L’Église et la République/Chapitre IX

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Édouard Pelletan (p. 101-114).

CHAPITRE IX


Comment l’État doit-il se séparer de l’Église ?

On a dit gravement que l’abrogation du Concordat fera perdre à l’État les moyens d’agir en tout temps, par les évêques, sur le langage et les actes du clergé. Mais le Concordat proprement dit ne donne à l’État aucun moyen d’action sur ses évêques. Les Organiques, non reconnus par le Pape, donnent au gouvernement le droit de faire déclarer par les canonistes du Conseil d’État que si un évêque agit contrairement aux lois de la République, il y a abus, ce que ni l’évêque, ni ses fidèles ne croient, parce que le Conseil d’État n’a point pour eux d’autorité en matière de discipline ecclésiastique et que d’ailleurs l’appel comme d’abus est prohibé par l’article 41 du Syllabus. Le gouvernement se donne un autre droit que la curie ne reconnaît pas davantage. Il retire aux évêques et aux curés séditieux leur traitement concordataire, leur infligeant de la sorte, sans élégance, une peine sans efficacité, puisque ce traitement est rendu à l’évêque et aux curés par les contributions des fidèles. Voilà ce que peut un ministre des Cultes sur un évêque.

En donnant les raisons de dénoncer le Concordat, j’ai oublié la meilleure : C’est qu’il n’y a pas de Concordat, qu’il n’y en a jamais eu.

Et Rome le sait bien. Pour elle, le Concordat ne fut jamais un traité. C’est un passeport. C’est le papier qui lui donne ses sûretés et la libre circulation dans la République. Elle y tient pour cela. Sans ce papier, elle perd son signalement et son nom en France.

En son allocution consistoriale du 27 septembre 1852 et par l’article 55 du Syllabus du 8 décembre 1864, le pape Pie IX a mis au rang des principales erreurs de notre temps cette proposition que l’Église doit être séparée de l’État, et l’État de l’Église.

L’Église, en effet, ne peut volontiers se laisser exclure des États où elle prétend dominer. Si, par le Concordat, elle ne dirige pas les affaires de la France, tout au moins elle y participe. Le Concordat est le dernier et précieux vestige de son antique union avec l’État et l’endroit par lequel elle peut espérer encore reprendre le gouvernement des mœurs et ramener le bras séculier à l’obéissance. En vertu du Concordat, M. Loubet, successeur de Charlemagne, est, dans la Gaule chrétienne, le vicaire temporel du Pape. Si la soumission du Président de la République à l’Église n’est pas entière et pleine, s’il ne tire pas l’épée pour restituer à Pierre son patrimoine, sa malice et le malheur des temps en sont cause. Cette calamité peut cesser. Mais si le Concordat est déchiré, le Saint-Siège perd le seul titre qui lui reste à participer au gouvernement de la République. Il n’a plus de prise sur la France.

Rome veut maintenir le principe concordataire comme un reste de son vieux droit inquisitorial et parce que la séparation l’effraye. Léon XIII considérait la rupture comme un désastre[1]. Ici, quelques-uns de ses amis politiques eurent d’abord la finesse de cacher leurs craintes. Mais, le péril approchant, ils ne songèrent plus qu’à le conjurer. Le Clergé est unanime à demander le maintien d’une loi qu’il n’observe pas et les évêques français déplorent à l’envie une rupture qu’ils ont rendue inévitable. M. Fuzet pense que c’est la fin du culte et M. Dubillard croit que ce sera la perte de la foi pour les âmes tièdes. Il est vrai qu’il espère que les âmes ardentes en deviendront plus ardentes. Mais il y en a peu.

Quand on affirme que l’Église sera plus forte après la séparation qu’elle ne l’était avant, il faudrait montrer d’abord ce qu’elle gagnera à perdre un budget de cinquante millions. Ces cinquante millions les retrouvera-t-elle ? Elle recueillera plus encore dans les premiers temps. Mais ensuite ? Les paysans sont économes, les bourgeois sont déjà accablés de charges pieuses ; le denier de Saint-Pierre, les congrégations, l’enseignement ultramontain pèsent sur eux. Une association fondée dans le diocèse de Quimper fournit déjà cinquante mille francs aux ecclésiastiques privés de traitement. Et combien il sera pénible au clergé de quêter chez les hobereaux, chez les douairières ! Un prêtre de Laval, tout en gardant sa belle et vaillante humeur, en a d’avance le frisson :

« Aujourd’hui, dit-il, l’État nous remet le mandat sans nous demander aucun compte. Demain, quand nous aurons affaire aux comités, il faudra s’expliquer à chaque instant avec le président, contenter Pierre et ne pas déplaire à Paul. Malheur à nous si nous nous mettons à dos quelque dévote influente. La tyrannie de la République sera remplacée par la tyrannie des grenouilles de bénitier. »[2]

M. de Lanessan pense que le peuple de France n’est pas assez croyant pour faire de grands sacrifices à sa foi. Il est bien difficile d’évaluer le nombre des fidèles. Je ne sais où Taine a pris que sur trente-huit millions de Français, il y a quatre millions de catholiques pratiquants, parmi lesquels un grand nombre de femmes et d’enfants. C’est possible. M. Dupanloup, évêque d’Orléans, sur les trois cent cinquante mille catholiques de son diocèse, en comptait trente-sept mille qui faisaient leurs pâques. M. l’abbé Bougrain, dans ses estimations plus récentes, trouve un chiffre approchant.

Un très distingué député de la droite, M. Jules Delafosse, a observé que, dans une partie du Limousin, entre l’Indre et la Creuse, les paysans étaient étrangement détachés des pratiques religieuses.

« Il y a encore dans chaque commune une église et un curé, dit-il ; mais il est à peu près seul à y entrer. Dans la commune où je me trouvais, il n’y avait guère que moi et les miens à la messe du dimanche. On n’y voit ni femmes, ni jeunes filles, ni garçons. Les enfants même qui préparent leur première communion ne vont pas à la messe ! Il n’y a pas trace, d’ailleurs, d’hostilité contre la religion. Ce n’est pas même une indifférence absolue. Car il y a certaines fêtes de l’année, comme Pâques, la Toussaint et Noël où tout le monde reparaît à l’église. On fait baptiser les enfants, on leur fait faire leur première communion, on se marie et l’on se fait enterrer suivant le rite catholique. Mais ce sont là des gestes purement ataviques, auxquels les gens d’aujourd’hui ne mêlent ni un sentiment, ni une croyance qui leur soit propre. »[3]

Une enquête, ouverte par le journal le Briard, s’étend sur 416 communes de la Brie et embrasse une population de 216.000 habitants. Il résulte de cette enquête que dans le nombre cinq mille deux cents pratiquent leur religion, soit deux pour cent[4].

Dans la partie de la Gironde que je connais, l’Entre-deux-Mers et la Benauge, toutes les femmes vont le dimanche à la messe avec les enfants. Les hommes restent presque tous sur la place de l’église et causent de leurs affaires.

Mais ce sont là, sur les consciences de plus de trente millions de Français, des clartés éparses et rares, et qui peuvent être trompeuses. Il y a plusieurs raisons d’aller à la messe, qui ne sont pas toutes des raisons pieuses. La vanité, la mode, l’intérêt, aussi bien que la dévotion, ont leurs chaises à la paroisse. Au contraire, bien des âmes ne s’approchent pas des Sacrements et se tiennent éloignées des offices, qui sont tièdes et non point rebelles, et, pour parler le langage ecclésiastique, il est des pécheurs en qui la foi n’est pas morte.

Et, alors même que nous pourrions compter les âmes croyantes, serions-nous en état de faire le dénombrement des forces de l’Église ? Ces forces ne résident plus dans la commune croyance des peuples. La religion romaine, telle que l’ont faite les Jésuites, se réduit à quelques superstitions grossières et à de basses et machinales pratiques. Elle a perdu toute autorité morale. Elle a pour elle la coutume, la tradition, l’usage. Elle profite de l’indifférence générale. Pour beaucoup de gens, à la ville comme à la campagne, l’église est un établissement plus civil que religieux, qui tient de la mairie et de la salle de concert. On s’y marie, on y porte les nouveau-nés et les morts. Les femmes y montrent leurs toilettes. Aujourd’hui, enfin, le clergé est soutenu par tout ce qui possède. Les gros propriétaires, les industriels, les financiers, les juifs riches sont les colonnes de l’Église romaine. C’est là une force, non toutefois une très grande force dans un pays où, comme dans le nôtre, il y a peu d’indigents.

La proposition Pressensé, très étudiée et très réfléchie, la proposition Réveillaud, judicieuse et modérée, le projet de la commission auquel est justement attaché le nom du rapporteur, Aristide Briand, le projet que le Gouvernement vient de déposer au moment où j’écris ces pages, se rencontrent, en dépit de nombreuses divergences, pour esquisser la constitution d’un régime sous lequel l’État ne connaîtra plus d’Église et ne verra devant lui que des « Sociétés civiles pour l’exercice du Culte », soumises à la loi de 1901 sur les associations.

Il n’est point soutenable que l’État soit débiteur d’une somme quelconque envers ces « sociétés civiles ». Le traitement garanti au Clergé par le Concordat cesse avec le Concordat et n’est réversible sur personne. Nous avons vu tout à l’heure que ce traitement n’avait en aucune façon le caractère d’une indemnité ; que ce n’était pas du tout la rente d’une dette contractée en 1790 par l’Assemblée nationale. L’abbé Odelin crie qu’on dépouille l’Église et qu’elle ne se laissera pas faire. Mais ses cris ne seront point entendus. L’État est persuadé qu’il ne doit rien au Clergé. « Je n’ai pas le sentiment, a dit M. Charles Dupuy, que le traitement des ecclésiastiques soit une dette perpétuelle de l’État vis-à-vis de l’Église. »

Les « Sociétés civiles pour l’exercice du Culte » seront libres et d’ouvrir des églises et de réunir des capitaux afin de louer ou de construire les édifices nécessaires au culte. Par une précaution que Minghetti et Laveleye jugeaient nécessaire, le projet Briand limite, dans leur mode et leur mesure, les revenus de ces sociétés. Mais il leur garantit une dotation immédiate en leur attribuant les revenus des fabriques et des menses, en réservant expressément les églises au service du culte catholique et en faisant des pensions viagères aux prêtres vieux et infirmes. Et sans doute ces pensions ecclésiastiques peuvent être votées, mais non pas, certes, avant les retraites ouvrières.

Il n’est nullement dans mon dessein d’examiner de près l’économie de ces divers projets. C’est aux légistes expérimentés qu’il appartient de faire cette longue et difficile étude. Mais j’ai le devoir de donner ici un avertissement utile ; j’ai le devoir de dire qu’il faut se garder soigneusement de tout ce qui pourrait ressembler à une nouvelle constitution civile du clergé ; qu’il faut éviter, comme un danger redoutable, de reconstituer un État religieux dans l’État laïque[5], et que si l’on défait le Concordat ce n’est pas pour le refaire tout aussitôt sans le Pape.

Il y aurait encore bien des observations à présenter. Il est permis de se demander, par exemple, si l’État a le droit d’abandonner gratuitement quarante-cinq mille églises, avec leurs évêchés, petits séminaires et presbytères, dont la valeur locative passe cent millions ? Il est entendu que, en se séparant de l’Église, la République ne cherche pas à se faire de l’argent. Mais enfin, est-il à propos qu’elle dote richement des sociétés cultuelles aux dépens de la nation ? Ne somme s-nous pas assez instruits par l’exemple de la Belgique ? La Belgique est séparée de l’Église, qu’elle paye et qui la dévore. Voulez-vous vous séparer à la belge ? Pourquoi donner à l’Église ce qu’on ne lui doit pas, et lui refuser ce qu’on lui doit ?

Le plus honnête et le plus sage sera d’établir pour elle un régime de liberté. Nous dirions qu’il faut lui donner la liberté, si ce n’était pas là une expression purement métaphysique, qui ne représente rien de sensible ni de réel. Il n’y a point dans un État une liberté. Il y a des libertés qui se limitent les unes les autres. Nous dirons qu’il faut accorder à l’Église toutes les libertés possibles.

Depuis qu’on s’attend en France à la dénonciation du Concordat, beaucoup de personnes laïques et libérales, parmi lesquelles se remarque M. René Goblet, font de cette formule « l’Église libre dans l’État libre », comme la devise de la séparation. M. René Goblet est un ami généreux de la liberté. Il la retrancherait à son parti plutôt que d’en priver ses adversaires. « L’Église libre dans l’État libre ». La phrase a plus de quarante ans ; elle est de Montalembert, qui l’expliquait par cette autre phrase : « La liberté de l’Église fondée sur les libertés publiques »[6]. M. de Cavour, après l’invasion des États pontificaux, se l’appropria. Dans sa bouche, elle prit un sens nouveau et devint italienne, je veux dire fine. Elle signifiait : « Le roi dépouille le Pape de son patrimoine et lui baise les pieds ». C’est toute la politique de la maison de Savoie, qui se fait excommunier à Rome et bénir à Turin. Voici comment, à son tour, M. Goblet explique cette formule :

« L’Église libre dans l’État libre, cela signifie le libre exercice des religions, l’État ne connaissant plus les églises, et les églises n’ayant plus affaire à l’État, les ministres des différents Cultes étant soumis aux mêmes lois que les autres citoyens ». Mais l’évêque Dubillard dit que c’est une utopie et Ranc dit que c’est une bêtise. Ç’avait déjà été l’avis du comte Henri d’Arnim. Selon lui, Chiesa libera in Stato libero, c’était Chiesa armata in Stato disarmato. Faguet, qui est toujours intelligent et quelquefois terrible, a dit à ce sujet un mot très fort : « Une Église libre, c’est un parti ». Sans doute, c’est un parti, et c’est aussi une administration. C’est un parti organisé, un État dans l’État, une puissance.

On réclame pour l’Église le droit commun. Rien de plus juste, mais, par malheur, le droit commun, applicable à qui ne fait rien et n’est rien, cesse dès qu’on est ou qu’on fait quelque chose. Car on se trouve alors dans une condition déterminée. Et il y a un droit spécial à chaque condition. Je ne suis pas le premier à m’en aviser. Il y a des lois spéciales pour les médecins, pour les pharmaciens, il y a des lois spéciales pour les serruriers. Un évêque n’est pas moins considérable au regard des lois qu’un serrurier. Nous sommes tous et à tout moment en dehors du droit commun. Et l’Église elle-même, est-elle si désireuse de s’y ranger ? Elle le revendique lorsqu’elle y a avantage. Elle le repousse dès qu’il la gêne. Contradictions de l’esprit, logique du cœur. Elle le veut pour constituer librement ses associations, elle le refuse si la loi de 1901 doit limiter les ressources de l’association aux seules cotisations de ses membres. Elle le veut comme locataire pour n’être assujettie qu’aux réparations locatives ; elle le refuse si le propriétaire est libre de choisir son locataire et de fixer le taux du loyer. Elle le veut pour assurer aux cérémonies du culte la liberté de réunion, elle le refuse s’il l’oblige à faire les déclarations préalables[7].

Ne croyez pas contenter l’Église en lui donnant la liberté. Elle s’en accommode aux États-Unis. C’est qu’elle y est en minorité et que la liberté lui donne les moyens de s’accroître et de s’enrichir et que par elle ses communautés font des progrès surprenants. C’est aussi que, confondue avec les autres Églises chrétiennes, elle est protégée dans presque tous les États de l’Union à l’égal de ces Églises. En France, où elle est la religion de la majorité, elle ne veut pas être libre, elle veut être souveraine.

Elle sera l’implacable ennemie du gouvernement qui l’aura délivrée. Ne craignons pas l’avenir qu’elle nous prépare, mais sachons le prévoir. Le Concordat dénoncé, le Pape devient seul chef de l’Église de France. Quand seul il nommera les évêques, il faut s’attendre à ce qu’il les choisisse dans les ordres monastiques et qu’il remplace les évêques concordataires à mesure des extinctions par des Jésuites, des Assomptionnistes et des Capucins. L’administration des diocèses passera peu à peu à des moines qui y déploieront leur esprit d’affaires et d’intrigues, un génie commercial qui passe celui des Juifs, le sens et le goût des entreprises secrètes, des affiliations, des complots et des acheminements ténébreux. Il y aura des évêques rusés, il y en aura de violents. Plusieurs, sans doute, se jetteront dans cette démagogie que les Croix de Paris et des départements ont pratiquée avec un art grossier et puissant et qui a profondément troublé la République.

L’Église appellera la violence. Il lui faudra des martyrs. Tout son espoir est dans la guerre religieuse. La première séparation de l’an III lui fut favorable parce qu’elle avait été précédée de la Terreur et qu’elle s’accomplit sous des lois sanglantes. L’État, en persécutant les prêtres, leur donnerait une force nouvelle. Il ne les vaincra qu’en leur opposant une invincible tolérance.

Point de vexations ni de tracasseries. Pour être efficaces, il faut que les lois aient autant de douceur que de fermeté. Si nous sommes sages, nous amortirons par la profonde équité de nos lois et de nos mœurs les colères et les haines de l’Église séparée. Les mandements séditieux se noieront dans la liberté de la presse ; les sermons révolutionnaires tomberont dans la liberté de réunion.

La vertu de la séparation est dans la séparation elle-même et non dans les sévérités légales qu’on y pourrait mettre. La séparation atteint l’Église dans son principe même. Ce qu’il y a d’essentiel à l’Église romaine, ce qui la constitue, c’est son unité. Et cette unité nécessaire c’est le pouvoir civil qui la lui assure dans les nations catholiques ; c’est l’État concordataire qui la garantit contre le schisme.

Il prend soin d’indiquer entre les évêques, entre les curés, quel est le romain, et veille à chasser les intrus. Il s’applique à faire connaître que le pasteur des âmes qui l’outrage du haut de la chaire sacrée est le véritable pasteur ; c’est trop de sollicitude. Après la séparation, il ne s’emploiera plus à faire le discernement des évêques orthodoxes et des évêques hétérodoxes, et les fidèles se partageront entre les uns et les autres. Le pouvoir spirituel du Pape est illimité. Mais tout pouvoir spirituel, pour s’exercer pleinement, a besoin du pouvoir temporel ; c’est précisément l’opinion de l’Église. La liberté produit naturellement la diversité. Sous le régime futur, les églises dissidentes ne seront point étouffées en naissant. On verra s’épanouir une multitude de sectes rivales. L’unité d’obédience sera brisée.

Quand l’Empereur Julien retira aux chrétiens la faveur impériale, il ne les persécuta pas. Il fit cesser l’exil des évêques ariens, et aussitôt l’Église du Christ fut déchirée.

En 1874, Ernest Renan a dit, avec une profonde connaissance des choses religieuses :

« La liberté, j’entends la vraie liberté, celle qui ne s’occupe pas plus de protéger que de persécuter, sera la destruction de l’unité religieuse en ce qu’elle a de dangereux. L’unité catholique… ne repose que sur la protection des États… L’État concordataire, même persécuteur, donne bien plus à l’Église, par les garanties dont il la couvre, qu’il ne lui enlève par ses vexations. Retirer du même coup les garanties et les lois tracassières, voilà la sagesse. Le tort de toute grande Communauté religieuse, qui n’a pas une force extérieure pour maintenir son unité, est la division. La Communauté a des biens, une individualité civile. Tant que le pouvoir maintient le sens de la dénomination de cette Église, déclare, par exemple, qu’il ne reconnaît pour catholiques que ceux qui sont en communion avec le Pape et admettent telle ou telle croyance, le schisme est impossible ; mais le jour où l’État n’attache plus aucune valeur dogmatique aux dénominations des Églises, le jour où il partage les propriétés au prorata du nombre, quand les parties contendantes viennent se présenter devant ses tribunaux en déclarant ne pouvoir plus vivre ensemble, tout est changé immédiatement. »[8]

Et si les Églises rivales voulaient le prendre pour juge de leurs querelles, l’État, sourd à leurs cris, leur répondrait par la sage parole du proconsul d’Achaïe :

« S’il s’agissait de quelque injustice ou de quelque mauvaise action, je me croirais obligé de vous entendre avec patience. Mais s’il ne s’agit que de contestations de doctrines, de mots et de votre loi, démêlez vos différends comme vous l’entendrez, car je ne veux point m’en rendre juge. »[9]

  1. G. Noblemaire, loc. cit., page 184.
  2. Article de M. Éric Bernard dans le Siècle du 3 août 1904.
  3. Cité par Clémenceau dans l’Aurore du 19 octobre 1904
  4. Pages libres du 1er octobre 1904.
  5. Voir à ce sujet les articles de Clémenceau dans l’Aurore et ceux de Ranc dans le Radical (octobre, novembre et décembre 1904).
  6. Voir : L’Église libre dans l’État libre, discours prononcé au Congrès catholique de Malines par le Comte de Montalembert, 1863, pp. 177 et suiv.
  7. Cf. Aristide Briand, dans l’Humanité du 30 septembre 1904.
  8. Ernest Renan. Mélanges religieux et historiques, 1904, p. 58.
  9. Actes, ch. XVIII, vers. 14 et 15.