L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 02

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Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 13-20).
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CHAPITRE II


Le jeune Sir Willoughby

Cette racaille de lutins, toujours à l’affût des manifestations du sens comique, fut déjà en éveil, voici trois ans, bien avant la publication des fiançailles avec la belle Miss Durham, le jour que Sir Willoughby atteignit sa majorité et que Mrs Mountstuart Jenkinson laissa tomber un de ses mots sur lui. Mrs Mountstuart, une de ces dames qui, si elles ne disent pas toujours vrai, disent ce qui reste. L’expérience fréquente, les jours de solennité, prouva qu’elle frappait toujours juste. Si elle avait manqué de charité, elle aurait gouverné le comté avec une verge de fer. Un grain de sa malice troublait la circulation. Elle était productive et bienveillante, et ressemblait à notre mère la Nature, pour son aversion de plusieurs choses qui ne se peuvent raisonnablement défendre, et sa préférence marquée s’en allait vers ceux qui ne craignent point la lumière. Sa parole jaillissait. Elle vous regardait, cela venait, s’attachait à vous, plus indélébile que tout ce qui peut être littéraire. Elle avait dit de Lætitia Dale : « La voici qui s’amène ; elle porte un roman à ses cils » et c’était un portrait de Lætitia. Et de Vernon Whitford : « C’est un Phébus Apollon tourné à l’ascète » et cela peignait l’éclat sombré du flâneur maigre.

Son mot de Willoughby fut bref ; le mérite en éclatait par la solennité du jour, où, depuis le lever du soleil jusqu’au coucher de la lune, il n’avait entendu que des salutations en son honneur, des chants de louange, des éloges cicéroniens. Riche, beau, courtois, généreux, seigneur du château, par la fête et la danse, il incitait ses hôtes des deux sexes à le flatter. Et pendant que tout autour de lui bruissaient les grandes phrases, Mrs Mountstuart avait murmuré : « Quelle jambe ! »

Voilà ! Mrs Mountstuart avait dit cela comme toute autre banalité, sans se donner la moindre importance. Mais le mot fut ramassé, fit le tour du salon. Lady Patterne envoya une jeune Hébé s’enquérir auprès des danseurs, et même les lèvres indifférentes d’une ingénue ne purent en atténuer la redoutable fidélité. Auprès du trait de Mrs Mountstuart, tout parut banal, l’adulation de la beauté et du savoir de Sir Willoughby, son maintien aristocratique, ses vertus ; semblant avoir dit beaucoup moins que n’importe qui, elle avait dit beaucoup plus ; comme Miss Isabel Patterne le fit remarquer à Lady Busshe, Mrs Mountstuart avait résumé tout ce qui avait été dit. Elle était la grande dame réprimant l’esprit de province : « Il est tout ce que vous avez eu l’obligeance d’énumérer, Mesdames et chers Messieurs, sa parole est charmeresse, il danse divinement, monte à cheval tel le commandant en chef, son attitude est naturelle et imposante sans qu’il cesse un instant d’être le jeune gentleman anglais qu’il est. Alcibiade sortant des mains de Louis XIV, perruquier, ne pourrait le surpasser ; tout ce que vous voudrez ; je pourrais exceller sur vous en comparaisons sublimes, si j’étais tenté de l’analyser. Mais avez-vous seulement fait la remarque qu’il a une jambe ? »

Ainsi peut s’amplifier ce mot triomphant. Le triomphe de l’esprit. Et partout où l’on apprécie sa valeur, la société doit passer pour raffinée : c’est l’Arcadie atteinte par la voie de l’esthétique. Comme le fit remarquer Miss Eleonore Patterne à Lady Culmer, l’observation de Mrs Mountstuart n’était pas descendue à la jambe, elle remontait de la jambe à l’évaluation de toute la personne. Voilà qui est prosaïque. Arrêtez-vous un rien de temps sur le mot de Mrs Mountstuart et quelle sensation de luxe et de volupté ! À travers notre vénération endeuillée pour le martyr Charles, nous affirmions notre timide admiration pour la Cour de son Fils Joyeux, où la jambe régnait, rubannée de nœuds d’amour. Oh ! ce fut une Cour pervertie. Pourtant ce fut la période où le cavalier anglais était la grâce incarnée ; de manières gentilles, de gestes adoucis ; peu semblable au rustre qui maintenant nous bouscule dans un autre milieu. Et si les dames… espérons qu’on les a calomniées ! Mais si elles furent si tendres, les gentlemen étaient alors des gentlemen dignes de tout sacrifice. Le rêve en pays anglais ! Ce doit être l’aspiration à une gentilhommerie insulaire, imaginée ; de même que les poètes, pour le plaisir de leur imagination, peuplent de leurs rêves le Cycle de la Chevalerie.

Mrs Mountstuart faisait vibrer une corde sensible : « En dépit de l’affreux costume masculin moderne, vous pouvez voir qu’il a une jambe ! »

C’est-à-dire : la jambe du cavalier né, vous l’avez devant les yeux, qu’elle soit celée par un costume vague, elle est là, pour les dames qui savent voir.

Vous la voyez ; ou bien, vous voyez qu’il l’a. Miss Isabel et Miss Éléonore discutèrent l’incident de l’emphase, mais quoique une légère différence de signification pût être sous-entendue, l’une et l’autre signification doivent satisfaire. Certains, avec une belle apparence de raison, rejettent l’accent tonique sur jambe. Et les dames tenaient pour assuré que la jambe de Willoughy fût exquise ; il avait un habit de cour dans sa garde-robe. Mrs Mountstuart signifiait que la jambe pouvait être vue, parce que c’était une jambe ardente. La voilà, et elle rayonnera à travers ! Il a la jambe de Rochester, de Buckingham, de Dorset, de Suckling ; la jambe qui sourit, qui salue ; obséquieuse envers vous, et par force de beauté se suffisant ; qui hésite en un tendre juste milieu de séduction et d’arrogance, d’audace et de discrétion ; entre : « vous m’adorerez » et : « je vous suis dévoué » votre seigneur et votre esclave en une personne. Une jambe de flux et de reflux, et de raz de marée. Une telle jambe, quand on la voit en devoir de se retirer, va droit au cœur des femmes. Rien ne leur est plus fatal !

Elle doit être contente d’elle-même. L’humilité ne dompte ni les foules, ni le sexe. Il est mensonger de resplendir. Une preuve que le contentement de soi est inévitable quand on sait avoir atteint une perfection ? Écoutez discrètement les mélodies captivantes, gardez-en pour vous le charme, car il est presque ridicule de révéler le ramage.

Il est inutile de vous rappeler qu’il a la jambe non perverse. Vous percevez en lui dans toute son éminence, ce que nous aurions volontiers introduit dans une nation qui, perdant sa jambe, a sans doute atteint une plus haute moralité. Ceci est souvent contesté, mais la perte de la jambe est avérée.

Valets et courtisans, et highlanders écossais, et aussi le corps de ballet, ainsi que les charretiers ont des jambes, des jambes évidentes, assez bien faites. Mais que sont-elles ? Non pas les instruments modulés dont nous parlons — simplement des jambes créées pour faire le travail des jambes ; brutes muettes. Tandis que la jambe de notre héros c’est la poésie, l’augure, la vaillance. Il avait une jambe comme Cicéron avait une langue. C’est un luth pour répandre l’harmonie sur sa maîtresse, une rapière pour vaincre son inflexibilité. De fait une jambe qui contient un cerveau, une âme. Dans ses ombres, se tapit une embuscade ; sa lumière est une surprise. Cela fait rougir, pâlir, murmurer, s’exclamer. C’est une échappée, une faible révélation, juste ce qu’il est permis de savoir, sur le dieu de l’Olympe — Jupiter jouant au chevalier du tapis.

On n’exagérera rien en disant que pour la famille de Sir Willoughby et ses fervents admirateurs, le mot de Mrs Mountstuart fit époque dans notre histoire, commémorant la date où il arriva à l’âge d’homme. N’enlevant pas un atome à ce qu’il est, il valait ce que l’on pouvait voir de mieux à la joyeuse Cour de Charles. Il dansait sous cette lumière. Considérez-en l’effet sur la compagnie.

Il avait reçu l’éducation domestique d’un prince. Les petits princes pullulent dans un pays bondé de richesses, où ils ne sont pas astreints au service militaire d’un maître impérial ; leur jeunesse, nécessairement est parfois délicate, parfois indomptable. Comme ils n’ont à remplir aucun devoir personnel envers l’État, le présent est plein de loisirs propices aux luxures, et l’avenir apparaît de même. Ainsi, sans doute, en est-il dans les pays continentaux. Par bonheur, notre climat et notre sang généreux poussent la plupart sur les terrains de chasse, à la poursuite du renard, au profit de la robustesse. De là une race de petits princes, virile et accomplie, dont Willoughby faisait un bel ornement. Il se cultivait et n’aurait pas voulu rester en dessous de sa popularité. Si le choix. du peuple se fût porté sur la philosophie et que l’enthousiasme national fût allé aux philosophes, il aurait au moins écrit des livres. Il s’adonnait à la science et possédait un laboratoire. Mais dès sa jeunesse, sa passion fut le sport. Et l’émulation avait un tel empire sur lui qu’il ne se déclarait en amour que lorsqu’il se voyait des rivaux.

Cependant il s’applaudissait de sa constance. Jamais il ne découragea le sentiment que Lætitia Dale lui avait voué, non pas même quand il fut emporté dans le sillage de beauté de Constance Durham (que Mrs Mountstuart dénommait : « le cutter de course »). Lætitia, c’était la timide violette dont le parfum persiste.

Durant que les dispensateurs de l’adulation l’entouraient, la contenance de Willoughby pouvait se comparer à celle des dieux de l’Inde en butte à l’adoration mais dissemblablement, il ne reposait sur aucune ample assiette qui le préservât des traîtrises de l’ivresse. Il lui fallait continuer à se trémousser, à danser, se balançant, tête à droite, tête à gauche, s’adressant à ses adorateurs en termes choisis. Il est plus facile d’être une idole en bois qu’en chair, cependant Willoughby se montrait à la hauteur de sa tâche. En vertu de l’éducation donnée aux petits princes il savait qu’il était autre que vous, par l’acquis et par le don, il se mouvait à l’aise où vous auriez titubé. Lorsque de vieux Messieurs imposent leurs mains, en même temps qu’ils éructent un panégyrique, sur la caboche bouclée de jeunes gamins, ceux-ci se rengorgeant aussitôt paraissent plus vieux. Willoughby paraissait plus vieux qu’il n’était, non par manque de fraîcheur, mais par sentiment de son devoir de s’ériger éminent et empesé.

Entendant le mot de Mrs Mounstuart, il sourit et dit : « Elle est à son service. »

La phrase fut répétée à la dame, qui proposa d’attacher une bande de soie dédicatoire. Et puis ils se rencontrèrent et dans l’atmosphère électrique de la salle de bal, durant leur marche vers un buffet magique, ce fut assaut d’esprit.

— Si, disait-elle, j’avais vingt ans de moins, je voudrais me marier avec vous, pour me guérir de ma fatuité.

— Et je ferais tout pour obtenir un nouveau bail, répliquait-il, excepté de consentir au divorce.

Ils furent infiniment plus spirituels encore, mais le reste se perdit dans le brouhaha.

— Ceci rend l’affaire de lui trouver une femme, bigrement difficile ! observa Mrs Mountstuart après avoir écouté les louanges qu’elle avait fait renaître, et allant rejoindre dans le salon indien de Lady Patterne, les dames qui, enfin débarrassées de nous, pouvaient converser sans contrainte sur leurs thèmes éthérés.

— Willoughby trouvera lui-même sa femme, dit sa mère.