un vaisseau plus considérable, sinon, à être fait chevalier.

— Il faut qu’il fasse un commerce bien avantageux pour courir de tels risques et braver de si habiles officiers ! Puis-je ajouter à cette présomption que Votre Honneur trouve sans doute déjà trop hardie, si j’en juge à son regard mécontent, et demander si l’on a des détails sur le visage et autres particularités de la personne de ce… libre commerçant, comme on peut l’appeler, quoique le terme de flibustier serait peut-être plus convenable.

— Qu’importent ces détails personnels sur un coquin ? répondit Ludlow, se rappelant peut-être que la liberté de cet entretien avait été portée aussi loin que la prudence le comportait.

— Qu’importe en effet ? Je le demande parce que ce que vous venez de m’apprendre me rappelle un homme que j’ai connu jadis dans les Indes orientales, et qui a disparu depuis longtemps, quoique personne ne puisse dire ce qu’il est devenu. Mais cet Écumeur de mer est quelque Espagnol du continent, ou peut-être un Hollandais qui vient de son pays rempli d’eau pour tâter un peu la terre ferme !

— L’Espagnol des côtes du Sud ne montra jamais dans ces mers une voile aussi hardie, et l’on ne connut jamais un Hollandais qui eût le pied si léger. On dit que le drôle se moque du plus rapide croiseur de l’Angleterre. Quant à son visage, j’en ai entendu dire peu de bien. On prétend que c’est quelque officier mécontent qui a connu de meilleurs jours, et qui abandonna la carrière d’un honnête homme parce que le vice est écrit si lisiblement sur son visage qu’il essayait en vain de le cacher.

— Le mien était un homme présentable, et qui n’eût pas été honteux de montrer son visage en bonne compagnie. Ce ne peut être le même, si toutefois il y en a un sur ces côtes. Est-on réellement sûr, Votre Honneur, que cet homme soit ici ?

— Le bruit en court, quoique tant de contes ridicules m’aient porté à chercher cet homme où il n’était pas, que j’ajoute peu de foi à ce rapport… La périagua a le vent plus à l’ouest, et le nuage à l’embouchure du Rariton se résout en pluie : l’alderman aura un heureux passage !

— Et les mouettes se sont avancées davantage en pleine mer, signe certain de beau temps, dit l’étranger lançant un regard rapide et perçant à l’horizon. Je crois que votre corsaire aux ailes légères s’est envolé avec elles !

— Nous allons voguer à leur poursuite. Mon vaisseau va se mettre en mer, et il est temps que je sache, maître, à quelles conditions vous voulez servir la reine.

— Dieu bénisse Sa Majesté ! Anne est une royale dame, et elle avait un lord grand-amiral pour mari. Quant aux conditions, Monsieur, chacun désire être capitaine, même lorsqu’on est obligé de manger sa ration dans les dalots. — Je suppose que la première lieutenance est remplie suivant les désirs de Votre Honneur ?

— Ceci passe la plaisanterie, vaurien. Un homme de votre âge, et qui a votre expérience, ne peut ignorer que les grades s’obtiennent par les services.

— Ou la faveur… Je confesse mon erreur. Capitaine Ludlow, vous êtes un homme d’honneur, et vous ne tromperez pas un matelot qui met sa confiance dans votre parole.

— Matelot ou homme de terre, celui à qui je l’aurai donnée peut être sans crainte.

— Alors, Monsieur, je la demande. Permettez-moi d’entrer dans votre vaisseau, d’examiner mes futurs camarades, et de juger leurs caractères, de voir si le vaisseau convient à mon humeur, et de le quitter si je le trouve à propos.

— Cette impudence me fait presque perdre patience.

— La demande est raisonnable, comme je puis le prouver, répliqua gravement l’étranger. Par exemple, le capitaine Ludlow de la Coquette se lierait volontiers à jamais à une belle dame qui vient il y a peu d’instants de s’embarquer, et cependant il y en a mille qu’il pourrait avoir avec moins de difficulté.

— Ton effronterie devient de plus en plus grande ; en bien ! quand cela serait vrai ?

— Monsieur, un vaisseau est la maîtresse d’un marin ; plus encore lorsqu’il est sous un pavillon et que la guerre est déclarée : il peut dire qu’il l’a épousé, légalement ou non. Il devient les os de ses os, la chair de sa chair, jusqu’à ce que la mort les sépare l’un de l’autre. Pour un si long contrat on doit avoir la liberté du choix. Le marin n’a-t-il pas son goût ainsi qu’un amant ? Les pièces de quartier, la grande voûte, sont la taille et les épaules ; les agrès la chevelure ; la coupe et la forme des voiles sont les atours que fournit sa marchande de modes. Les canons ont toujours été appelés les dents, et la peinture c’est son teint, sa fraîcheur ! Vous voyez qu’il y a de quoi choisir, Monsieur ; et puisque cela ne m’est pas permis, je souhaite à Votre Honneur une heureuse croisière, et à la reine un meilleur serviteur.

— Eh bien ! maître Tiller, s’écria Ludlow en riant, vous vous fiez trop à ces chênes rabougris, si vous pensez que je n’aurai pas le pouvoir de vous chasser hors de leur ombrage. Mais je vous prends au mot : la Coquette vous recevra aux conditions que vous imposez, et avec autant de confiance qu’une des beautés de la ville entre dans une salle de bal.

— Alors je suis Votre Honneur sans en demander davantage, dit l’étranger en ôtant respectueusement et pour la première fois son bonnet de toile à voile devant le jeune commandant. Quoique je ne sois pas tout à fait marié, regardez-moi comme fiancé.

Il est inutile de continuer plus longtemps la conversation entre les deux marins. Elle fut soutenue avec une certaine liberté par l’inférieur jusqu’à ce qu’ils atteignissent le port et fussent en pleine vue du pavillon de la reine ; alors, avec le tact d’un vieux matelot de vaisseau de guerre, il mit dans ses manières tout le respect qu’exigeait la différence de rang.

Une demi-heure plus tard la Coquette roulait avec une seule ancre tandis que les bouffées de vent venaient des montagnes sur les trois voiles de hune, et peu de temps après on la vit entre les passages avec une fraîche brise du sud-ouest. Dans tous ses mouvements il n’y avait rien qui pût captiver l’attention. Malgré les allusions satiriques de l’alderman van Beverout, le croiseur était loin d’être oisif, et son passage en pleine mer était un événement si fréquent, qu’il n’excita aucun commentaire parmi les mariniers de la haie et les pilotes côtiers qui furent seuls témoins de son départ.