L’Écumeur de mer/Chapitre 7

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 70-81).

CHAPITRE VII.


Je ne suis point un pilote ; cependant fusses-tu aussi loin que le rivage le plus éloigné, je m’aventurerais pour retrouver un pareil trésor.
Shakspeare. Roméo et Juliette.


Un heureux mélange de terre et d’eau, vu à la clarté d’une lune brillante et sous le quarantième degré de latitude, ne peut manquer de présenter un agréable tableau. Tel était le paysage que le lecteur doit essayer de présenter à son imagination.

Le large bras de mer de Rariton est garanti des vents et des lames de la pleine mer par un cap long, bas et étroit, qui, par un mélange de hollandais et d’anglais, que l’on retrouve dans les noms des lieux situés dans l’intérieur des premiers territoires des Provinces-Unies de la Hollande, est connu sous le nom de Sandy-Hook. Cette langue de terre semble avoir été formée par l’action constante des vagues, d’un côté, et le courant des différentes rivières qui déposent le trop plein de leurs eaux dans la baie. Sandy-Hook est ordinairement joint vers le sud aux basses côtes de New-Jersey. Mais il y a des périodes de plusieurs années pendant lesquelles la mer se fraie un passage entre ce qu’on peut appeler l’extrémité intérieure du cap et le continent. Pendant ces périodes, Sandy-Hook devient par conséquent une île. Il en était ainsi à l’époque à laquelle se rapportent les faits que nous racontons.

Les bords de l’Océan sur cet étroit banc de sable sont un rivage uni et régulier, comme sur la plupart des côtes de Jersey. Ils forment une espèce de dentelure dans les terres, de manière à présenter de sûrs ancrages aux vaisseaux qui cherchent un abri contre les vents de l’est.

L’une d’entre elles est une petite crique circulaire dans laquelle les vaisseaux d’un léger calibre peuvent s’arrêter en sûreté et se trouvent à l’abri de tous les vents. Ce havre, ou plutôt comme on l’appelle encore aujourd’hui, la Cove, est situé au point où le cap se réunit au continent, et le passage dont nous venons de parler communique directement avec les eaux lorsque le passage est ouvert. Le Shrewsbury, rivière de quatrième ou cinquième classe, ou plutôt un courant d’eau d’une largeur de quelques centaines de pieds, et d’une longueur peu étendue, arrive du sud, coule presque parallèlement avec la côte, et devient aussi un tributaire de la baie près de la Cove. Entre le Shrewsbury et la mer, le terrain ressemble à celui du cap, c’est-à-dire bas, sablonneux, quoique non dépourvu de fertilité. Il est couvert de pins et de chênes dans les lieux qui n’ont pas été soumis au travail de la main de l’homme, et où il n’existe pas de prairies naturelles. Sur la côte occidentale de la rivière est une élévation brusque qui atteint presque la hauteur d’une montagne. C’était près de la baie de cette dernière que l’alderman van Beverout, pour des raisons qui seront plus amplement développées dans le cours de cet ouvrage, avait jugé à propos d’ériger sa villa, qu’il avait agréablement appelée, suivant l’usage de la Hollande, le Lust-in-Rust ; et le marchand, qui avait lu quelques classiques dans son enfance, était obligé de convenir que ce nom ne signifiait ni plus ni moins que otium cum dignitate[1].

Si l’amour de la solitude et celui d’un air pur avaient contribué à déterminer le bourgeois de Manhattan, il ne pouvait pas faire un meilleur choix. Les terres adjacentes avaient été occupées de bonne heure, dans le siècle précédent, par une famille respectable du nom d’Hartshorne, qui les possède encore de nos jours. L’étendue de leurs possessions, à cette époque, éloignait toute autre propriété de la leur. En ajoutant à cet incident la disposition et la qualité du terrain, qui était alors de peu de valeur pour l’agriculture, on verra que les étrangers avaient aussi peu de motifs que d’occasions de parvenir jusque-là. Quant à l’air, il était rafraîchi par les brises de l’océan, qui était à peine à la distance d’un mille, et il n’existait aucune cause qui eût pu le rendre impur ou malsain. Ayant présenté cette esquisse de l’aspect général de la scène où se passèrent la plupart des incidents de notre histoire, nous allons décrire l’habitation de l’alderman un peu plus en détail.

La villa de Lust-in-Rust était un édifice bas et irrégulier, construit en briques, revêtu d’une couleur blanche comme la neige, et dans un goût qui était entièrement hollandais. Il y avait plusieurs girouettes surmontées de coqs, une douzaine de petites cheminées en spirales et une multitude de petites dispositions qui étaient destinées à servir de nid à des cigognes. Ces demeures aériennes étaient inhabitées, au grand étonnement de l’honnête architecte qui, semblable à tous ceux qui apportent dans cet hémisphère des coutumes et des opinions qui conviennent mieux à l’ancien monde, exprimait sans cesse son étonnement à ce sujet, quoique tous les nègres du voisinage s’accordassent à dire qu’il n’y avait jamais eu un semblable oiseau en Amérique. En face du bâtiment on voyait une pelouse, petite mais bien soignée, entourée d’arbrisseaux, tandis que de vieux ormes, qui semblaient contemporains de la montagne, croissaient dans le riche sol qui composait sa base. On ne manquait pas non plus d’ombrage sur la terrasse naturelle qui était occupée par les bâtiments ; elle était plantée d’arbres à fruit, et l’on y voyait çà et là un pin et un chêne qui avaient crû sans culture. Une pente d’une assez grande rapidité descendait jusqu’au niveau de l’embouchure de la rivière. Enfin, c’était une maison de campagne vaste, mais sans prétention, dans laquelle on n’avait oublié aucune des commodités domestiques, mais dont l’architecture n’avait rien qu’on pût vanter, si ce n’est ses cheminées de forme particulière et ses girouettes rouillées. Quelques dépendances pour l’habitation des nègres entonnaient la maison, et plus près de la rivière on voyait des granges et des écuries, supérieures par leurs dimensions et leurs matériaux à ce qu’on aurait jugé nécessaire, tant par l’apparence des terres labourables que par celle de la petite ferme. La périagua dans laquelle le propriétaire avait traversé la baie extérieure était à l’abri sous un petit bâtiment en bois élevé sur le rivage.

Pendant les premières heures de la soirée, la lueur des chandelles et un mouvement général parmi les noirs avait annoncé la présence du maître de la villa ; mais cette activité s’était ralentie peu à peu avant que l’horloge eût sonné neuf heures ; la distribution des lumières et le silence général prouvait que les voyageurs, probablement fatigués de leur journée, s’étaient déjà séparés pour aller se livrer au repos. Le bruit des nègres avait cessé, et la tranquillité du sommeil dominait peu à peu leurs humbles demeures.

À l’extrémité septentrionale de la villa, qui, si on se le rappelle, était appuyée contre la montagne et en face de la rivière, à l’est de la mer, il y avait une petite aile plus entourée d’arbrisseaux que le reste du bâtiment, et qui était construite dans un style différent. C’était un pavillon élevé pour l’usage journalier et aux frais de la belle Alida de Barberie ; c’était là que l’héritière de deux fortunes tenait son petit ménage pendant le temps qu’elle passait à la campagne, et s’y livrait à des occupations féminines qui convenaient à son âge et à ses goûts. Pour faire honneur à la beauté qui y avait fixé son séjour, le galant Français avait baptisé cette partie de la villa du nom de Cour-des-Fées, nom que chacun avait adopté, quoique un peu corrompu dans sa prononciation.

Les persiennes du principal appartement du pavillon étaient ouvertes, et Alida était à une des fenêtres. Parvenue à cet âge où toutes les impressions sont vives, elle contemplait le charmant paysage qui était devant ses yeux et la douce tranquillité de la nuit, avec toute l’admiration qu’un esprit comme le sien puise dans les beautés de la nature.

La lune était nouvelle, et le firmament brillait de myriades d’étoiles. La lumière se répandait doucement sur l’eau, quoique çà et là l’océan semblait réfléchir tous ses rayons. Un zéphir léger, et ce que les marins appellent un air lourd, venait de la mer, apportant avec lui la fraîcheur du soir ; la surface de l’immense nappe était parfaitement unie, soit en-deçà, soit au-delà de la barrière de sable qui forme le cap ; mais l’élément se soulevait lourdement comme un être endormi qui respire. Le mugissement des vagues qui venait expirer sur le sable, en écume blanche et brillante, était le seul bruit qui se fît entendre : il était continuel ; quelquefois il remplissait l’air ; plus souvent il était creux et menaçant, ou il venait mourir comme un murmure confus sur le rivage. Il y avait dans cette variété de sons et dans le calme solennel de la nuit, un charme qui attira Alida sur son petit balcon, et elle s’avança au-delà de son ombrage d’églantier musqué, afin d’apercevoir une partie de la baie qui n’était pas visible de ses fenêtres.

La belle Alida sourit lorsqu’elle vit les mâts obscurs et les sombres flancs d’un vaisseau qui était à l’ancre à l’extrémité du cap et sous son abri. Un regard d’orgueil brilla dans ses yeux noirs, et les beaux contours de sa bouche exprimèrent la conscience du pouvoir de ses charmes, tandis que d’une main elle frappait rapidement et sans le savoir le fer du balcon.

— Le loyal capitaine Ludlow a promptement terminé sa croisière ! dit la jeune fille d’une voix haute, car elle était sous l’influence d’un triomphe trop naturel pour être comprimé. Je vais bientôt partager les opinions de mon oncle, et croire que la reine est mal servie.

— Celui qui sert fidèlement une maîtresse n’a pas une tâche légère, répondit une voix sortant des arbrisseaux qui croissaient sous la fenêtre et la voilaient presque entièrement, mais celui qui se dévoue à deux en même temps doit craindre de ne réussir ni près de l’une ni près de l’autre.

Alida recula, et au même instant sa place fut occupée par le commandant de la Coquette. Avant de se hasarder à franchir la faible barrière qui le séparait encore du petit parloir, le jeune homme essaya de lire dans les yeux d’Alida, et, soit qu’il eût cru comprendre leur expression, soit qu’il fût entraîné par sa jeunesse et ses espérances, il entra dans l’appartement.

— Bien qu’elle ne fût certainement pas habituée à voir son salon escaladé avec si peu de cérémonie, la belle descendante des huguenots ne montra aucune surprise ni aucune crainte ; ses joues devinrent plus colorées, ses yeux plus animés, mais sa personne prit un maintien ferme et imposant.

— J’ai entendu raconter que le capitaine Ludlow avait en partie obtenu sa renommée par sa bravoure sur mer, dit-elle avec une expression à laquelle on ne pouvait se méprendre ; mais j’aurais cru que son ambition était satisfaite par les lauriers qu’il avait si noblement gagnés sur les ennemis de son pays.

— Mille pardons, belle Alida, mais vous connaissez toute la jalouse surveillance de votre oncle et les obstacles qu’il oppose aux désirs que j’ai de causer avec vous.

— Il les oppose en vain, car jusqu’ici l’alderman van Beverout avait cru bien à tort que le sexe et le rang de sa pupille la protégeraient contre ces coups de main.

— Alida, vous êtes plus capricieuse que les vents ! Vous savez trop combien mon amour déplaît à votre tuteur, pour vous plaindre sérieusement d’un manque d’égards à de froides convenances. J’avais espéré… je devrais peut-être dire j’ai présumé, d’après le contenu de votre lettre, dont je vous remercie de toute mon âme… Mais ne détruisez point ainsi un espoir qui s’est élevé depuis peu à un point que la raison peut-être peut justifier.

Les brillantes couleurs qui couvraient les joues d’Alida augmentèrent encore, et pendant un instant, son empire sur elle-même, qu’elle possédait à un si haut degré, parut s’être affaibli. Après avoir réfléchi un moment, elle répondit d’une voix calme, mais qui n’était pas sans émotion :

— La raison, capitaine Ludlow, a limité le pouvoir des femmes : en répondant à votre lettre, j’ai consulté plutôt ma bonté que la prudence, et vous êtes bien prompt à me faire repentir de ma faute.

— Si jamais je vous force à vous repentir de votre confiance en moi, Alida, que la disgrâce dans ma profession et le mépris de tout votre sexe soient ma punition ! Mais n’ai-je pas raison de me plaindre de ce caprice ? devais-je craindre un accueil si sévère… sévère ! plutôt froid et ironique… pour une offense bien légère, puisque je ne voulais que vous assurer de ma gratitude.

— Gratitude ! répéta Alida, et cette fois sa surprise n’était pas feinte ; le mot est fort, Monsieur, et il exprime quelque chose au-delà d’un acte de politesse aussi simple que celui de vous prêter un volume de poésie ne semblait l’exiger.

— Je me suis étrangement abusé sur le contenu de la lettre, ou ce jour a été un jour de folie, dit Ludlow en essayant de cacher son mécontentement. Non, vos propres paroles réfutent cette expression de froideur que je vois dans vos yeux ; mais, sur l’honneur d’un marin, Alida, je croirai plutôt les pensées que vous avez tracées avec réflexion, que ces caprices fantasques, indignes de votre caractère. Voilà vos propres paroles : je n’abandonnerai pas facilement les espérances flatteuses qu’elles me donnent.

Alida regarda le jeune marin avec surprise ; ses couleurs disparurent. Elle ne croyait pas s’être rendue coupable d’indiscrétion en écrivant, et elle était persuadée qu’elle ne l’avait point fait en termes qui pussent justifier la confiance que lui montrait son amant. Les usages du siècle, la profession du jeune marin et l’heure indue à laquelle il se présentait chez elle, la portèrent à examiner attentivement son visage, afin de voir s’il avait toute sa raison ; mais Ludlow avait la réputation d’être exempt d’un vice qui n’était alors que trop commun parmi les marins, et il n’y avait rien, dans ses traits spirituels et réguliers, qui pût causer la moindre alarme. Alida tira le cordon d’une sonnette et fit signe à son compagnon de s’asseoir.

— François, dit Alida lorsque le vieux valet, à moitié endormi, entra dans l’appartement, fais-moi le plaisir d’aller chercher de l’eau de fontaine du bosquet, et apporte en même temps du vin, le capitaine Ludlow désire se rafraîchir ; et rappelle-toi, bon François, qu’il ne faut pas déranger mon oncle à cette heure ; il doit avoir besoin de repos après un voyage aussi fatigant.

Lorsque le serviteur respectueux et respectable eut quitté l’appartement pour accomplir sa commission, Alida prit un siège, satisfaite d’avoir ravi à la visite de Ludlow son caractère de clandestinité, et en même temps d’avoir donné à son domestique une commission qui lui laisserait le temps nécessaire d’approfondir l’inexplicable conduite de son compagnon.

— Je puis vous assurer, capitaine Ludlow, dit Alida aussitôt qu’ils furent seuls, que je trouve votre visite dans ce pavillon indiscrète, sinon cruelle, et vous me permettrez de douter des paroles qui peuvent selon vous justifier votre conduite, jusqu’à ce que vous m’en ayez montré la preuve.

— Je ne croyais pas être obligé de faire un tel usage de cette lettre, dit Ludlow en tirant un billet de son sein (nous avouons avec répugnance les faiblesses d’un homme aussi brave), et maintenant je le produis avec chagrin, quoique ce soit d’après vos ordres.

— Quelque magicien a fait des merveilles, car ce griffonnage n’aurait jamais eu tant d’importance par lui-même, observa Alida en prenant le billet qu’elle se repentait alors d’avoir écrit. Le langage de la politesse et la réserve des femmes doivent admettre d’étranges contresens, ou ceux qui lisent ne sont pas les meilleurs interprètes.

La belle Alida cessa de parler, car à l’instant où ses yeux s’arrêtèrent sur le papier, une profonde curiosité l’emporta sur son ressentiment. Nous donnerons le contenu de la lettre, précisément dans les mêmes termes qui causèrent tant de surprise, et peut-être quelque inquiétude, à la charmante personne qui la lisait.

« La vie d’un matelot, disait cette lettre, dont l’écriture parfaite et délicate paraissait être celle d’une femme, est une vie de hasards et de dangers ; elle inspire de la confiance à une femme, par la franchise qu’elle fait naître, et elle mérite l’indulgence par les privations qu’elle impose. Celle qui écrit ces lignes n’est pas insensible au mérite des hommes de cette hardie profession : une admiration profonde pour la mer et pour ceux qui habitent cet élément fut la faiblesse de son âme pendant toute sa vie, et ses songes de l’avenir, comme ses souvenirs du passé, ne sont pas tout à fait exempts de la contemplation de ses plaisirs. Les usages des nations différentes… la gloire des armes… le changement de scène, joints à la constance dans les affections, sont des tentations trop fortes pour l’imagination d’une femme, et elles ne seraient pas sans influence sur le jugement d’un homme : Adieu. »

Ce billet fut lu et relu trois fois avant qu’Alida osât lever les yeux sur le jeune homme impatient.

— Et c’est cette rapsodie si délicate, et si peu digne d’une femme, que le capitaine Ludlow juge à propos de m’attribuer, dit enfin la jeune fille, dont la voix tremblante annonçait la fierté humiliée.

— À quelle autre puis-je l’attribuer ? la charmante Alida seule pouvait être aussi séduisante.

Les longs cils de la jeune fille s’agitèrent violemment sur ses yeux noirs, et, maîtrisant des passions en opposition les unes aux autres, elle dit avec dignité en prenant un petit pupitre en ébène qui était posé à côté de sa toilette :

— Ma correspondance n’est ni importante, ni très-étendue, mais, telle qu’elle est, heureusement pour la réputation de mon style, sinon de ma raison, je crois pouvoir vous montrer le griffonnage que je vous ai envoyé en réponse à votre lettre : en voici une copie, ajouta Alida en ouvrant un papier et en lisant à haute voix.

« Je remercie le capitaine Ludlow de son attention, et de m’avoir procuré l’occasion de connaître les actions cruelles des boucaniers. À part les sentiments de la simple humanité, on ne peut que regretter que des hommes aussi coupables appartiennent à une profession dont on considère en général les membres comme généreux, et protégeant la faiblesse. Il faut espérer, néanmoins, que la cruauté et la bassesse, parmi quelques marins, n’existent que pour faire briller avec plus d’éclat la noblesse et la loyauté des autres. Personne ne peut être plus convaincu de cette vérité que les amis du capitaine Ludlow (la voix d’Alida s’affaiblit un peu en lisant cette phrase), dont la réputation de générosité est acquise depuis longtemps. En retour, je lui envoie un exemplaire du Cid, que l’honnête François assure être supérieur à tous les autres poèmes, sans excepter ceux d’Homère, ouvrages qu’on peut lui pardonner de calomnier, parce qu’il ignore probablement ce qu’ils contiennent. Je remercie de nouveau le capitaine Ludlow de ses attentions répétées, et le prie de garder le volume que je lui envoie, jusqu’au retour de la croisière. »

— Ce billet n’est qu’une copie de celui que vous avez ou que vous devriez avoir, dit la nièce de l’alderman en levant ses beaux yeux de dessus le papier, quoiqu’il ne soit pas signé comme celui-ci du nom d’Alida de Barberie.

Lorsque cette explication fut achevée, les deux jeunes gens se regardèrent dans le silence de l’étonnement. Cependant Alida s’aperçut que, malgré les compliments précédents de son admirateur, le jeune marin s’applaudissait d’avoir été trompé. Le respect pour la réserve et la délicatesse des femmes est si naturel parmi les hommes, que ceux qui réussissent le mieux à détruire ces barrières manquent rarement de regretter leur triomphe ; et celui qui aime véritablement ne se réjouit pas longtemps d’une inconséquence de la part de l’objet de ses affections, même lorsqu’elle a eu lieu en sa faveur. Maîtrisé par ce sentiment louable, Ludlow, quoique humilié sous quelque rapport du tour que cette affaire avait pris, se sentit soulagé d’un poids de doute auquel les expressions extraordinaires de la lettre qu’il croyait avoir été écrite par sa maîtresse avaient donné naissance. Sa compagne lisait dans son esprit, qui était aussi franc que le visage d’un marin peut l’être ; et quoique intérieurement flattée de retrouver sa première place dans sa considération, elle était blessée de ce qu’il eût soupçonné sa réserve. Elle tenait toujours l’inexplicable billet, et ses regards en parcouraient involontairement les lignes. Tout à coup une pensée subite parut frapper son esprit, et, rendant le papier, elle dit froidement :

— Le capitaine Ludlow devrait mieux reconnaître ses correspondantes ; je serais bien trompée si cette lettre était la première qui eût été écrite par la même main.

Le jeune homme rougit, et cacha pendant un instant son visage dans ses mains.

— Vous admettez la vérité de mes soupçons, et vous ne me trouverez pas injuste lorsque j’ajouterai que désormais…

— Écoutez-moi, Alida, s’écria le jeune homme en interrompant ainsi une décision qu’il craignait ; écoutez, au nom du ciel, et vous allez connaître la vérité. Je confesse que ce n’est pas la première qui fut écrite par la même main, peut-être devrais-je ajouter dans le même style. Mais je jure sur l’honneur d’un loyal officier que, jusqu’à ce que les circonstances me portassent à me croire si favorisé, si heureux…

— Je vous comprends, Monsieur ; c’étaient des missives anonymes, jusqu’à ce que vous trouvâtes bon de m’en croire l’auteur. Ludlow ! Ludlow ! combien vous avez mal jugé une femme que vous prétendez aimer !

— Songez, Alida, que mon état ne me permet pas d’étudier tous les usages d’une société dont il m’éloigne sans cesse, et, chérissant, comme je le fais, ma noble profession, n’était-il pas naturel de penser qu’une autre pouvait la voir avec les mêmes yeux que moi ? Mais puisque vous désavouez cette lettre… Non, votre désaveu n’était pas nécessaire… Je vois que ma vanité m’a même trompé sur l’écriture. Mais puisque l’illusion est détruite, j’avoue que je me réjouis qu’il en soit ainsi.

Alida sourit, et son visage reprit sa sérénité. Elle triomphait de penser qu’elle avait reconquis le respect de son amant, et c’était un triomphe augmenté d’une humiliation récente. Un silence de plus d’une minute succéda, et l’embarras qu’il eût occasionné fut heureusement évité par le retour de François.

— Mademoiselle Alida, voici de l’eau de la fontaine, dit le valet ; mais M. votre oncle est couché, et, comme à l’ordinaire, il a la clé de la cave sous son oreiller. Il n’est pas facile dans aucun cas d’avoir de bon vin en Amérique ; mais lorsque M. l’alderman est couché, cela n’est plus possible du tout.

— N’importe, répondit Alida, le capitaine va partir, et il n’a plus soif.

— Il y a assez de jin, continua le valet, qui ressentait le désappointement que devait éprouver le capitaine, mais monsieur Ludlow a trop de goût pour aimer une liqueur aussi forte.

— Il a eu tout ce qu’il lui fallait ce soir, dit Alida en souriant, de manière à laisser Ludlow indécis s’il devait se plaindre ou se réjouir de ce qui lui était arrivé. Je vous remercie pour lui, mon bon François ; il ne vous reste plus qu’à éclairer le capitaine jusqu’à la porte, et vos devoirs seront remplis pour cette nuit.

Alors, saluant le commandant d’un air qui n’admettait aucune réplique, la belle Alida congédia en même temps son amant et son valet.

— Vous avez une place bien agréable, monsieur François, dit Ludlow en se dirigeant vers la porte du pavillon ; bien des jeunes gens vous l’envieraient.

— Oui, Monsieur, c’est un grand plaisir que de servir mademoiselle Alida. Je porte son éventail, son livre. Mais quant au vin, monsieur le commandant, il est toujours impossible d’en avoir lorsque l’alderman est couché.

— Le livre ! Je crois que c’était pour vous aujourd’hui un devoir fort agréable que de porter le livre de votre maîtresse.

— Vraiment oui. C’était un ouvrage de M. Pierre Corneille. On prétend que M. Shak-a-speare en a emprunté d’assez beaux sentiments. Illustration

— Et le papier entre les feuilles ? Étiez-vous aussi chargé de ce billet, bon François ?

Le valet s’arrêta, haussa les épaules, et posa un de ses doigts jaunes sur le bout d’un énorme nez aquilin. Alors, secouant la tête perpendiculairement, il précéda le capitaine en disant dans son mauvais anglais mêlé de français[2] :

— Quant au papier, cela peut être, car je me rappelle que mademoiselle Alida me dit : Prenez garde. Mais je ne l’ai pas vu depuis. Je suppose que c’étaient de beaux compliments écrits sur les vers de M. Pierre Corneille. Quel génie que celui de cet homme-là ! N’est-ce pas, Monsieur ?

— Cela ne fait rien, bon François, dit Ludlow en glissant une guinée dans la main du valet. Cependant, si vous savez jamais ce que ce papier est devenu, je vous serai obligé de me le faire connaître. Bonsoir, mes devoirs à la belle Alida.

— Votre serviteur, monsieur le capitaine. C’est un brave monsieur que celui-là, ajouta François lorsque Ludlow fut parti. Il n’a pas d’aussi grandes terres que M. le patron, mais il ne manque pas non plus de fortune. J’aimerais à servir un maître aussi généreux ; malheureusement il est marin, et M. de Barberie n’avait pas trop d’amitié pour les hommes de cette profession-là.



  1. Repos et dignité.
  2. Nous saisissons cette occasion d’apprendre au lecteur que, dans le texte, M. François parle toujours un langage mêlé de français et d’un mauvais anglais, dont la prononciation fautive est figurée par l’auteur. Nous avons conservé, autant que possible, le français tel que l’a écrit M. Cooper.