L’Église et la République/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII


L’État doit-il se séparer de l’Église ?

C’est l’opinion générale que les pays libres doivent se séparer de l’Église. M. Ribot a écrit à un catholique : « La séparation de l’Église et de l’État s’imposera tôt ou tard parce qu’elle est dans le courant des idées modernes. » Anatole Leroy-Beaulieu a dit : « La séparation est l’aboutissement inévitable de la sécularisation des États contemporains ». Je pourrais apporter d’autres témoignages, mais non pas de plus graves.

Et pourquoi la séparation de l’Église et de l’État s’imposera-t-elle tôt ou tard ? Pourquoi les États sécularisés sont-ils fatalement amenés à la rupture ? C’est que le progrès de la civilisation dans les États détermine une distinction de plus en plus nette entre l’ordre civil et l’ordre religieux. Dans les sociétés primitives, le prêtre est roi. Les peuples, à mesure qu’ils se développent, rompent les bandelettes de la théocratie qui les enserraient dans leur enfance.

Voilà les raisons générales. Elles ne seront très apparentes qu’aux esprits spéculatifs. Il y en a de particulières qu’on trouvera plus sensibles. Il faut les chercher dans l’esprit même et dans la constitution du catholicisme moderne. Elles ont déjà été mises en lumière. Un ministre italien notamment, d’opinions modérées et d’esprit religieux, Minghetti, les a exposées en homme d’État, en historien et en philosophe.

Observant l’impatience des pays de liberté à briser les liens qui les attachent à l’Église, « la cause en est, dit-il, dans le conflit qui partout s’élève entre le clergé et les laïques. L’Église catholique, autrefois à la tête de la science et de la société, s’en est peu à peu éloignée et a fini par leur déclarer la guerre à toutes les deux. Plus elle perdait de fidèles, plus étroitement elle voulait tenir asservis ceux qu’elle conservait… Depuis trois siècles la Papauté s’étudie à supprimer, comme périlleuse, toute participation juridique des laïques et même du clergé au gouvernement de l’Église, et l’œuvre capitale de la religion n’est plus qu’une police. Le Syllabus et la déclaration solennelle d’infaillibilité ne sont malheureusement que les dernières conséquences de ce mouvement, et ils en sont certainement l’expression la plus éclatante : Le Syllabus, en effet, formule, pour les anathématiser l’un après l’autre, tous les principes essentiels des constitutions modernes et les droits dont les peuples sont le plus jaloux[1] ».

C’est dans ce sens qu’Émile Ollivier a dit qu’après le Syllabus le Concordat n’existait plus. En effet, comment l’État moderne pouvait-il désormais s’accorder avec une puissance qui le condamnait ?

La rupture ne se fit pas tout de suite, parce que les choses ne sont pas si simples qu’elles paraissent, parce que les hommes ne se conduisent pas seulement par la raison, mais aussi par l’habitude et les préjugés, et parce que l’esprit conservateur est très fort dans les sociétés. Mais pour tout homme réfléchi l’accord devenait de plus en plus difficile et précaire.

Les modérés, qui ne sont pas toujours aussi sages qu’ils croient, estimaient que la bonne intelligence régnerait entre l’Église et l’État à la condition que celui-ci restât dans le temporel, l’autre dans le spirituel et que les deux puissances ne sortissent point de leurs limites respectives. Les limites du spirituel et du temporel ! L’ancien régime ne les a pas connues. Bonaparte non plus, ni personne. C’est qu’il n’y en a pas. Le spirituel n’est connaissable que lorsqu’il se manifeste temporellement. Pour ne pas rester dans le vague, il faut parler des limites respectives du droit civil et du droit canon. Mais si un ministre de la République s’exprimait avec cette exactitude, on comprendrait tout de suite qu’il reconnaît des lois du dehors. C’est en effet à quoi le Concordat l’oblige, et comme il n’a pas, dans ses conseils, comme Louis IX, Charles VII, Philippe le Bel, Louis XIV et Charles X, des docteurs en l’un et l’autre droit, des théologiens très savants et des canonistes très experts, il est soumis à une législation étrangère qu’il ne connaît même pas. Que des ministres laïques et libres penseurs aient à discuter avec la curie des points de doctrine théologique et de discipline ecclésiastique, n’est-ce point absurde ? Et pourtant qu’ont-ils à faire autre chose sous le régime du Concordat ? Il faut donc que, victime de l’astuce étourdie de Bonaparte qui barbouilla de théologie la loi française, un ministre des cultes, l’élégant M. Leygues par exemple, dispute avec le Nonce sur la question de savoir si Papa est dominus omnium beneficiorum, sans avoir sous la main un concile, un synode, un évêque, un clerc, ni même, comme Bonaparte, un Fesch, un âne mitre, pour lui faire épeler les decisiones Rotæ Merlini. Cela est plaisant, mais cela est fâcheux.

Peut-être nos ministres libres penseurs ont-ils, par ignorance et par indifférence, autant accordé à l’Église romaine que n’avaient fait sciemment et par amour les ministres des monarchies.

Ils ont supporté ce qui avait, jusque-là, paru intolérable ; ils ont supporté l’intervention du Pape dans nos affaires intérieures, que dis-je ? ils l’ont approuvée. Quand Léon XIII s’avisa de soutenir la République au nom des droits qu’il pouvait invoquer pour la combattre, et quand il ne la soutenait, de son propre aveu, que pour en changer les lois, le gouvernement républicain l’en félicita publiquement et accepta avec reconnaissance ce que les vieux rois n’auraient point permis.

La vérité, c’est que les partis en France se jettent le Pape à la tête ! « Le Pape est avec moi, disait Jules Ferry, le Pape est républicain et colonial ». « Prenez garde que le Pape ne nous retire le protectorat des chrétiens d’Orient », disent les catholiques. Le Pape a une grande puissance en France, depuis qu’on n’y sait plus ce que c’est qu’un Pape. Le Concordat est un danger pour l’État, depuis que l’État ne sait plus ce que c’est que le Concordat.

« Traiter avec le chef étranger d’une Église, à laquelle appartiennent des citoyens français, sur le régime du culte, s’engager vis-à-vis de cet étranger à des obligations pécuniaires ou autres, c’est aliéner une part de la souveraineté de l’État et admettre une ingérence étrangère dans nos affaires intérieures. »[2]

Voilà une première raison de dénoncer le Concordat. Il y en a d’autres.

J’étais fort jeune lors d’un recensement qui fut fait sous le gouvernement de l’ordre moral, et dans lequel l’État, avec une curiosité qu’il n’eut jamais plus depuis lors, s’enquérait non seulement de l’état civil des habitants, mais aussi de leur religion. Un commissaire vint me trouver dans mon grenier. Il me fit les questions prescrites par le ministre. Je lui répondais et il marquait les réponses sur une grande feuille de papier disposée pour les recevoir. Quand il me demanda à quelle religion j’appartenais, je lui dis que je n’appartenais à aucune religion. C’était un homme timide et doux. Il sourit péniblement. « Cela ne fait rien, murmura-t-il. Je vous serais reconnaissant d’en choisir une pour la régularité de mes écritures. » Je lui déclarai par obligeance que j’étais bouddhiste. Et c’était vrai à cette heure-là. Aux esprits mobiles, inquiets et curieux, apparaît chaque jour quelque aspect nouveau du divin. De quel profit nous serait la liberté de penser si nous ne nous en servions pas pour découvrir la vérité contenue dans toute religion ? — « Bouddhiste ? » — « Oui, Monsieur, bouddhiste. » Il suça le bout de son crayon, regarda tour à tour sa feuille et le bouddhiste avec l’expression d’un douloureux embarras. Puis il soupira : « C’est que je n’ai point de colonne pour le bouddhisme. » Il n’avait, en effet, sur son papier que trois colonnes de religions. L’État ne reconnaît que trois formes du divin.

Il y a dans notre pays un homme qui porte un titre sacré. Il s’appelle le Directeur des Cultes. Il étend la main sur la cathédrale, le temple et la synagogue, il administre le tabernacle où sont renfermées les saintes espèces, l’autel nu de la Confession d’Augsbourg et les tables de la Thorah. Il reconnaît trois vérités augustes. Pourquoi n’en reconnaît-il pas quatre, ou cinq, ou même davantage ? Il est catholique, juif ou luthérien. Pourquoi n’est-il pas aussi musulman ? C’est la religion la plus répandue sous le drapeau français[3]. Pourquoi n’est-il pas bouddhiste, fétichiste, guèbre ? Il administre trois cultes. Pourquoi n’administre-t-il pas tous les cultes ?

Si vous le lui demandez, il vous répondra sans trouble qu’il a dans son bureau des cartons verts et des layettes pour les évêques, les pasteurs évangéliques et les rabbins, et qu’il n’a ni layettes, ni cartons pour les lamas, les muezzins et les bonzes ; que trois religions seulement constituent de la matière administrative, que toutes les autres n’en constituent pas, qu’il y a trois religions de bureau, qu’il y en aura toujours trois et qu’il n’y en aura jamais que trois, car les attributs des bureaux sont l’immobilité et la durée.

Bonaparte l’a voulu. En vertu de la loi du 18 germinal an X, concernant les cultes catholique et protestant, et en vertu des décrets des 17 mars et 21 décembre 1808, relatifs au culte israélite, le ministre des Cultes, comme le père de la belle parabole juive, a trois anneaux. Il ne nous dit pas quel est le bon, en quoi il est sage. Mais, s’il en a plus d’un, pourquoi n’en a-t-il que trois ? Notre père céleste a donné à ses fils plus de trois anneaux sans qu’ils puissent discerner le véritable. Monsieur le Ministre des Cultes, pourquoi n’avez-vous pas tous les anneaux de notre père céleste ? Vous accordez un traitement à certains cultes et vous n’accordez pas de traitement à certains autres. Pourquoi ? Vous ne prétendez pas vous faire juge de la vérité religieuse. Vous n’entendez pas désigner les trois religions qui la possèdent, puisque l’une des trois voue à la mort éternelle ceux qui professent les deux autres. Vous savez, Monsieur le Ministre, ce que l’Église catholique pense des juifs. Vous avez vu bien des fois sur le portail de nos cathédrales, aux côtés d’un Christ en croix, deux femmes portant les insignes de la royauté. L’une se tient debout, pleine de majesté : c’est l’Église. L’autre chancelle. Elle a sur les yeux un bandeau, sa couronne tombe de sa tête, son sceptre lui échappe des mains. C’est la Synagogue. Et vous subventionnez l’une et l’autre. Vous savez ce que l’Église catholique pense des réformés. Vous avez sans doute remarqué sur une des belles stalles de la cathédrale d’Auch un cochon prêchant en chaire, avec ce nom profondément gravé dans le bois : Calvin. Et vous subventionnez l’Église catholique et l’Église réformée ! N’exagérez-vous pas ainsi l’absurdité nécessaire au gouvernement des hommes ? et ne vous mettez-vous pas en contradiction avec le droit public des Français ?

L’État donne cinquante millions par an à l’Église catholique ; il lui livre les évêchés et les églises avec leurs cloches, leurs ornements et leurs trésors, avec les chaires du haut desquelles les prêtres enseignent leurs vérités. Il n’est pas juste que tous les citoyens concourent à l’entretien d’un culte qu’ils ne pratiquent pas tous. M. Émile Ollivier répond à cela que dans toute société il y a des services qui ne profitent pas à chacun de ses membres[4]. Mais il ne suffit pas de poser ici le principe de la solidarité en matière d’impôt. Tout le monde reconnaîtra qu’il n’en est pas d’une église subventionnée comme d’un théâtre subventionné. Les millions des Cultes ne sont pas seulement une question de budget. C’est une affaire qui intéressera liberté de conscience.

Faisant de la religion un service public, vous lui assurez la faveur de l’administration et le respect des administrés. Bien plus. Vous reconnaissez l’autorité du Pape par le seul fait que vous négociez avec lui. Vous la reconnaissez au spirituel comme au temporel. Et M. l’évêque Bardel a pu vous dire : L’État, en traitant avec l’Église, « reconnaît, de ce fait, son existence, son action, ses droits et jusqu’au caractère surnaturel de son origine et de sa fin ».

Et qu’après cela l’État reconnaisse encore l’existence et le caractère surnaturel de deux autres religions, c’est son affaire et non celle de Rome. L’absurdité reste à son compte et ne peut être attribuée à l’Église catholique.

Du fait du Concordat, l’État laïque croit et professe la religion catholique, apostolique et romaine.

Est-ce là se conformer au droit public d’une démocratie qui ne reconnaît pas de domination confessionnelle ?[5] Raisons puissantes de dénoncer le Concordat.

Que l’État soit en droit de le faire, ce n’est point douteux. La dénonciation unilatérale d’un traité est chose licite et prévue[6]. Un contrat de société ne saurait durer indéfiniment contre le gré de l’une des parties ; et, si les individus ne peuvent s’engager ainsi pour la brève durée de leur vie, les États le pourraient-ils faire, eux qui vivent une longue suite de générations ? Mais pour ce qui est du Concordat, il ne s’agit pas de rechercher les conditions dans lesquelles la République le doit dénoncer, car le gouvernement pontifical l’a dénoncé déjà par son refus constant d’en observer les clauses onéreuses. C’est ce que dit aujourd’hui le gouvernement français, et ce n’est pas assez dire. La vérité est que Rome n’a jamais accepté le Concordat, puisque Pie VII et ses successeurs ont constamment refusé de reconnaître les articles organiques, qui en font partie intégrale.

Aussi quand je parle de dénoncer l’ombre d’une convention qui n’existe plus ou qui n’exista jamais, on ne doit pas prendre ce terme dans sa rigueur juridique. Il ne faut pas que les mots soient plus solides que les choses.

  1. L’État et l’Église, par Minghetti, trad. par Louis Borguet, et précédé d’une introduction par Émile de Laveleye, 1882, p. 44.
  2. F. de Pressensé. Proposition de loi sur la séparation, 7 avril 1903. Exposé des motifs, p. 8.
  3. Pour être juste, il faut dire que M. le Ministre des Cultes qui est à la fois catholique, protestant et juif, est aussi musulman, depuis 23 ans. Il a reconnu la vérité du Coran, par le décret des 26 août-6 septembre 1881, comme il avait précédemment reconnu la vérité de l’ancien et du nouveau testament. En conséquence de cette quatrième foi, l’État paye les muphtis, imans, bachs-hazzabs, moudèrrs, etc.
  4. Émile Ollivier. Nouveau droit ecclésiastique français, 1885, pp. 581-582.
  5. F. de Pressensé, loc. cit., p. 8.
  6. Concordat ou Séparation, par G. Noblemaire, 1904, p. 190. Cf. aussi : La Séparation de l’Église et de l’État, par J. Dartigue, 1885, p. 14.