L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 07

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Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 85-105).
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CHAPITRE VII


Les fiancées

Pendant que la voiture l’amenait d’Upton à Patterne, Miss Middleton se prit à espérer que Sir Willoughby allait changer sa manière de faire la cour. Jusqu’ici il avait été si différent d’un adorateur. Elle se rappela en un désespoir à demi conscient ce qu’elle avait pensé de lui à son premier abord et lorsqu’elle avait accepté ses hommages. Est-ce qu’elle l’aurait regardé avec les yeux du monde ? Alors, cet air qu’il affectait « l’air de satisfaction hautaine » semblait un très noble maintien de conquérant, splendide comme le panache d’un général au galop. Comment cela avait-il pu changer ? C’était donc ses yeux, à elle, qui voyaient autrement ?

Le souvenir de ces jours surgit en elle, comme un reproche et une promesse de renouveau ; elle se rappela ses rêves roses, son orgueil palpitant, la suffocation par l’excès de bonheur, et aussi ses vaines tentatives pour se montrer très soumise et qui généralement finissaient en une chanson, ce qui était charmant, mais énigmatique, bizarre.

Les hommes dont les revenus ont été restreints dans une proportion telle qu’ils doivent vivre sur le capital, se réconfortent vite par le luxe mesquin de la situation où ils sont tombés, en tant qu’ils soient en état de se consoler des intolérables angoisses de la faim par des accès d’insouciante prodigalité. De même, les amoureux vivent sur leur capital, faute de revenus ; eux, aussi, par la suffocante appréhension, la langueur de l’heure présente, se montrent prodigues de leur bien, de tel mode que bientôt il soit dissipé ; ils ont leur accès d’ivresse en prévoyance de l’immanente famine ; ils se donnent le spectacle de leur mémoire, aiment rétrospectivement, entrent dans la vieille maison du passé et ravagent le garde-manger ; volontiers, et même résolument, ils persisteraient dans leur illusion, s’il était possible que le plus vaste dépôt de miel des réminiscences pût résister si longtemps à un mortel appétit, ce qui finit dans l’alternative de la consommation de la ruche ou de l’être qu’elle nourrit. Par là les amoureux démontrent qu’ils sont périssables. Plus que le vulgaire, ils ont besoin de vivres frais, de coulis salubres, et, si possible, la vie dans l’éclat du bourgeon, des fruits encore sur l’arbre plutôt que des provisions empotées. Celles-ci paraîtront excellentes plus tard, quand il y aura beaucoup plus à se rappeler et que l’on ne mangera plus que les dents longues. Si, par bonheur, leur souvenir a été saturé par les premières impressions, l’amour éclairé par la lueur de raison, ils peuvent, comme jadis, récolter de belles moissons. C’est rare. En d’autres mots, l’amour est une affaire à deux, et seulement pour deux qui soient aussi prompts, aussi constants dans leur conjonction que le soleil et la terre, à travers le nuage, ou bien face à face. Ils puisent leur souffle de vie l’un chez l’autre en signes d’affection, preuves de fidélité, motifs d’admiration. Ainsi en est-il des hommes et des femmes en bonne saison d’amour. Mais une âme solitaire traînant un loch, doit faire de ce loch un dieu pour arriver au port. Ce n’est point de l’amour.

Clara était la moins capable de toutes les femmes de traîner un loch. Il y en avait peu qui eussent aussi rapidement épuisé un capital. Elle était vraiment femme, avide de camaraderie, un échange franc et animé de ce qu’il y a de meilleur, avec le calme des sentiments profonds. Se fixer à l’entrée d’une mine, y descendre journellement et n’y découvrir aucune richesse ; au contraire, transir dans les souterrains privés de soleil, sans aucun aliment à grignoter, rien que l’inefficace mystère de la chandelle de suif dans ces caves de l’homme qui parle avec complaisance, voilà qui lui semblait une épreuve par trop extrême à subir pendant deux ou trois semaines. Quelle vie ! Encline à l’espoir, elle s’attendait à retrouver en Willoughby l’homme qu’elle avait connu et accepté. Lui avait-elle battu froid ? Elle ne se le demanda même pas. Elle ne se souvenait que de l’agitation de son esprit à l’ouvrage, objectant à ceci, à cela, avide de changements. Elle ne rêvait pas d’être hissée au pinacle vertigineux du sentiment passif ou négatif de l’amour, d’où un seul faux pas précipite dans la répulsion.

À la rencontre, leurs yeux s’animèrent. Elle prit plaisir à le voir sur le perron, avec le jeune Crossjay à son bras. Sir Willoughby, sur le ton le plus plaisant, lui raconta le trait du gamin qui, s’étant réfugié, ce matin, dans le laboratoire pour échapper à son précepteur, y avait cassé les vitres. Elle réprimanda le délinquant sur le même ton, pendant que Willoughby la conduisait, à son bras, vers le seuil et murmura : « Bon pour une fois ! » Elle réclama des détails sur l’escapade du jeune Crossjay. « Venez dans le laboratoire », dit-il, la voix plutôt douce que railleuse, et Clara pria son père de venir voir les récents méfaits du jeune Crossjay, Sir Willoughby se plaignit de la longueur de leur séparation et parla de sa joie à lui souhaiter la bienvenue en cette demeure où bientôt elle allait régner en maîtresse. Il énuméra les semaines. Et il murmurait : « Venez ». Dans la hâte du moment, elle omit de noter un éclair de terreur qui la traversait. Déjà ce n’était plus que cette ombre qui courbe les gazons d’été, mettant le désordre dans sa pensée. Et elle s’émerveilla d’avoir pu craindre. Quoi ? Son père était avec elle. Elle et Willoughby n’étaient pas encore seuls.

Le jeune Crossjay n’avait pas accompli une si belle œuvre de destruction que la fantaisie de Sir Willoughby le lui avait fait déclarer. Il avait mis une batterie électrique en communication avec une traînée de poudre, ce qui avait eu pour résultat le bris d’un châssis de vitre et le déplacement de quelques briques. Docteur Middleton s’informa si l’enfant était exclu de la bibliothèque, et se réjouit d’apprendre que l’accès lui en était rigoureusement interdit. Ils y allèrent. Vernon Whitford était en route pour une de ses longues promenades.

— Vous voyez, papa, qu’il ne vous est pas si dévoué, observa Clara.

Docteur Middleton, les sourcils froncés, penché sur la table, y lisait des notes. Elles étaient scientifiques et de l’écriture de Vernon. Il écarta les cheveux de son front et se laissa écrouler sur un siège pour les étudier de plus près. Il était à présent inamovible. Clara se vit obligée de le laisser là. Elle se prit à penser que Willoughby les avait attirés dans la bibliothèque pour se débarrasser du protecteur et elle commença à le craindre. Elle proposa d’aller saluer les ladies Éléonore et Isabelle. Elles furent introuvables et un valet annonça qu’elles étaient sorties en voiture. Elle saisit le jeune Crossjay par la main. Et Sir Willoughby l’envoya vers Mrs Montagne, la gouvernante, pour qu’on apportât du thé, des gâteaux et de la confiture.

— Rompez ! dit-il. Et l’enfant eut à s’en aller.

Clara se vit sans défense.

— Et le jardin ! s’écria-t-elle. J’adore le jardin. Il faut que j’y aille voir quelles fleurs vous préférez. J’aime au printemps les fleurs sauvages, Et si vous voulez me montrer des asphodèles, des crocus, des anémones…

— Clara, ma chérie, ma fiancée !… dit-il.

— Vous trouvez ces fleurs trop vulgaires ? demanda-t-elle ingénument, en raison de ce qui la retenait.

Pourquoi n’attendait-il pas qu’il l’eût méritée, ou plutôt qu’il l’eût réconciliée avec sa situation, ou plutôt, encore, qu’il se fût relevé dans son esprit, avant de réclamer les droits qu’il croyait avoir ? Il n’attendait pas du tout. Il la pressait contre sa poitrine.

— Vous êtes à moi, Clara, toute à moi. Chaque pensée, chaque sensation. Nous sommes un : que le monde se déchaîne. Je vous désirais, espérant. Vous me sauvez de mille tourments. L’un est à jamais passé. Tout cela est loin de nous. Nous deux ! Avec vous je me sens fort. Déjà ! Je ne sais plus si le monde vit. Ma plus chère !

Elle en sortit avec la sensation de l’enfant peureux à qui l’on a fait prendre son bain dans la mer, portée à croire qu’après tout l’épreuve ne fut point sévère. Telle fut sa pensée et elle se demanda : « Qui suis-je, pour me plaindre ? » Deux minutes plus tôt, elle ne l’aurait pas cru ; mais l’orgueil mortifié va plus bas que l’humilité.

Elle ne le blâma point, mais tomba dans sa propre estime ; moins parce qu’elle était la fiancée Clara Middleton, ce qui alors apparaissait aussi palpable que le trait dans le cœur de l’oiseau, que du fait d’être une femme prise, de quoi l’on attend qu’elle soit soumise, alors qu’elle préfèrerait respirer des fleurs. Clara eut honte de son sexe. Les femmes ne peuvent faire un pas sans être matrimoniales ; quel esclavage ! Pour ce qui était d’elle, elle se plaignait que ce fût prématuré et d’une crudité incohérente. De fait, il était difficile d’affirmer qu’elle se plaignait. Elle le critiquait seulement et s’étonnait qu’un homme, soit par mauvais vouloir, discordance ou manque de complaisance, ou bien aveuglément, ne pût distinguer entre le devoir de la femme conjointe et le consentement de la fiancée. Distinction nette, pourtant, comme entre deux sphères.

Elle lui fit justice. Elle admit qu’il eût parlé aimablement. N’eût été pour la réitération « du monde », elle n’aurait rien objecté à son discours, bien que ce fussent des phrases tout à fait appropriées. Il avait le droit de les dire depuis qu’il était entendu qu’elle allait se marier avec lui. Mais n’aurait-il pu attendre un peu pour jouer le rôle de l’amant privilégié ?

Sir Willoughby était ravi. Avec sa pureté, sa froideur statuesque, pareille à Diane, il ne pouvait s’empêcher de lui imposer sa caresse. L’afflux cramoisi qui envahissait alors ses joues, la montrait divinement femme en timidité réfléchie ; en accord avec les plus hautes définitions du type féminin.

— Permettez-moi de vous conduire au jardin, mon amour ! dit-il.

Elle répondit :

— Je préférerais gagner ma chambre.

— Je vous enverrai un cartel en fleurs sauvages.

— Non pas de fleurs ! Je n’aime pas à les voir cueillies.

— Je vous attendrai sur la pelouse.

— J’ai la tête lourde.

Sa tendre sollicitude le fit se rapprocher.

Désinvolte elle l’assurait que ça allait mieux ; elle était prête à l’accompagner au jardin, à flâner dans le parc.

— C’est la migraine ! disait-elle.

Mais elle eut à payer la taxe pour avoir sollicité l’accompagnement d’un gentleman. Un baiser.

Cette fois elle se blâmait et lui, et ce monde dont il abusait, et le destin par-dessus le marché. Et elle se souciait peu d’être approuvée, n’aspirant qu’à la liberté. Avec une froideur qui l’étonnait, elle s’émerveilla sur le baiser, l’obligation où se trouve une personne inerte de devenir complice. Pourquoi n’était-elle point libre ? En vertu de quel droit étrange devait-elle être traitée en possession ?

— Je vais tâcher par la promenade de chasser cette lourdeur ! dit-elle.

— Ma chérie ne doit point se fatiguer.

— Oh ! non ! soyez tranquille.

— Asseyez-vous auprès de moi. Votre Willoughby est votre serviteur dévoué.

— Je désire prendre l’air.

— Nous sortirons donc.

Elle frémit en pensant comme elle s’était retirée de lui, et plaça la main sur son bras pour contredire ses accusations, en devoir propitiatoire. Il parla comme elle l’avait souhaité ; ses manières lui plurent ; elle était sa fiancée, presque sa femme ; elle se conduisait en folle, ne savait pourquoi.

Il caressa sa main. Elle s’y accoutuma ; sa main était loin. Et puis, qu’est-ce que c’est qu’une main ? La laissant où elle était, elle la considérait comme un chaînon entre sa propre personne et une bonté obligatoire. À deux mois de là, elle allait être une femme liée pour la vie ! Elle regretta de ne pas s’être retirée dans sa chambre, pour regarder sa situation bien en face, et retourner à lui, résignée. Elle pensait qu’elle serait revenue amicale. Parce que, à présent, il était respectueux, avec de l’aisance dans sa conversation, elle en fut persuadée. Cinq semaines de parfaite indépendance dans les montagnes l’auraient bien préparée pour le jour des cloches. Tout ce qu’elle demandait c’était une séparation ; un décor nouveau, bien à l’aise elle aurait pu réfléchir, voir clair.

Il la mena par les plates-bandes, exactement comme s’il avait promené une convalescente. Elle s’en irrita, aiguillonnée de remords. En contrition elle s’exclama sur la beauté du jardin.

— Tout est à vous, ma Clara.

Ce lui fut une charge accablante ! Elle regardait l’homme, courtisan aux petits soins ; son château, ses propriétés, ses richesses l’accablèrent. Tout cela évoquait le prix dont il fallait le payer. Pourtant elle se rappelait que lors de sa dernière sortie dans le parc, elle était fière de cette verdure ondoyante, de ces arbres éployés. Quelque poison avait dû opérer en elle ? Aujourd’hui elle n’était point venue à lui en état de revêche antagonisme, cela s’était déclaré, instantané.

— Vous êtes bien, ma Clara ?

— Tout à fait bien.

— Pas l’ombre d’un malaise ?

— Rien.

— Que tous les médecins du royaume meurent, pourvu que ma fiancée se porte bien ! Ma chérie !

— Et les chiens ? Vous n’en parlez pas.

— Chiens et chevaux sont au mieux de leur condition.

— Cela me ravit. Savez-vous que je raffole de ces vieux châteaux français qui sont en même temps des fermes, où les fenêtres des salons ouvrent sur des basses-cours en face des étables. J’aime cette domesticité avec bêtes et paysans.

Il s’inclina, indulgent.

— J’ai bien peur que je ne puisse faire cela pour vous en Angleterre, ma Clara.

— Non.

— Moi aussi j’aime la ferme, dit-il. Mais je crois que nos salons aspirent un meilleur air du jardin. Quant aux paysans, nous ne pouvons pas, je le crains, modifier les démarcations des classes, sans risquer de déséquilibrer l’édifice social.

— Peut-être bien. Je n’ai rien à proposer.

— Mon amour, je voudrais vous prier de proposer si j’étais convaincu de pouvoir obéir.

— Vous êtes vraiment trop bon.

— Je ne trouve mon mérite que dans votre contentement.

Quoiqu’elle ne fût point avide de doux propos, elle ressentit la tranquillité de ce qui n’était pas allusion à ses mystères, à l’isolement dans leur union ; ce calme fit naître dans son cerveau, si tant est que ce soit le cerveau, la spécification de l’injure qu’il lui avait faite. Glissant d’impression en sentiment, les jeunes gens que leurs sensations poussent et distraient, peuvent difficilement savoir laquelle est cause de leur désarroi, à moins que ce soit par une grande vilaine injure, et Clara, dans sa caresse, n’avait ressenti aucune honte personnelle ; la gêne de son sexe ne fut qu’une protestation passagère qui ne laissait point de traces. Ainsi elle comprit que sa conduite avait été cruelle et dit : « Willoughby », parce qu’elle venait de remarquer qu’elle avait omis son nom dans tout ce qu’elle venait de dire.

Il lui accorda toute son attention.

Elle eut à inventer une suite : « J’allais vous prier, Willoughby, de ne point me gâter. Vous me faites des compliments. Je ne les mérite pas. Vous avez une trop haute opinion de moi. C’est presque aussi méchant qu’un manque d’égards. Je suis… Je suis… mais elle ne put faire comme il avait fait ; sa petite esquisse d’elle-même en afféterie, lui évoqua ses sentiments réels, vilains, sérieux, cela tintait en minaudière simplicité, et tournait à l’hypocrisie. Comment pouvait-elle exposer ce qu’elle était ?

— Est-ce que je ne vous connais pas ? dit-il.

Les notes basses, mélodieuses, vibrantes de conviction, signifièrent mieux que les mots qu’aucune réponse ne serait la vraie. Elle ne pouvait y contredire sans faire virer sa musique en cacophonie ; sa complaisance en ahurissement. Elle tint sa langue coite, sachant qu’il ne la connaissait point, et spéculant sur l’obstacle, un vaste abîme, que leur différence de savoir creusait entre eux.

Il parla d’amis, qui étaient ses voisins et aussi les siens. Les demoiselles d’honneur furent citées.

— Miss Dale, ma tante Éléonore vous le dira, refuse, invoquant son peu de santé. Avec toutes ses réelles qualités, elle est vraiment une personne maladive. Il ne sera pas mauvais de n’avoir que des jeunes ladies de votre âge, un bouquet en boutons ; avec une fleur épanouie… Mais elle est décidée. Mon principal ennui, ce fut que Vernon a refusé d’être mon premier témoin.

— Comment, Mr Whitford refuse ?

— À moitié. Sans refus brutal, il prétexte une profonde horreur des cérémonies.

— Comme il a raison !

— J’en conviens. Si nous pouvions dire la formule et nous échapper ! Il y a un moyen de rompre avec le monde. Parfois je le possède, puis je le perds ; comme si c’était une phrase cabalistique à proférer. Mais vous me le donnez pour tout de bon. Ce sera à jamais, ma Clara ! Rien ne peut nous toucher, nous meurtrir, nous sommes l’un à l’autre. Que le monde nous décrie, nous le dédaignons.

— Et si Mr Whitford persiste dans son refus ?

— Nous sommes si bien unis, que jamais il ne peut être question d’influences extérieures. Disons que, à cheval, je reviens de la chasse à la maison ; je vous vois qui m’attendez ; je lis dans votre cœur comme si vous étiez à côté de moi. Et je sais que je vais à celle qui lit dans le mien. Je suis à vous, comme un livre ouvert. À vous, à vous seule.

— Il faudra donc que je reste toujours à la maison ? s’écria Clara étourdiment ; mais, par bonheur, il ne l’entendit pas.

— L’avez-vous compris, que nous sommes invulnérables ? Le monde ne peut nous atteindre. Le bonheur est à nous, durable, sans la satiété. N’est-ce point divin ? Le paradis sur terre, Clara, être l’un à l’autre, Sans interposition possible. Ce que je fais est bien, ce que vous faites est bien ! L’un convaincu de la perfection de l’autre. Chaque jour nous nous levons pour étudier et nous délecter par de nouveaux mystères. À bas la foule ! Inutile de le dire, car nous vivons en une atmosphère où le monde ne peut respirer.

« Oh le monde ! » gazouilla Clara, avec un soupir qui allait loin.

L’entendant parler comme quelqu’un qui pérore sur la cime d’une montagne, alors qu’elle le savait dans l’abîme, lui parut bizarre, éveilla son courroux.

— Mes lettres ? disait-il vivement.

— Je les lis.

— Les circonstances nous ont imposé un stage, ma Clara et moi, déplorant les lois du décorum, j’ai ressenti, pourtant, les douceurs de l’initiation graduée. Il n’est pas bon que la femme soit surprise par la soudaine révélation du caractère de l’homme. Nous aussi, nous avons à apprendre… Il y a partout à apprendre. Un jour vous me direz la différence entre ce que vous pensez de moi maintenant, et ce que vous avez pensé la première fois que nous…

Une impulsion à acquiescer en double entente poussa Clara à balbutier en un sanglot :

— Oui ! Oui ! Je le ferai.

Et elle ajouta : « Si c’est utile ! »

Puis elle s’exclama : « Pourquoi attaquez-vous le monde ? Vous êtes cause que je m’apitoie dessus. »

Il sourit de sa juvénilité. « J’ai passé par là. Cela conduit à mon sentiment. Prenez-le en pitié, de toute manière ».

— Non ! Plaignez-le ; frayez avec lui ; ne le croyez pas si méchant. Le monde a ses défauts ; les glaciers ont leurs crevasses, les montagnes des précipices. Ne pas admirer la montagne et le glacier, parce qu’ils peuvent être cruels, me semble… Et le monde est très beau.

— Le monde de la nature, oui. Mais le monde des hommes ?

— Parfaitement.

— Mon amour, je vous soupçonne de penser au monde des salons où l’on danse.

— Je pense au monde qui renferme de la belle et bonne générosité ; du véritable héroïsme. Cela pullule autour de nous.

— De la lecture ! C’est le monde du roman.

— Non ! Le monde vivant. J’en suis sûre, il est de notre devoir de l’aimer. En ne le faisant pas, nous nous débilitons. Si je m’y refusais, il me semble que je vivrais dans le brouillard, les oreilles emplies d’un sempiternel vacarme, au lieu d’entendre la musique. Mr Whitford disait que d’être cynique c’est un dandysme intellectuel, sauf les plumes du petit maître ; et il me semble qu’un cynique ne peut être heureux que lorsqu’il a rendu le monde aussi aride aux autres qu’à lui-même.

— Ce vieux Vernon ! éjacula Sir Willoughby, mal à l’aise, comme aux prises avec un gant trop étroit. Ce vieux Vernon ! Il enfile ses phrases à la douzaine.

— Papa ne pense pas ainsi. Il le déclare spirituel et sans faste.

— En ce qui concerne les cyniques, ma chère Clara, vous avez raison. Ils sont ridicules. Mais, comprenez-moi, nous ne pouvons juger de notre individualité qu’en nous séparant du monde.

— Est-ce que c’est un art ?

— Si vous voulez ! C’est notre poésie, mais qui ne brille guère dans le monde. Deux amants ne trouvent leur éclat que dans la solitude.

— Non, ils finiront par se dévorer l’un l’autre.

— Plus pure est la beauté et mieux elle s’extériorise du monde.

— Sans se déclarer son adversaire ?

— Soit, condescendit Willoughby. Croyez-vous que l’expérience ait du monde la même opinion que l’ignorance ?

— L’expérience devrait être plus charitable.

— Croyez-vous que la vertu se sente à l’aise dans le monde ?

— Il me semble qu’elle sert de modèle.

— Croyez-vous que le monde soit accueillant à la sainteté ?

— Oh ! Oh ! Vous avez donc le goût du monastère ?

Il versait en pluie de compassion géniale, au-dessus de sa tête, un demi-rire. Ce qui est irritant à entendre quand on s’imagine avoir parlé juste.

— Dans mes lettres, Clara…

— Je n’ai pas du tout de mémoire, Willoughby !

— En tout cas vous aurez remarqué que dans mes lettres je ne suis pas tout à fait moi-même.

— Il se peut que vous le soyez quand vous écrivez à des hommes.

Cette observation mit une pause dans sa pensée. Il était d’une sensibilité tendre à l’excès. Un simple heurt se réverbérait, grossissant, en lui, et il recherchait âprement, avec furie, l’endroit de la plaie, surtout quand il craignait que le monde devinât la blessure. Voulait-elle dire par là qu’il n’avait pas la main faite aux lettres d’amour ? Ou bien que les femmes ne goûtaient point son style épistolaire ? Elle avait parlé au pluriel, appuyant sur : « à des hommes. » Avait-elle entendu parler de Constance ? Avait-elle formé son jugement sur celui de cette créature ? L’excessive sensibilité de Sir Willoughby criait l’affirmation. Il avait souvent réfléchi sur l’obligation morale de découvrir à Clara toute la vérité sur sa conduite envers Constance, pour qui, de même que pour tout suicide, il y avait des excuses. Du moins il était de son devoir d’en fournir. Elle s’était mal comportée, mais n’y avait-il point de sa faute ? S’il en était ainsi, sa virilité le contraignait à le confesser.

Si Clara avait d’abord écouté la version du monde ! Les hommes qui ont la fierté dans la moelle se tordent en des convulsions là où les autres sentent à peine un choc et Sir Willoughby sentait en lui des bonds galvaniques à l’idée que le monde avait pu chuchoter à Clara qu’il avait été planté là.

— Vous dites, mon amour, mes lettres à des hommes ?

— Vos lettres d’affaires.

— Tout à fait moi-même, dans mes lettres d’affaires ? Il ouvrit de grands yeux.

Elle relâcha la tension de sa figure en remarquant :

— Vous êtes en état d’employer pour des hommes les expressions que votre entendement vous dicte, tandis qu’en nous écrivant, c’est… je crois, plus difficile.

— Très vrai, chérie. Difficile n’est pas le mot. Je n’y trouve aucune difficulté. Mais la langue est impuissante à rendre l’émotion. La passion rejette les mots.

— Pour les signes muets ; la pantomime ?

— Non ! Mais il faut écrire froidement.

— Ah ! froidement ?

— Est-ce que mes lettres vous ont désappointée ?

— Je n’ai rien dit de semblable.

— Mes sentiments, très chère, sont trop vivants pour les décrire. Plume en main, je me sens, comme le Titan mythologique, en guerre avec Jupiter, assez fort pour lancer des montagnes, et je ne trouve que des cailloux. La comparaison est bonne. Ne me jugez pas d’après mes lettres.

— Je ne le fais pas ; je les aime, dit Clara.

Elle rougit, le regardant en face, et le voyant complaisant, elle reprit : « Je préfère le caillou à la montagne, mais, si vous lisez des vers, vous ne croirez plus le discours humain incapable…

— Mon amour, je déteste l’artifice. La poésie est un métier.

— Nos poètes vous prouveraient…

— Je l’ai dit souvent, Clara, je ne suis pas poète.

— Oh ! Je ne vous ai pas accusé, Willoughby.

— Et je n’ai pas le désir de l’être. Si j’étais poète, ma vie me fournirait des sujets, je vous assure, mon amour. Ma conscience n’est pas tout à fait en repos. C’est en ce qui lui pèse le plus, peut-être, que je fus le moins volontairement coupable, Vous avez entendu parler de Miss Durham ?

— Oui. On m’en a parlé.

— Il se peut qu’elle soit heureuse. Je l’espère. Si elle ne l’est pas, je suis à blâmer. Un mot, en passant, sur la différence qu’il y a entre le monde et moi. Le monde rejeta la faute sur elle. Je voulus la prendre sur moi.

— Ce fut généreux, Willoughby.

— Un instant ! Je crains d’avoir été l’offenseur ; mais, par un point d’honneur, j’aurais tenu mon engagement jusqu’au bout.

— Qu’aviez-vous fait ?

— L’histoire est longue ; elle date « d’un prime jour, de l’antiquité reculée de ma jeunesse », comme dit Vernon.

— Mr Whitford parle ainsi ?

— Une des phrases baroques de ce vieux Vernon. C’est une histoire de précoce séduction.

— Papa m’affirme que Mr Whitford parle à propos, avec beaucoup d’esprit.

— Des considérations de famille intervinrent ; la santé de la lady, sa situation dans les calculs de la famille. Il y eut encore la séduction, je dois le reconnaître. Des motifs de féminine jalousie.

— Est-ce que c’est fini ?

— À présent ? Ma chère Clara, sûrement que c’est fini. Sinon, comment pourrais-je vous ouvrir mon cœur ? Aurais-je pu vous parler de moi avec si peu de réserve que, partiellement, vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même. Oh ! aurait-il été possible, autrement, de vous resserrer avec moi en cette intime union, si secrète, si inattaquable ?

— Vous ne lui avez pas parlé, comme vous me parlez ?

— Jamais !

— Qu’est-ce qui pouvait… Clara interrompit l’exclamation chuchotée.

Sir Willoughby, exposant la plus récente de ses versions aurait continué, si un valet n’était venu lui annoncer que son architecte l’attendait dans le laboratoire, et sollicitait un entretien.

Clara, invoquant l’horreur d’une conversation qui allait rouler sur des briques et des madriers, s’excusa de ne point l’accompagner.

Il n’était pas très content de ses manières, ne sachant pourquoi. Il la quitta, convaincu qu’il devait faire et dire plus pour descendre à son féminin entendement.

Elle vit le jeune Crossjay surgir, farci de pots de confitures, rejoindre son patron d’un bond, et, se hissant sur les bras, fuir en haut, battant des talons. Elle eut des réflexions confuses ; Sir Willoughby était admirable avec ce gamin.

« Y a-t-il deux hommes en lui ? » se demanda-t-elle. « Est-ce que je serais injuste ? » Elle se mit à courir avec le jeune Crossjay pour divertir sa pensée.