L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 33-54).
◄  III
V  ►


CHAPITRE IV


Lætitia Dale

Ce fut un autre sujet de surprise pour le comté.

N’analysons pas indiscrètement les sensations des femmes qui souffrent patiemment d’inanition. Pour vivre, il faut bien qu’elles trouvent quelque subsistance en elles-mêmes. Évidemment elles n’ont pas besoin de beaucoup de nourriture, et il faut supposer que, pour se réchauffer, elles ont une étincelle, un rien de feu animal. Elles qui sont si peu exclamatives, ne peuvent avoir une grande vitalité. Un sentiment de compassion douloureuse, confinant à la colère, est provoqué par certains qui ayant, la faculté du pathos, refusent de s’en servir. Le cœur public s’ouvrit à Lætitia. Et si elle avait voulu s’y réfugier, on l’aurait chérie en reconnaissance d’un drame local. Un parti se serait déclaré contre elle ; les gens froids, ceux qui l’auraient critiquée pour ses prétentions de vouloir sortir de sa modeste sphère pour s’élever au gouvernement de Patterne Hall. Par contre, elle pouvait compter sur un parti hostile à Willoughby. D’abord les deux ou trois révolutionnaires, fatigués du joug, et que l’on trouve toujours en Angleterre, dès qu’une agitation se produit ; de plus, un grand nombre de sympathiques nés, toujours prêts à pleurer ; et de ci de là une âme de bon Samaritain prompte à secourir les pauvres humanités en détresse. L’événement passa non dramatisé. Lætitia, selon sa coutume, vint à l’église, la mine modérément dévote et elle accepta des invitations à venir au château. Elle assista à la lecture des lettres de Willoughby et, quoique son nom n’y fût point mentionné, elle en nourrit ses chimères. Jamais la note menaçante du pathos ne la heurta.

Ainsi, bientôt le cœur public se referma.

À présent qu’on n’y voyait plus clair, on lui trouvait l’esprit trop mesquin pour devenir Lady Willoughby de Patterne. Elle n’aurait pas su garder son rang. Il devait s’être aperçu à qui il avait affaire, et pour gagner le dessus sur l’angoisse du premier amour, il était parti. Tranquille à présent, s’il fallait en juger par la teneur des lettres, des lettres vraiment incomparables. De les lire, lady Busshe et Mrs Mountstuart Jenkinson se délectaient. Sir Willoughby apparaissait comme un splendide spécimen des jeunes lords insulaires, dans ces lettres datées des principales villes des États-Unis d’Amérique. Il voulait leur donner une esquisse, disait-il, « de nos démocratiques cousins ». Quels cousins ! Tous auraient pu servir dans l’infanterie de marine. Il promenait son type d’Anglais à travers ce continent et, en relatant simplement les faits, il donnait une idée de la comparaison. Il se révélait expert dans l’ironie des groupements incongrus. La nature de l’égalité sous le régime des étoiles et des raies fut décrite de cette manière : l’égalité ! « Ces nôtres cousins sont tout à fait divertissants ! Moi je compte parmi les descendants des Têtes-Rondes. De ci de là jaillit en bonne humeur, une allusion à nos anciennes dissensions intestines. Nous allons notre chemin, eux, le leur, dans la fervente conviction que le républicanisme opère des changements dans l’humaine nature. Vernon a peine à le croire. Les neuf dixièmes de nos cousins se modèlent sur les infernaux de Paris. Le reste sur les radicaux d’Angleterre, autant que me permet de le juger mon peu de savoir sur cette fraction de mon pays. »

Entre les lettres de Vernon et celles de Willoughby, quel contraste ! Il était difficile d’admettre que les deux hommes fussent des parents voyageant ensemble, ou même que Vernon Whitford fût Anglais de naissance et d’origine. Les mêmes scènes décrites par ces deux plumes n’offraient rien d’analogue. Vernon était dénué d’ironie. Il n’avait rien de la puissance créatrice de Willoughby, dont, en lisant ses lettres, sa famille et ses amis s’écriaient à chaque instant : « Comme c’est bien lui ! » Et par delà le large Atlantique ils battaient des mains, en admiration devant sa Seigneurie.

Ils le voyaient distinctement, comme à l’œil nu. Un mot, un trait de plume ou bien l’omission d’un mot, tout cela reflétait son image d’Amérique, du Japon, de la Chine, de l’Australie… Que dis-je ? même du continent de l’Europe, faisant sa revue anglaise de grotesques. Vernon, doux comme un agneau, sans aucun relief, joyeux d’un compliment, reconnaissant d’un dîner, s’évertuait à digérer tout ce qu’il voyait et entendait. L’un était un Patterne et l’autre un Whitford. L’un avait du génie, l’autre se traînait à sa suite, en disciple. L’un, partout où il lui plaisait d’aller, était le gentleman anglais ; l’autre, c’était quelque chose de neuf, venu en Angleterre sur le tard, incapable de se faire honneur, ni de faire honneur à son pays.

Vernon, dansant en Amérique, fut magistralement décrit par Willoughby,

En route pour le Japon il écrivait : « Adieu à nos cousins ! Il se peut que j’eus quelques succès dans leurs salles de bal, puis en leur montrant une assiette anglaise sur le dos d’un cheval, mais si je ne suis pas devenu populaire là-bas, j’accepte l’échec avec résignation. Je ne parvenais pas à chanter leur hymne national — si tant est qu’un amas d’États constitue une nation — et je dois confesser que je l’écoutai chanter avec une politesse frigide. C’est un grand peuple, sans doute : Adieu ! Je dus entraîner ce bon Vernon. Il avait formé de sérieux projets d’établissement, des idées d’alliance ». Passant sur quelques traits d’insolence, de ses rôles, Willoughby s’en tirait galamment. Le Président, inconsciemment ou non, se montra incivil, mais on sait d’où il vient ! Après ces interjections, placables battements de la queue léonine à l’adresse de la dominatrice Albion, qui n’en attendait pas moins de lui, Willoughby prit congé d’un pays aux manières étranges ; et dorénavant il ne parla de l’Amérique qu’avec respect ; la queue léonine méditativement en trompette. Ses voyages lui profitèrent. Le fait est que des cousins arrivés aux grandeurs deviennent bien agressifs si on ne les apaise. Que le ciel prévienne une collision entre cousins|

Après une absence de trois ans, Willoughby revenait dans son Angleterre. Par un doux matin d’avril, le dernier jour du mois, il roulait en voiture le long des allées de son parc, et par bonheur ! la première figure amie qu’il rencontrait, ce fut Lætitia. Elle courait d’une pelouse à l’autre, entourée d’une bande d’écolières, cueillant des fleurs sauvages pour le jour de mai qui tombait le lendemain. Il sautait à terre, lui saisit la main. « Lætitia Dale ! » disait-il. Il haletait. « La douceur du pays natal, c’est vous ! Vous vous portez bien ? » Durant l’anxieuse question il la regardait dans les yeux. Il y trouvait l’homme qu’il cherchait. Il lui pressait la main passionnément et la laissait aller, disant : « Je ne pouvais souhaiter une plus belle scène de bienvenue… Vous ! Et ces enfants cueillant des fleurs ! Je ne crois pas au hasard ! Il était écrit que nous nous rencontrerions. Ne Je croyez-vous pas ? »

Lætitia, de contentement, soupirait.

Il lui donna une pièce d’or à distribuer aux enfants, demanda leurs noms et il répéta : « Mary, Suzanne, Charlotte, rien que les prénoms, je vous prie ! Bien, mes mignonnes, demain matin, vous apporterez vos guirlandes au château. De bonne heure, s’il vous plaît, ne soyez pas paresseuses demain… J’ai bruni, n’est-ce pas, Lætitia ! » Il souriait, en apologie du soleil étranger, et il murmurait en ravissement : « La verdure en Angleterre est incomparable. Pour l’apprécier, il faut l’avoir quittée et s’être fait rôtir. Oui, il faut, comme je l’ai fait, avoir vécu dans l’exil… Durant des années… Combien ? »

— Trois ans ! dit Lætitia.

— Trente ! répliqua-t-il. Oui, au moins trente ans, tant je suis vieilli. Mais si je vous regarde, il y a moins de trois ans. Vous n’avez pas changé. Du tout ! Et j’ai lieu de l’espérer. Je vous verrai bientôt. J’ai beaucoup à vous dire, à vous raconter. J’irai, sans retard, voir votre père. J’ai à lui parler en particulier… Mais — et c’est un grand bonheur, Lætitia — je ne dois pas oublier que j’ai une mère. Adieu… pour quelques heures seulement.

Il lui reprit la main, la serra encore, et il partit.

Elle renvoya les enfants chez eux. Cueillir des primevères, était à présent un rude travail, une besogne fatigante. Elle aurait préféré que son étoile ne fût pas descendue du ciel sur la terre, tant sa présence l’agitait ; mais son enthousiaste patriotisme était comme cet abri qui au printemps s’élève contre les ardeurs de l’Orient, adoucit l’air, provoque des nuances nouvelles, fait fluer la vie ; et ses pensées, en étonnement, se portèrent sur la conduite de Constance Durham. Ce fut la manière de Lætitia de revenir à sa faiblesse. Elle aurait voulu injurier cette femme qui avait pu faire de la peine à ce magicien bénévole, ce pathétique exilé, au visage aristocratique hâlé par le soleil, aux yeux scrutateurs. Comme ses yeux scrutaient ! L’inanition patiente s’éveilla à l’idée du festin. Le sens de la faim s’alluma, l’espoir vint et la patience s’enfuit. Elle aurait voulu bannir l’espoir et garder la patience. Mais son sang raisonnait : « Il ne se peut que ce soit toujours l’hiver. Il faut l’excuser ! » À la chaleur restaurée, elle devait être convaincue que le retour de Willoughby marquait la fin de l’hiver. Il avait à parler à son père, en particulier ! avait-il dit : Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle n’osait aller plus loin.

Lorsqu’ils se revirent, il l’appelait : « Miss Dale. »

Une semaine plus tard il était enfermé avec son père.

Le soir de ce jour fécond, Mr Dale fit l’éloge de Sir Willoughby, comme propriétaire. Un nouveau bail du cottage qu’il occupait lui avait été consenti aux anciennes conditions. Sinon que Sir Willoughby l’avait congratulé d’être le père d’une si charmante fille, toute la conversation fut celle d’un propriétaire avec son locataire, et Lætitia disait : « Ainsi nous ne devrons pas quitter le cottage ? » Elle le disait sur un ton de satisfaction, cependant qu’elle refoulait l’espoir au plus profond de son cœur. Ce jour-là son courrier lui apporta une ligne : « Aujourd’hui, j’étais comme fou. Demain ? »

Le lendemain et les jours qui suivirent ce furent des déceptions au lieu de mots.

En régression triste, la patience reculait ; comme la nourriture est indispensable, elle y puisa, et trouva le mets plus coriace que jadis. C’est là une diète calmante, mais qui débilite. Les morts sont patients et nous leur ressemblons en nourrissant notre chimère sans cesse de rien. Elle justifiait son idole en se mirant, voyant ses joues creuses, si affaissées. Cependant lorsqu’elle parut au château il ne remarqua aucun changement. Il fut gracieux et courtois. Plus d’une fois elle le surprit qui la regardait et vivement il détournait les yeux, les reportait sur sa mère, et Lætitia ne voulait pas réfléchir, de crainte que la réflexion ne fût un crime, et l’espoir un spectre coupable. Est-ce que la mère s’opposait ? Elle ne put s’empêcher de se le demander. Il avait entrepris le tour du monde sur le désir de la mère ; elle était une dame ambitieuse et de santé chancelante ; et elle souhaitait de le voir vivre avec elle à Patterne, tout en reconnaissant qu’il agirait avec sagesse de résider à Londres.

Un jour, Sir Willoughby, de la manière tranquille dont il avait coutume, l’informa qu’il était devenu un hobereau, un gentleman campagnard. Il avait déserté Londres, qu’il abominait comme étant un lieu d’enterrement pour toute individualité. Il entendait vivre dans ses propriétés, comptant sur son cousin Vernon Whitford pour l’aider à les administrer. Et aussitôt il devint très amusant en décrivant les essais de son cousin qui voulait vivre par la littérature, et ajouter ainsi à un maigre revenu de quoi passer ses deux mois habituels dans les Alpes. Avant son grand voyage, Willoughby parlait avec dérision de l’esprit de Vernon ; et l’on n’ignorait pas que Vernon avait blessé son orgueil de famille par quelque acte extravagant. Mais depuis leur retour, il rendait hommage aux talents de Vernon, et semblait incapable d’agir sans lui.

Le nouvel arrangement fournit à Lætitia un compagnon pour ses promenades. Cheminer à pied était pour Willoughby une rude tâche ; lorsqu’il en parlait, cela sous-entendait la volonté d’exécuter à cheval toute prouesse. Mais elle n’avait pas de cheval. Tandis qu’il chassait, Lætitia et Vernon marchaient, et tout le voisinage tira de ces circonstances des déductions, jusqu’à ce que les ladies Éléonore et Isabelle Patterne l’eussent plus souvent invitée à les accompagner en voiture, et que Sir Willoughby fût remarqué chevauchant à ses côtés.

Un plaisir réel et lumineux réjouit Lætitia, quand le jeune Crossjay Patterne vint demeurer sous son toit. C’était le fils du lieutenant — à présent capitaine — de l’infanterie de marine, un garçon de douze ans, avec, en lui, l’entrain de douze garçons. Vernon s’était arrangé avec le père de Lætitia pour lui fournir le logement et la nourriture. Vernon était un de ces hommes qui ne savent quel emploi faire de leur argent, n’ayant pas de billets à payer pour l’entretien de leurs domaines et ne sachant comment dépenser. Il avait entendu parler des charges qu’imposait au capitaine Patterne sa nombreuse famille et il avait proposé de prendre l’aîné au château pour l’instruire. Mais Willoughby ne voulait pas recueillir sous son toit le fils d’un tel père, prédisant que le garçon devait avoir les cheveux roux, la peau couverte de boutons et des manières détestables. Vernon ayant pris des arrangements avec Mr Dale, s’en allait à Devonport et ramenait un espiègle rose et joufflu, qui tomba sur les viandes et les puddings, en vint aisément à bout, confessant avec ingénuité que jamais il n’avait eu assez à manger. Il avait subi tout un entraînement pour l’assaut d’une bonne table. Après nombre de bouchées, il soupirait en louchant du côté du plat. Puis il avoua à son hôte et à son hôtesse qu’il avait deux sœurs, ses aînées, et trois frères et deux sœurs plus jeunes que lui : « Ils ont tous faim ! » disait-il.

Son pathos était vraiment comique.

Un grand mois s’écoula avant qu’il pût voir emporter le pudding, sans un soupir de regret de ne pouvoir le finir en sa qualité de député de la maisonnée de Devonport. Les espiègleries du garçonnet, ses ébats dans la campagne, sa fougue amusèrent Lætitia du matin au soir. Quand elle pouvait l’attraper, elle lui donnait la leçon le matin ; Vernon, grâce à la chasse, l’après-midi. Le jeune Crossjay aurait animé n’importe quelle maison. Il était non seulement indolent, mais encore opposé à toute acquisition de connaissances par les livres et disait : « À quoi bon ? » sur un ton à rendre perplexe le plus parfait des logiciens. En lui la nature prévalait ; lorsque venait l’heure de la leçon, il fallait Le cueillir du sol où il se terrait, pour éviter ces énigmes tyranniques dont on s’obstinait à vouloir farcir sa bonne grosse tête. Mais les habitudes des oiseaux, la cachette de leurs œufs, les coutumes des lapins, la manière de capturer un poisson, les joies de pocher un œil avec les enfants combatifs du district, comment on cajole un cuisinier qui prépare un lunch par un jour de pluie quand il n’y a rien à faire dehors, tout cela il l’avait appris d’intuition. Cependant sa vocation pour le service naval fut un moyen de visser son intelligence aux leçons quand il eut commencé à comprendre que pour atteindre au rang de midshipman il fallait avoir d’abord traversé le désert. Il était ardemment fier de son belliqueux père. Un jour qu’il se promenait près du château avec Vernon et Lætitia, il parlait encore de son père, disant avec orgueil : « Il est capable de conduire une armée ! » puis il disait encore : « Hé ! M. Whitford, Sir Willoughby est très bon pour moi, il me donne des pièces de monnaie ; pourquoi n’a-t-il pas voulu recevoir mon père ? Mon père vint ici, à travers la pluie, il fit un parcours de dix milles pour le voir et il s’en retourna, ce qui fit encore dix milles, et il dut coucher dans une auberge. »

La seule réponse à donner ce fut que sans doute Willoughby n’y était pas.

— Oh ! mon père le voyait, tandis qu’il disait qu’il n’y était pas, répondit le petit garçon avec une voix crispante, dénuée de malice. Cependant Vernon affirma à Lætitia que jamais le petit garçon n’avait sollicité là-dessus une explication de Sir Willoughby.

Dissemblablement du cheval de la légende, il fut plus aisé de contraindre le jeune Crossjay à s’abreuver aux eaux vives de l’instruction que de le mener au précipice. Son cœur était moins rebelle que sa nature, et par degrés, grâce à un mélange de sévérité et de douceur, il fut imbibé de science. Il était à siffler près de la fenêtre de la cuisine, après un jour de vicieuse paresse, un soir d’avril et s’informait du menu du souper. Lætitia entra dans la cuisine, levant un doigt réprobateur. Il s’élança pour l’embrasser et, bavardant, il raconta qu’à quinze milles de là, il avait vu Sir Willoughby à cheval avec une jeune lady. L’impossibilité que l’enfant eût marché si loin, laissait Lætitia en doute sur sa véracité. Mais il continuait son récit, disait qu’en route un gentleman l’avait pris dans son tilbury et qu’ils étaient allés à une ferme où il avait vu des chapelets d’œufs de toute espèce, et des oiseaux empaillés de toutes les variétés anglaises, des martins-pêcheurs, des piverts noirs, des engoulevents, des hiboux tette-chèvres, dont la bouche était plus grande que la tête, avec des ailes poussiéreuses comme celles des mites et couvertes de taches, tout parfaitement détaillé. Cependant, malgré le thé qu’il avait pris à la ferme, et le retour en chemin de fer aux dépens du gentleman, le conte semblait à Lætitia une pure fiction, jusqu’à ce que Crossjay ait raconté qu’en route pour la gare, il s’était arrêté, avait ôté sa casquette pour saluer Sir Willoughby, et que Sir Willoughby avait passé sans le voir, mais que la jeune lady s’était retournée et avait répondu par une légère inclinaison. Le trait de la vérité jaillissait de cette peinture.

Quelle étrange éclipse, quand le trait de la vérité vient obscurcir notre brillante étoile. La vérité est coupable ! C’est que la réalité est offensante ; par la désillusion elle nous ravit notre trésor. Alors commence la désillusion volontaire, et par suite le dégoût de la réalité ; ce qui épuise bien plus le cœur, que la patiente endurance de l’inanition.

Des bruits sourdaient dans le voisinage ; le long des chemins les haies chuchotaient, les cimes des arbres croassaient. Mrs Mountstuart Jenkinson parlait haut : « Vous dites que Patterne va enfin avoir une maîtresse ? Mais jamais il n’y eut le moindre doute que Willoughby dût se marier. Du moment qu’il ne s’unit pas à une étrangère, il n’y a pas lieu de se plaindre. Il l’a rencontrée à Cherriton. Au même instant tous deux s’éprirent. Il paraît que son père est une manière de savant. De l’argent ; pas de terres. De maison non plus, je crois. Ils passent la moitié de leur existence sur le continent. À présent ils sont pour une année à Upton Park. C’est juste ce qui lui convient. Dix-huit ans, des manières parfaites ! Inutile de demander si c’est une beauté ! Willoughby aura son dû. Nous aurons à lui suggérer de lui donner des dédommagements — n’écoutez donc pas lady Busshe ! — À vingt-trois ou vingt-quatre ans, il était beaucoup trop jeune. Un jeune homme, on ne le plante jamais là ! C’est lui qui s’échappe. Un jeune homme marié, c’est un canon braqué sur la paix ; s’il la garde, il la compromet. À trente et un ou trente-deux ans il est mûr pour diriger, car il sait comment. Et Sir Willoughby est un homme splendide à qui il ne faut qu’une femme pour le compléter. Pour un homme comme lui, vagabonder ne vaudrait rien. Sobrement ? Allons donc ! Bientôt il serait ridicule ! Il n’a jamais été pire que les autres, probablement meilleur. En tout cas, plus excusable. À présent nous le tenons, il était temps. Je la verrai, je l’étudierai, avec attention — vous pouvez en être sûres. — Pourtant je crois que je peux me fier à son jugement. »

Pour confirmer la rumeur croissante, le Rév. Dr. Middleton et sa fille, firent une courte visite au château, où ils furent reçus seulement par les membres de la famille Patterne. Le jeune Crossjay eut une brève conversation avec Miss Middieton et il courut au cottage tout à fait conquis — car elle aimait la marine, et sa figure était joyeuse. Selon Vernon elle avait le sourire avenant. La jeune lady fut décrite à Lætitia comme étant grande, élégante, d’adorable vivacité ; elle arborait sa jeunesse comme un drapeau. Avec « son sourire avenant » elle devait gagner les cœurs.

Vernon parla surtout de son père, un érudit de haute réputation ; heureusement un érudit avec une fortune indépendante. Son souvenir mûrissant de Miss Middleton devint poétique, et il la décrivit en une image séduisante pour une oreille poétique : « Elle évoque la Montagne Écho. Le docteur Middleton est l’une des plus fortes têtes de l’Angleterre. »

— Quel est son prénom ? interrogea Lætitia.

Il croyait qu’elle s’appelait Clara.

Lætitia s’en fut au lit et jusqu’au jour elle essaya de se représenter la Montagne Écho, le vivace et farouche esprit, dont le nom était Clara, et qui est envoyée en fuite sur un large hémicycle par la voix qu’elle réveille en subordonnée ; plus douce que belle ; au-dessus des beautés de salon, comme les nuances du ciel ; et par surcroît, élégante et de sourire aimable. Comment un homme aurait-il pu lui résister ? Pour inspirer ce titre de Montagne Écho à quiconque, une jeune lady devait être singulièrement spiritualisée. Son père s’en enorgueillissait, disait Vernon. Et c’était une cruauté de plus que cette ajoute à sa grâce d’attirance poétique, car c’était dérober à Lætitia quelque peu de sa petite fortune, pour mystique qu’elle fût. Mais un homme tel que Willoughby avait des droits à la poésie, étant en possession de toutes les grâces viriles, et que Miss Middleton l’eût gagné en vertu de quelque chose qui ressemblait à elle, quoique moralement, cela touchait Lætitia par une intuition de sa connexion avec la femme choisie. « Ce qui est en moi, il le voit en elle. » De penser ainsi couvrait son orgueil, comme une guirlande la pierre d’un tombeau. Elle encourageait son imagination à broder sur Clara, et, malgré sa peine, elle lui prêtait des charmes romanesques ; le zélote ascète fait dépendre sa part de paradis — très amer, très béni — de son cilice et de sa discipline ; et le bonheur de Lætitia, ce fut de glorifier Clara. Par le choix de cette rivale, par la compréhension de la supériorité de Willoughby qui avait choisi une telle compagne, elle se trouvait encore plus enchaînée à lui.

Son mode d’extatique fidélité devint une dangereuse exaltation, de celles qui, dans un désert, détraquent un cerveau et qui, dans le monde où se meut l’idole, mettraient celui qui s’en approche dans sa propre coupelle, et de l’épreuve du feu, feraient jaillir un esprit net d’un cœur brûlé. Elle allait souvent au château, y servant de garde-malade à lady Patterne. Jusqu’alors Sir Willoughby l’avait traitée en chère et insignifiante amie à qui il était inutile de parler du but de ses visites à Upton Park.

Cependant dans la contemplation de ce qu’il allait gagner, il avait ressenti de l’angoisse de ce qu’il allait perdre. Elle faisait partie de sa brillante jeunesse ; sa dévotion l’avait encensé ; il était de ces hommes qui vivent le passé d’une vie aussi intense que le présent ; et malgré le zèle louable de Lætitia soignant sa mère, il soupçonna quelque infidélité ; non sans cause ; elle ne pâlissait plus davantage, et ses yeux le regardaient sans reproche ; le secret des jours passés ne semblait pas plus caché qu’il ne fût découvert. Elle avait pu l’enterrer, selon la manière des femmes, dont les cœurs peuvent être des tombes, si les hommes et le monde le leur permettent ; de vrais sépulcres où le mort gît fantômal. Même, chose horrible, sans être mort, on peut y être étendu froid, quelque part dans un coin. Même embaumé, il se peut que l’on n’obtienne guère de visites. D’ailleurs comment le monde peut-il savoir que l’on est embaumé ? L’on n’est pas mieux qu’un misérable en pourriture, car le regard du monde n’a point accès dans le cœur des femmes, il n’y peut voir brûler les lumières et l’apparat du service d’adoration. Il y a des femmes — que l’on ne vienne pas parler de celle d’Éphèse — qui vous embaument, quittent le monde pour garder les cierges allumés, puis, un étranger survenant, soudain elles éteindront les flammes de vestales, et vous feront servir d’engrais au jardin de leur cœur pour une nouvelle fleur d’amour. Sir Willoughby le savait ; il avait été l’étranger ; et il connaissait les sentiments de l’étranger envers son prédécesseur et envers la dame.

Il tendit un piège à Lætitia, parla de lui et de ses plans ; le projet d’une fuite en Italie. Tentant ? Oui, mais c’est en Angleterre que l’on vit d’une vie morale bien supérieure. L’Italie regorge de beauté sensuelle, mais la beauté de l’âme, c’est la vôtre : « Je connais très bien l’Italie. Souvent j’ai souhaité d’y être votre cicerone. Dans l’état où sont les choses, j’y voyagerai avec des gens qui connaissent le pays aussi bien que moi et je ne serai guère enthousiaste… si vous êtes ce que vous avez été ? » Il fut plus d’une fois coupable de cet entrelacement perplexe de deux personnes en une même phrase. Et pendant qu’il ne parlait que de lui-même, elle croyait à sa condescendance. Parfois il parlait surtout d’elle, l’admirant d’abord pour les soins qu’elle prodiguait à sa mère ; et il souhaitait de la présenter à Miss Middleton ; il désirait son opinion sur Miss Middleton, car il se confiait à son intuition pour pénétrer les caractères ; jamais il ne l’avait vu errer.

— S’il vous était possible de faire erreur, Mrs Dale, je ne serais pas si certain de mai-même. Vous voyez que je m’attache à la haute opinion que je me suis faite de vous ; et vous devez continuer à la mériter, sinon que deviendrai-je ? Ainsi il l’amenait à vivre avec lui en bonne amitié. Entre femme, l’amitié se dénomme : « Platonisme » ; il dirait : « J’en ai ri dans le monde, mais le rire n’était pas dans mon cœur. Les affections platoniques mondaines sont vraiment risibles. Vous m’avez appris que l’idéal en amitié peut être atteint, si les deux sont capables d’une estime désintéressée. Le reste de la vie n’est que devoirs ; devoirs envers les parents, devoirs envers le pays. Mais l’amitié c’est la fête de ceux qui peuvent être amis. Des femmes il y en a en quantité. Mais je sais combien les amis sont rares. »

Lætitia avalait ses pensées à mesure qu’elles surgissaient. Pourquoi la torturait-il ? — pour se donner une fête ? Elle pouvait supporter son inconstance — elle y était habituée — supporter son indifférence, mais non pas qu’il s’amoindrît, elle en était appauvrie. Ce fut comme s’il exigeait d’elle un serment, quand il s’écria : « L’Italie ? Jamais je ne trouverai en Italie un moment comme celui de mon retour en Angleterre, jamais je n’y trouverai une joie aussi exquise que cette bienvenue que vous m’avez ménagée. Soyez sincère ! Dites-moi si je peux m’attendre à la même rencontre ? »

Il la pressait pour une réponse. Elle la fit aussi bonne qu’elle put. Il fut mécontent et pour l’engager à le rassurer, il féminisait son langage. Elle dut répliquer : « Je crains de ne pouvoir en faire un rendez-vous, sir Willoughby », avant qu’il ait recouvré son alacrité, ce qu’il fit, car il n’était rien moins qu’obtus, il répondit : « Si vous l’acceptiez, vous y seriez, gelant au poste. Évidemment, sauf cas de force majeure. La volonté c’est le principal. Vous savez comme je hais le changement, Au moins je vous ai comme locataire, et n’importe où je suis, je vois votre lumière au bout de mon parc. »

— Ni mon père, ni moi, ne quitterions volontiers Ivy Cottage ! disait Lætitia.

— Très bien ! murmurait-il. Vous me donnerez donc un congé à date très éloignée, et il faudra que ce soit avec mon consentement que vous vous en alliez.

— Je puis m’engager à cela.

— Vous aimez la maison ?

— Oui. Je suis la plus contente des cottageuses.

— Je crois, Miss Dale, que ce serait mon bonheur, si j’habitais un cottage.

— C’est le rêve d’un châtelain. Mais d’habiter le cottage et de ne point aspirer au palais, c’est la quiétude du sommeil.

— Vous dépeignez un cottage en termes qui vous induiraient en tentation de fuir les grandes maisons.

— Vous y retourneriez encore plus vite, Sir Willoughby.

— Connaissez-moi mieux ! disait-il avec une révérence. Je ne suis pas ambitieux !

— Peut-être êtes-vous trop fier pour être ambitieux, Sir Willoughby.

— Vous m’excitez à vivre !

Il s’en allait à regret. Clara Middleton ne l’avait point étudié, ne le connaissait pas comme Lætitia Dale.

Lætitia se prit à penser qu’il lui plaisait de jouer à chat et souris. Elle ne l’avait point excité à vivre, sinon elle se fût émerveillée de voir combien il était sincère.

Lorsqu’elle se retrouva au chevet de Lady Patterne, elle obtint un éclaircissement qui lui eût permis de le sonder, si elle avait pu réfréner ses sentiments. La vieille lady glissait à la confidence affectueuse en parlant du seul objet qui lui tînt à cœur, son fils : Oui, ma chère, voici une fille éblouissante. De l’argent, de la beauté et de la santé ! Ce sera une belle union. Je prie et j’espère pour que cela se fasse ! Nous ne commençons à voir clair que lorsque nos yeux s’obscurcissent. Et je me demande si l’argent, la santé et la beauté des deux parts n’ont pas été la mutuelle attraction. Déjà la chose fut essayée ; cette petite Durham fut honnête, n’importe ce que l’on peut en dire. Je désirais pour lui une compagne plus réfléchie, mieux en état de l’apprécier, avec un autre genre de richesse et de beauté. Constance fut honnête, elle s’enfuit à temps ; il aurait pu arriver quelque chose de pire. Et voici que s’ouvre le même chapitre, et le même genre de personne apparaît, peut-être, pas tout à fait aussi honnête. Et moi je ne verrai pas la fin. Promettez-moi que vous serez toujours bonne pour lui, l’amie de mon fils. Il vous appelle son Égérie. Soyez pour lui ce que vous fûtes quand cette fille brisa son cœur, et que personne, non pas même sa mère, ne fut admis à voir qu’il souffrait. Réconfortez-le dans sa sensibilité. Willoughby a toute confiance en vous… Oh ! si cela lui manquait… Laissez-moi frémir ! Vous êtes, m’a-t-il dit souvent, la parfaite image de la femme fidèle.

Lætitia n’en entendit pas davantage. Longtemps elle se répétait : « La parfaite image, pour lui, de la femme fidèle ! » Et quand il la délaissa pour la deuxième fois, cette louange de sa fidélité, semblait la pénible plaisanterie d’une figure pleurarde.