L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 06

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Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 70-84).
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CHAPITRE VI


Ses assiduités

Entre ces amants, le monde fut le principal motif à dissension. Son opinion du monde affectait la jeune fille comme la menace d’être privée d’air. Il expliquait à sa chérie que les vrais amants abhorrent le monde. Ils vivent dans le monde, en acceptent les avantages, l’aident autant qu’ils le peuvent. Mais du fond de leur cœur ils doivent le mépriser, l’exclure, pour que leur amour réciproque coule comme une onde claire, et qu’ils y consacrent toutes leurs forces. Ils ne peuvent s’aimer en sécurité s’ils ne se barricadent contre le monde, qui est une masse grossière, une bête ! D’abord nous le remercions pour le bien que nous en tirons, mais, nous deux, nous possédons un temple intérieur, où l’adoration implique l’anathème contre le monde. Nous abhorrons cette bête, pour adorer cette divinité. Voilà qui nous donne notre unité, notre isolement, notre bonheur. C’est aimer avec l’âme. Comprenez-vous, ma chérie ?

Elle secouait la tête. Non, elle ne comprenait pas. Elle n’admettait aucun des défauts notoires du monde : sa médisance, son égoïsme, sa rudesse, son intrusion, sa calomnie. Elle était jeune. Willoughby pensait qu’elle aurait dû se laisser conduire, elle manquait de docilité. Elle paraissait en armes, comme championne pour défendre le monde. Il était aisé de voir qu’elle avait brodé son rêve sur le canevas d’un monde romanesque. Elle gâtait le chant secret de solitude qu’il aurait aimé à lui réciter sous la tonnelle. Et, Puissances de l’Amour ! comment peut-on s’aimer, si d’abord on ne chasse le monde de la tonnelle, pour après s’en laver les mains ? L’amour, lorsqu’il baisse les courtines, s’il ne dédaigne pas le monde, semble au monde ricaneur, un amour qui glisse dans la bassesse, au lieu de se pavaner en son triomphe derrière le rideau. Notre héros avait le sentiment marqué de la manière dont il convient de mépriser le monde pour défendre sa propre fierté et (ceci soit dit à son honneur) l’amour-propre de sa dame.

Mépriser les élevait au-dessus du monde, autant dire retro Satanas ! Toute une tactique ! Il était civilisé ! Pourtant il n’ignorait pas que c’est le monde qui doit fournir le bois sec dont il convient d’allumer le feu d’adoration pour la femme. Il savait aussi qu’il prêchait la poésie à sa fiancée, une poésie pratique. Elle avait un faible pour la poésie, et parfois elle se méfiait du murmure de ses lèvres pincées, quand il déclarait : « Je ne suis point poète. » Mais sa poésie d’une tonnelle enclose et fortifiée, sans les rimes dénuées de sens par quoi se captive l’oreille des femmes, lui semblait incompréhensible, sinon hostile. Elle n’allait, sans doute, pas brûler le monde pour lui ! Quoiqu’une poésie plus pure soit peu imaginable, elle était bien décidée à ne point se laisser réduire en cendres, en encens, en essence, pour l’honneur de lui, et par transsubstantiation d’amour, devenir effectivement l’homme qu’elle allait épouser. Avec l’égoïsme des femmes, elle préférait être elle-même. Elle le disait : « Il faut que je sois moi-même, Willoughby, pour vous être chère ! » Infatigablement il la sermonnait sur les esthétiques de l’amour. Pour l’indemniser de la désillusion sur le monde, il lui racontait ses pensées de jeunesse ; et ses aperçus originaux sur le monde, il les lui présentait comme une variation sur le thème.

Miss Middleton le croyant sincère, se résignait. Supportant si bien ce qui était en désaccord avec ses goûts, elle fut moins encline à subir ce qui l’avait choqué d’abord. Sa manière de traiter ses condisciples, son mode d’agir envers Mr. Vernon Whitford dont son père parlait avec chaleur ; la rumeur sur sa conduite envers une certaine Miss Dale… Et le récit populaire sur Constance Durham lui apparut en une version nouvelle. Il ne méprisait pas les louanges du monde. Mr. Whitford avait écrit ses lettres à la feuille publique du comté, ce qui avait valu à Willoughby des félicitations dans plusieurs grandes maisons. Il montrait une certaine peur des ricanements. Se rappelant ses remarques, son esprit fut affligé par cet illogisme en lui qu’elle ne découvrait que depuis la contrainte où il pensait mettre ses idées. Elle résolut de provoquer une discussion. Mais sur quoi ? Ce point la forçait à éluder. Le monde est un sujet trop vaste, trop poreux, trop bariolé pour qu’une jeune fille pût le défendre contre un homme. Cet « illogisme » avait heurté ses sentiments plus qu’il n’avait révolté sa raison. Elle ne pouvait se constituer l’avocate de Mr. Whitford. Cependant elle réserva la discussion pour un événement à venir.

Elle se représenta la figure que ferait Sir Willoughby aux premiers accents de sa fiancée décidément en désaccord avec lui. Et l’image évoquée ne se précisa point. Il était beau, si régulièrement beau que la moindre touche hostile produisait une caricature. Son air habituel de fierté heureuse, de contentement indigné plutôt, était trop facilement outré. La surprise, quand il y mettait un peu d’emphase, élargissait ses épais sourcils à lui donner l’apparence d’un masque et plus tard quand elle avait des idées sombres ce fut ainsi qu’elle le voyait. Ce qui était injuste, contraire à ses vrais sentiments ; elle se le reprochait et, autant que le permettait la méchanceté de son esprit, elle tâchait de se le représenter comme tout le monde le voyait ; un effort qui l’induisait à réfléchir sur les beautés de l’ignorance. Il lui semblait qu’elle était entourée d’un cercle de diablotins, à peine responsable de ses pensées.

Il éclipsait Mr Whitford par ses manières envers le jeune Crossjay. Elle l’avait vu avec l’enfant ; il était gai, indulgent, jovial en contraste avec la gravité tutélaire de Mr Whitford. Il avait la largesse du père anglais, d’une aide libérale pour les goûts et les désirs de l’enfant, et il suppléait à la parcimonie du tuteur pour l’argent de poche. Il ne jouait pas au maître d’école comme font les pédants quand ils tiennent les pauvres petits gamins sous leur coulpe.

Mr Whitford évitait Miss Middleton. Il venait à Upton Park pour voir son père, et elle n’était pas fâchée de ne se rencontrer avec lui qu’à table. Il la régalait par des accès d’inquisition, la regardant dans le blanc des yeux avec une pénétration déplaisante. Elle eût aimé ses yeux. Ils devenaient insoutenables ; ils se fixaient dans la mémoire comme par un sillage phosphorescent.

Dans son enfance, ses compagnons de jeu écartant les feuilles d’une haie, lui avaient montré la femelle couvant sur le nid, et dans la merveille de cette obscurité dense, les yeux de l’oiseau l’avaient fait reculer éveillant un monde de pensées. Le regard de Mr Whitford ranimait cette sensibilité, mais non pas l’étonnement heureux d’alors. Elle se réjouit de son absence après une certaine heure passée avec Willoughby, une heure au souvenir navrant. Mr Whitford venait de partir, Willoughby arrivait, donnant des nouvelles de la santé de sa mère. Lady Patterne s’en allait déclinant. Son fils parlait de l’étendue de la perte, et il parla des terreurs de la mort. Puis il fit allusion à sa propre fin, avec insouciance, d’un air de philosophe.

— Nous devons tous partir ! Le temps passe vite.

— En effet ! disait-elle.

Cela sonna comme manque de sentiment.

— Si vous me perdiez, Clara ?

— Mais vous êtes robuste, Willoughby !

— Je puis mourir demain.

— Ne parlez pas ainsi.

— Ce sont des choses qu’il faut savoir envisager.

— À quoi bon ?

— Alors si vous me perdiez, ma chérie ?

— Willoughby !

— Oh ! la peine amère de vous quitter !

— Cher Willoughby, vous êtes désolé. Votre mère peut guérir. Espérons-le ! Je veux aider à la veiller. Je suis prête. Et vous savez, je suis une bonne garde-malade.

— Il y a cette croyance que tout ne meurt pas par la mort.

— C’est notre consolation.

— Quand nous aimons ?

— C’est la promesse de se rencontrer encore.

— Se promener sur terre et vous revoir… Peut-être avec un autre !

— Me voir ? Où ? Ici ?

— Fiancée à un autre. Vous ! ma chérie, que j’appelle mienne ! Et vous êtes à moi ! Vous seriez à l’aise dans cette horreur. Tout est possible ! Les femmes sont femmes. Elles nagent dans l’inconstance de vague en vague ! Je les connais !

— Willoughby, je vous en prie, cessez de nous tourmenter, vous et moi.

Il tombait en méditation profonde et s’écriait :

— Se pourrait-il que vous soyez sainte entre les femmes.

— Je crois que je ne suis qu’une enfant très ordinaire.

— Vous ne m’oublierez pas ?

— Oh non !

— Vous serez toujours mienne ?

— Je suis vôtre.

— Vous vous y engagez ?

— C’est fait.

— À être à moi au delà de la mort.

— Quand on est marié, c’est pour longtemps, je pense.

— Clara ! Pourriez-vous consacrer votre vie à notre amour ? Jamais un signe ! Ni un murmure. Pas une pensée, pas un rêve ! Le pouvez-vous ? J’agonise d’y penser… Restez intacte ! Soyez mienne devant tous les hommes, même si je n’y étais plus, fidèle à mes cendres. Répondez. Donnez-moi votre promesse. Fidèle à mon nom. — Oh ! Je les entends : « Sa relique ! » Voici les chuchotements autour de Lady Patterne : « La veuve ! » Si vous saviez ce qu’ils disent des veuves ! Bouchez vos oreilles, mon ange ! Mais si la veuve les tient à distance, suit le droit chemin, elle les force au respect. Le mari défunt n’est plus le misérable déshonoré qu’ils ont cru. Il vit dans le cœur de sa femme. Clara ! ma Clara ! comme je vis dans le vôtre, que je sois ici ou ailleurs ; que vous soyez l’épouse ou la veuve. Il n’est point de distinction en amour. — Je suis votre mari — dites-le — pour l’éternité. Oh ! l’apaisement ! Je ne puis endurer cette peine ! Déprimé ? Oui ! J’ai des raisons de l’être. Mais cette pensée me hante depuis le jour où nous avons joint nos mains. Vous avoir — vous perdre !

— Mais est-il impossible que je meure la première ? disait Miss Middleton.

— Et vous perdre, avec cette pensée, que, aimable comme vous l’êtes, la meute mondaine aboyant autour de vous, pourrait… Est-il étonnant dès lors que mes sentiments envers le monde… Cette main — la pensée est horrible. Vous seriez entourée, les hommes sont des brutes ; le fumet de l’inconstance les excite, les réjouit. Et je n’y peux rien ! Il y a de quoi devenir fou ! Je vois un cercle de singes grimaçants. Votre beauté serait profanée par le désir des hommes. Vous seriez persécutée jour et nuit pour quitter mon nom, pour… Ah ! j’en ressens l’angoisse. Vous n’auriez aucun repos, rien qui puisse vous mettre à l’abri, sinon votre serment.

— Un serment ! s’écriait Miss Middlieton.

— Ce n’est pas une illusion, mon amour, quand je vous dis que je les vois. Le cercle de singes grimaçants se resserre autour de moi. Mais jurez donc ! Dites. Et plus jamais je ne vous en reparlerai. Ma faiblesse, direz-vous ? Vous comprendrez que c’est de l’amour, l’amour d’un homme, plus fort que la mort.

— Un serment ? disait-elle, et ses lèvres se mirent en mouvement pour lui rappeler ce qu’elle pouvait avoir dit et avoir oublié. Un serment ? Lequel ?

— Que vous me serez fidèle dans la vie et dans la mort. Chuchotez-le !

— Willoughby, je serai fidèle aux vœux que je prononcerai à l’autel.

— À moi ? À moi ?

— Ce sera à vous.

— Sur mon âme, il ne peut y avoir de joie pour moi, l’angoisse jusqu’à ce que j’aie votre parole, Clara. J’y crois. Implicitement. Ma confiance en vous est absolue.

— Alors, ne vous tourmentez pas.

— C’est pour vous, mon amour. Que vous soyez armée et forte quand je n’y serai plus pour vous protéger.

— Nos vues sur le monde sont différentes, Willoughby.

— Consentez ! Gratifiez-moi. Jurez-le ! Dites : « Au delà de la mort. » Dites-le dans un souffle. C’est tout ce que je demande. Les femmes croient que la tombe de l’époux dénoue le nœud, brise le lien. Elles épousent la chair — pouah ! Ce que je vous demande est noble, de la noblesse transcendante, la fidélité après la mort. Qu’ils disent : « Sa veuve ! » Oui, une sainte en état de veuvage.

— Mes vœux à l’autel suffiront !

— Vous ne voulez donc pas ? Clara !

— Je suis liée à vous.

— Pas un mot ? Une simple promesse ? Pourtant vous m’aimez ?

— Je vous en ai donné les preuves que je pouvais donner.

— Voyez comme j’ai confiance en vous.

— J’espère qu’elle est bien placée.

— Je pourrais m’agenouiller devant vous, vous révérer, si vous l’exigiez.

— Ne fléchissez le genou que devant la Divinité, Willoughby. Je suis… Je voudrais être capable de dire ce que je suis. Il se peut que je sois capricieuse. Je n’en sais rien moi-même. Pensez-y. Demandez-vous sérieusement si je suis bien la femme qu’il vous faut. Votre femme devrait avoir de grandes qualités de cœur et d’esprit. Je consens à vous entendre dire que je ne les possède pas et j’accepterai le verdict.

— Oh ! vous les possédez ! s’écriait Willoughby. Quand vous connaîtrez mieux le monde, vous comprendrez mes craintes. Vivant, je me sens assez fort pour vous défendre. Mort, je ne peux rien… Vous seriez revêtue de mailles d’un pur acier, invulnérable si vous le vouliez ! Mais efforcez-vous d’entrer dans ma pensée. Pensez avec moi, sentez avec moi. Dès que vous aurez compris l’intensité de l’amour d’un homme tel que moi, vous ne songerez plus au doute. C’est la différence entre l’élite et le vulgaire, entre l’idéal de l’amour et l’accouplement des troupeaux. Mais n’en parlons plus ! Du moins j’ai votre main. Aussi longtemps que je vivrai, votre main m’appartiendra. Ne dois-je pas être satisfait ? Je le suis. Mais je vois plus loin que la plupart des hommes et je sens plus profondément. Et maintenant il faut que je remonte à cheval, que je retourne au chevet de ma mère… Elle meurt, lady Patterne. Elle aurait pu aussi… Mais elle est grande parmi les femmes. Avec un beau-père ? Juste ciel ! Aurais-je pu rester avec ma mère lui gardant la même déférence. Il faut si peu, ma chérie, pour que tout ce que nous avons gagné par la civilisation s’effrite, que nous retombions dans le mortier primitif où nous fûmes meurtris et écrasés. Quand je m’installe pour la veiller, je pense que particulièrement chez la femme, ce à quoi il importe surtout d’aspirer, c’est la distinction. Faute de quoi, l’humanité n’est qu’une masse vautrée. Les femmes doivent nous apprendre à les respecter sinon on nous verrait bêler, aboyer, mugir. Mais en voilà assez. Pensez-y ! Il faut que je parte. Il se peut que l’événement ait eu lieu durant mon absence : Je vous écrirai. J’aurai de vos nouvelles, n’est-ce pas ? Venez me voir monter Black Norman. Mes respects à votre père. Je regrette de ne pouvoir les lui présenter moi-même, le temps me presse… Un seul !

Il prit un baiser. Un seul — nombre mystique en amour — d’où généralement jaillit la multitude. Mais en cette occasion ce fut un seul, assez froid. Elle le suivit du regard comme il s’en allait, monté sur son vaillant cheval, le plus beau cavalier du monde, et le contraste entre le langage qu’il venait de tenir et sa fine figure, était pour elle une énigme qui figea son sang. Discours si étrange à ses oreilles, peu naturel, point viril, surtout, même dans la bouche d’un amant, à qui le doux langage est permis. Elle cherchait en vain à en découvrir le but. Elle était heureuse de ne point sentir, braqués sur elle, des yeux comme les yeux de Mr Vernon Whitford.

Quant à Sir Willoughby, sa mère, sans vouloir en rien peser ni sur ses sentiments, ni sur ses décisions, lui avait parlé de Miss Middieton, comme d’une personne encline à une certaine légèreté de sentiments, ce qui immédiatement le frappa comme une coïncidence avec la « friponne en porcelaine » de Mrs Mountstuart et la même remarque faite par deux femmes du monde ayant de la race, ne laissa pas de l’alarmer. Il ne lui incombait pas de négliger cette légèreté, ceci pour rendre effective l’assurance de l’âme de sa fiancée, afin qu’il tînt sa politique en règle. Il en avait le désir, sa mère ayant plutôt mis en branle une cloche d’alarme, qu’il avait déjà fait tinter. Clara n’était pas une Constance. Mais elle était femme, et des femmes l’avaient trompé, comme tout homme le sera sûrement qui cherche en elles son parfait idéal. La contrainte qu’il se donna fut en accord avec sa passion et son but. Le langage des sentiments primitifs de l’homme fut le même dans tous les temps, moins les couleurs primitives, quand un gentleman de nos jours conjure sa lady.

Lady Patterne décéda dans la saison d’hiver du nouvel an. Le docteur Middleton devait quitter Upton Park en avril, et n’avait pas trouvé une autre habitation. Il était en peine de lui-même, ne sachant que faire de son isolement, lorsque sa fille serait mariée. Sir Willoughby lui fit la proposition de chercher une maison dans Île voisinage immédiat de Patterne.

Il fit plus. Il invita le Rév. docteur et sa fille à venir d’Upton à Patterne pour un mois et y faire connaissance avec ses tantes, les ladies Éléonore et Isabelle Patterne, afin qu’elle s’accoutumât à elles, ses futures compagnes. Le docteur Middleton omit de consulter sa fille avant d’accepter l’invitation, et quand il lui en parla, il apparut qu’il aurait dû le faire. Pourtant elle répondait avec douceur : « Très bien, papa. »

Sir Willoughby eut affaire dans la capitale puis dans une propriété située dans un autre comté, d’où, tous les jours, il écrivait à sa fiancée. Il retournait à Patterne à temps pour recevoir ses hôtes, trop tard, cependant, pour monter à cheval et se porter à leur rencontre, et, durant son absence, Miss Middleton se prit à penser qu’elle aurait dû consacrer ses derniers jours de liberté à ses amies. Car après les semaines qui allaient s’écouler à Patterne, il n’allait guère lui en rester, et elle souhaitait de s’en aller en Suisse, au Tyrol, y voir les Alpes ; une idée bizarre selon son père. Elle répétait son vœu, sérieusement. Et le docteur Middleton remarquait en elle une féminine indécision qui lui sembla terrifiante, car elle signifiait pour lui une hésitation entre l’excellente bibliothèque et la superbe cave de Patterne Hall, avec la société pleine de promesses du jeune disciple Mr Vernon Whitford, d’une part ; et d’autre part, une suite d’hôtels, — ce qui équivalait à être ramé dans un parc d’artillerie, avec la cohue chaque nuit, et l’envoi, en voyage, chaque matin, par une volée, dans l’espace.

— Vous ferez votre voyage dans les Alpes, après la cérémonie, disait-il.

— Je crois que je resterai alors à la maison.

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— Mais je ne suis pas encore mariée, papa.

— Aussi bien que mariée, ma chérie.

— Je pensais qu’un changement d’horizon…

— Nous avons accepté l’invitation de Willoughby. Et il faut encore qu’il m’aide à trouver une maison auprès de vous.

— Vous désirez rester auprès de moi, papa ?

— Dans le voisinage, tout près…

— Pourquoi nous séparer ?

— Pour la raison, ma chère, que vous échangez un père contre un mari.

— Et s’il ne me plaît pas d’échanger ?

— Acheter… Et il faut payer, mon enfant. On ne donne pas un mari pour rien.

— J’aurais mon papa.

— Vraiment ?

— On ne nous a pas encore séparés, cher papa.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandait-il bruyamment. Déjà il cuisait dans son jus, en appréhension du trouble de cette sérénité si précieuse aux études, par des retards au mariage, et la prolongation de ses devoirs de père.

— La signification usuelle des mots, papa, disait-elle, s’apercevant de son émoi.

— Ah ! fit-il, secouant la tête et retournant graduellement au calme.

Car il était heureux d’être rassuré n’importe comment, sachant que la femme et ses caprices nuisent à l’étude.

Elle invoqua que deux semaines de séjour à Patterne permettraient amplement de visiter toutes les maisons à louer du district. Et que cela devait suffire, considérant les réclamations de ses amis et la nécessité de faire la ronde dans les boutiques de Londres.

— Deux ou trois semaines ! consentait-il avec empressement, en manière de compromis avec d’épouvantables prévisions.