L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 03

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Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 21-32).
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CHAPITRE III


Constance Durham.

La question de haut intérêt fut débattue en bien des ménages, de ceux qui sont amplement pourvus de filles, et de ceux qui en sont dépourvus. Ces débats commencèrent bien avant le jour mémorable où Willoughby atteignit sa majorité. Lady Busshe tenait pour Constance Durham. Elle railla Mrs Mounstuart Jenkinson d’avoir prétendu que ce serait Lætitia Dale. Elle était un peu l’aînée de Mrs Mountstuart, et avait connu le père de Willoughby, dont l’alliance avec la branche la plus prospère de la famille Whitford avait dénoté une grande sagacité. « Les Patterne se marient à de l’argent. Ils ne sont pas du tout romanesques, » avait-elle affirmé. Miss Durham avait de l’argent et de la santé, de plus elle était fort belle. Trois qualités majeures pour devenir la fiancée d’un Patterne. Son père, Sir John Durham, était un grand propriétaire dans la partie ouest du comté ; c’était un gentleman pompeux, l’idéal d’un beau-père pour Willoughby. Tandis que le père de Miss Dale, locataire de l’un de ces cottages bâtis sur la lisière de Patterne Park et qui appartiennent à Willoughby, n’était qu’un chétif médecin militaire, sa fille était poétesse, mais sans espoir de patrimoine. Son ode pour célébrer l’anniversaire du jeune baronnet fut jugée de tentative habile, très hardie comme sont les hardiesses des timides. Elle ouvrit le sac aux vers et lâcha son chat en pleine multitude, elle s’offrait dans ses rimes à son héros. Elle était jolie ; ses cils sombres et longs, ses yeux d’un bleu profond, et son âme était prête à en jaillir comme une fusée sous le regard allumeur de Willoughby. Et il la regardait, il la regardait avec insistance, quoique cette nuit-là, il n’eût pas dansé une seule fois avec elle, et qu’il eût dansé souvent avec Miss Durham. Il gratifia Vernon Whitford de Lætitia pour le cotillon final, avec une secrète pitié d’apparier une valseuse aussi élégante à un tel cavalier. Le « Phœbus Apollon tourné à l’ascète » était brouillé avec la mesure. Il se contrariait, contrariait sa danseuse effarée, et contrariait tout le monde, dans son obstruction, et extorquait de son cousin Willoughby des éclats d’un rire cordial. À quatre heures du matin, il est indispensable aux danseurs de rire de quelqu’un, ne fût-ce que pour rafraîchir leurs pieds ; lorsqu’on sait l’heure, le rire est fou. Vernon, semblable à Thésée dans le labyrinthe, dépendait de son Ariane, une mouche échappée d’un pot de confitures, un sauvage ou cocquebin pris aux rets des nymphes et contraint d’aller au pas. Willoughby fut inflexible dans ses comparaisons heureuses quand il fit à Miss Durham la satire des lignes de Sir Roger de Coverley et acquit la réputation d’un railleur pétillant. Cependant le bruit courait qu’il entendait marier Lætitia à Vernon, lorsqu’il se serait décidé à épouser Miss Durham. Sa générosité fut vantée. Pourtant cette décision, quoique la corde affectât la forme d’un nœud, semblait forcée pour la traction finale ; mieux valait la stagnation, à moins que l’on ne supposât son affection cousinale plus ardente que sa passion, s’il faisait la cour à Lætitia pour son cousin. Il était assez généreux pour l’entreprendre et même pour se marier avec la fille sans dot.

Il courait une histoire sur lui, d’une jeune et brillante veuve de l’aristocratie qui avait failli le prendre au piège. Pourquoi ne voulait-il pas choisir femme dans notre aristocratie ? Mrs Mountstuart lui posa la question. Il répondit que les filles de cette classe sont dénuées d’argent et qu’il doutait de la qualité de leur sang. Mais il ouvrait l’œil. Son premier souci, c’était son devoir envers la maison, et par suite, plutôt que d’obéir à son inclination, il aurait donné la svelte et peu robuste Lætitia à Vernon. La mention d’une veuve l’offensa singulièrement, nonobstant le haut rang de la dame en cause. « Une veuve ? », disait-il, « Moi ! ». Il parlait à une veuve, vétuste en vérité, mais il était si exaspéré à l’idée qu’il pouvait épouser une veuve, qu’il en oubliait les nuances du bon goût. Il pria Mrs Mountstuart de démentir l’histoire en termes positifs. Il répéta sa prière.

Démentir était urgent, et il dit encore : « Une veuve ! » et sa figure s’allongeant, s’érigeait en forme d’I[1]. Elle était veuve de son premier et unique mari, et c’est un fait avéré que les femmes qui gardent le nom de leur premier époux, ou n’embarrassent pas son titre d’un nouveau petit squire attaché à leurs jupes, ne peuvent approuver les objections soulevées par Sir Willoughby. Elles ont bonne opinion d’elles-mêmes et n’avouent pas aisément qu’elles auraient désiré se remarier. Elles peuvent se faire une idée de ce qu’un gentleman pense du bonnet de veuve. Mais une délicatesse qui se rebiffe devant le simple bruit qu’elle aurait pu s’allier à une veuve, semble mystificatrice. Willoughby rompit. Sa lettre I de militante devint paresseuse. Et il risqua une dénégation généreusement vague pour indiquer l’origine très douteuse de la rumeur. Il fut grondé. Mrs Mountstuart le sermonna. Cependant elle démentit la fable de la jeune comtesse : « Non, mes chers, il ne faut pas craindre qu’il l’épouse ! »

En même temps, il y eut une appréhension qu’il perdrait toute chance de mariage avec la belle Miss Durham.

Les embarras des petits princes sont très souvent graves. On devrait parfois les citer comme exemple aux gens du commun, qui s’escriment de la fronde et de la flèche, contre les hommes les mieux favorisés de la fortune ; ils prêcheront le contentement aux misérables qui ne peuvent fournir de quoi prendre femme, ou qui l’ont fait et vaguent dans la rue, chargés de paquets, en maintenant dans la subordination des haltes, la dame et le troupeau d’enfants péniblement rangés.

En accord avec cet ouvrage, la morale est toujours bienvenue dans un pays de haute moralité, spécialement quand il s’agit de châtier le désir vicieux, quand l’inconstance est rebutée. Le jeune Sir Willoughby se trouvait aux prises avec ce dilemme : Il se trouvait entre deux dames, les seules qui eussent jamais touché son cœur, à part ses conquêtes métropolitaines, dont il convient de ne point parler.

Sensible à la beauté, jamais il n’avait admiré une plus belle fille que Constance Durham. Également sensible à l’amour-propre, il considérait Lætitia Dale comme un parangon d’habileté. Il se trouvait placé entre la rose royale et la modeste violette. Il s’inclinait vers l’une ; l’autre se penchait vers lui. Il ne pouvait avoir les deux : c’est une loi qui gouverne avec égalité les princes et les piétons. À la perte de qui se résoudre ? Sa science grandissante du monde lui enseignait la valeur des sentiments de Miss Dale, mais la beauté de Constance valait la peine d’évincer les contempleurs souffreteux. Elle avait la gloire du « cutter rapide » toutes voiles dehors, vent arrière ; et elle ne courait pas pour le gagner, mais pour le fuir. Dans ses moments les plus réfléchis, la séduction était souveraine de cette dame qui tendait le miroir devant ses traits. Mais la passion le torturait en accès, quand le magnétisme de la fuyarde l’attirait dans son sillage. Pour mieux embrouiller, il aimait sa liberté ; il était princièrement libre ; il avait plus de sujets ; plus d’esclaves ; il dominait avec arrogance le monde des femmes ; il était mieux lui-même. Ses expériences dans la capitale ne répondaient pas péremptoirement à cette question : « Est-ce que nous lions la femme à nous idolâtriquement en l’épousant ? »

Pendant qu’il hésitait ainsi, une allusion de Lady Busshe aux succès de Miss Durham fit jaillir sa déclaration. Elle accepta. Ils furent fiancés. Elle semblait enjouée, tandis que, dans l’angoisse, il attendait. Ainsi son amour-propre fut froissé. Elle ne se présentait pas à lui en pureté claustrale, dans un nimbe d’innocence. Tandis que, lui, se sentait prince, despotiquement. Il aurait voulu la voir sortir d’une coquille, éberluée comme un poussin, et qu’elle n’en fût point sortie avant qu’il eût brisé la coquille, étant le premier homme qu’elle eût vu dans la notion de la différence des sexes.

Elle parlait sans réticences de ses cousins, de ses amis, de jeunes mâles. Elle aurait pu lui dire : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas déclaré la nuit de la fête, lors de votre vingt et unième anniversaire, Ô Willoughby ? » Depuis lors, elle s’était lancée dans le monde, et il comprenait sa propre antipathie, ses hésitations de la première heure. Il était vraiment incapable de jalousie individuelle. Un jeune capitaine Oxford faisait partie de l’escadron acharné à la poursuite de Constance. Willoughby n’avait pas du capitaine Oxford une plus grande idée que de Vernon Whitford. Son ennemi, c’était le monde, la masse qui nous déconcerte en bloc, ceux qui ont regardé celle que nous avons choisie, celle que nous ne pouvons jamais purifier de l’abominable contact avec la foule. Le plaisir du monde, c’est d’empiéter sur notre moi, d’accrocher notre identité, de souiller notre délicatesse. La pensée initiale, c’est le dégoût du monde.

Dès que les fiançailles furent publiées, tout le comté assura que jamais Lætitia n’eut la moindre chance. En une attitude de contrition, Mrs Montstuart Jenkinson fit humblement remarquer : « Je ne suis point une magicienne. » Lady Busshe aurait pu prétendre qu’elle l’était, car elle avait prophétisé l’événement. Quant à Lætitia, elle partagea l’opinion du comté. Sans espoir elle avait visé haut. Elle était la compagne solitaire d’un père maladif, dont le pronostic répété la tourmentait : à savoir qu’un jour elle régirait Patterne Hall, affirmation qui n’allait pas sans un espoir de confort. À peine si la nouvelle des fiançailles le fit taire ; les invalides sédentaires s’attachent à leurs opinions. Il avait vu Willoughby près de sa fille, dans une agitation juvénile. En effet, grand garçon et petite fille, ils avaient joué ensemble. Willoughby fut un bel enfant. Son portrait dans le Hall, en chapeau, s’appuyant contre son poney, les jambes croisées et ses longues boucles blondes flottant sur les épaules, semblait angélique à Lætitia. En homme — elle ne croyait pas qu’il l’eût fait avec intention — il avait fait fléchir sa volonté de femme devant sa virilité. Heureuse de sa soumission, elle voulait le croire franc et sincère. Voilà qui ressemble furieusement à l’extase des dévots de Jaggernaut. C’est une des formes de la passion que les petits princes inspirent, et il ne faut pas nous étonner si un sexe conservateur aide à les perpétuer. Nous ne connaîtrions pas l’éblouissante lumière des phares si tout était au même niveau. Il est convenable que parfois une femme soit brûlée, pour que l’adoration des femmes envers le jeune homme idéal persiste. Nous leur demandons de la pureté, elles exigent l’attirance. Elles ne peuvent la souhaiter plus éclatante que dans l’universelle prière qui émane des yeux de leurs sœurs fixés sur un petit prince, un de ceux qui peuvent, sans se rendre disgracieux, pratiquer les vertus ostensibles. Que bientôt les races humaines s’étonnent de leurs dieux ! En attendant, il est préférable qu’elles continuent à les adorer.

C’est ce que faisait Lætitia. En mainte occasion elle voyait Miss Durham à Patterne. Elle admirait le couple. Elle souhaitait d’assister à la cérémonie du mariage. Elle en prévoyait le jour avec ce mélange d’ardeur et d’appréhension qui nous étreint à mesure que nous approchons du dénouement d’un roman fascinateur, lorsqu’un dimanche matin, comme, seule, elle traversait le parc pour aller à l’église, Willoughby la rencontra. On n’était plus qu’à dix jours de la cérémonie. Elle le croyait parti, à l’autre bout du comté, chez Miss Durham. Elle savait que la veille il était parti. Et il était là ! Et, chose surprenante, peu coutumière, il présentait son bras à Lætitia pour la conduire à l’église. Il parlait et riait d’une manière qui la fit ressouvenir d’un gentleman en chasse, qu’elle vit un jour se dresser sur ses pieds, après une terrible chute par-dessus une haie : « Tout va bien ! Sain et sauf, à peine une égratignure ! » disait-il en épongeant le sang qui lui couvrait la figure. Willoughby madrigalisait sur le bonheur de la rencontre. « Je suis vraiment heureux », disait-il. Et il dit encore d’autres choses, parlant sans cesse, et il narrait des anecdotes sur les choses du comté, riant à gorge déployée. Il parlait sous le porche, chuchotait dans la nef, en passant près des bancs de Mrs Montstuart Jenkinson et de Lady Busshe.

Sûrement il était amusant, mais comme cela semblait étrange à Lætitia. Elle avait la figure à demi voilée par un antique chapeau. Il rapprochait la sienne avec un regard chargé de sollicitude.

Après le service, il évita les grandes dames, en rôdant à un ou deux yards de l’endroit où elle était assise. Et il lui affermit la main sur son bras pour la conduire hors de l’église par la porte qui donnait sur le parc. Tout le temps s’inclinant vers elle, parlant volubilement, profondément intéressé par ses réponses tranquilles, avec un raffinement d’intentions tout à fait ténébreux. Elle hasardait quelques diversions dans la peur de ne le point comprendre :

— Miss Durham va bien, j’espère ?

Il répondit : « Durham ? » et dit : « À ma connaissance, il n’y a point de miss Durham. »

Elle eut l’impression que la veille il eût fait une chute de cheval qui avait porté sur la tête.

Elle lui aurait certes posé la question, si elle n’avait pas su comme il était Anglais et partant qu’il serait choqué si l’on avait pu supposer qu’un accident pût le meurtrir.

Le lendemain, il vint la prier de l’accompagner à la promenade. Il soutenait qu’elle l’avait promis, et il en appela à son père, qui ne put se prononcer, n’ayant pas entendu la promesse, mais pria sa fille d’aller prendre l’air. Ainsi elle se retrouva dans le parc avec Sir Willoughby. Il parla de ses enthousiasmes de jadis. Lorsqu’elle disait un mot d’assentiment, cela lui suffisait. Il répétait souvent : « À présent, je suis moi-même ! » Pour lui être agréable, elle magnifia la beauté du parc et du château.

Il ne parla point de Miss Durham et Lætitia n’osa pas mentionner son nom.

Comme ils se quittaient, Willougbhy promit à Lætitia de revenir le lendemain. Il ne vint pas. Elle put l’excuser après avoir entendu le récit.

Un lamentable récit. Il avait chevauché vers la maison de Sir John Durham, à une distance de trente milles. En arrivant, il apprit que Constance avait déserté le toit paternel. Deux jours auparavant, elle avait prétexté une visite à faire à une tante de Londres. Puis elle avait écrit qu’elle était la femme du capitaine Oxford, hussard et président du mess de l’un de ses frères. Une lettre du mari attendait Willoughby au château. Il était revenu la nuit, ne ménageant pas son cheval, galopant dans la rage du terrible coup. Ce fut la nuit du samedi. Le lendemain, c’est-à-dire le dimanche, il rencontrait Lætitia dans son parc, la conduisait à l’église, l’accompagnait encore à la sortie, et le jour d’après, précédant sa disparition pendant quelques semaines, il se promenait avec elle sur la route en vue de tous les carrosses qui passaient.

Comme l’on voit, sinon avec considération, du moins par grande fortune, il fut lâché par Miss Durham. En homme d’honneur il ne pouvait en prendre l’initiative, mais la frénésie d’une fille jalouse devait précipiter cette solution. Son indifférence, combien peu il en souffrait, se révélait au monde clairement. Et le bruit se répandit que Miss Durham c’était le choix de sa mère, à l’encontre de l’inclination de son cœur et que finalement il avait convaincu Lady Patterne. Entre Sir Willoughby et Miss Dale, il n’y avait plus d’obstacle. Ce fut une histoire plaisante et romanesque qui mit, dans le populaire, en bonne posture le favori du comté. Le choc d’étonnement occasionné par la conduite de Miss Durham, fit passer le choix d’une jeune fille pauvre et l’on convint qu’un tel gentleman ne pouvait être piteux. Constance fut dénommée : « Cette folle ! » On découvrit à Lætitia des mérites abondants et nouveaux. Elle était juste ce qu’il fallait à Patterne : une lady Willoughby qui animerait le château, en bannirait la mortelle tristesse, par son charme, sa vivacité, son exquis savoir-vivre. Elle parut souvent au château sur l’invitation expresse de Lady Patterne. Quoique officiellement pour le comté, Willoughby fût absent, il se montrait pourtant dans ses occurrences. Et il s’occupait dans son laboratoire, ayant pris les travaux scientifiques à cœur, ne parlant que de cela. La science, seule, affirmait-il, mérite en ce monde qu’on se dévoue. Mais cette remarque ne pouvait s’appliquer à Lætitia dont il se montrait l’adorateur courtois, en homme qui a rompu les liens qui l’attachaient dans un embrouillement, pour revenir à la dame de ses premières et fortes affections.

Quelques mois de fleurette s’ensuivirent, puis l’intervalle de cent, prescrit par la circonstance, étant écoulé, Sir Willoughby Patterne quitta son pays natal pour aller faire le tour du globe.


  1. Jeu de mots intraduisible. I, en anglais, signifie : Moi.