L’Éloge de rien, dédié à personne/3e édition/Épitre dédicatoire à quelqu’un

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Epitre
dédicatoire
a
QUELQU’UN.


BIEN des gens m’ont blâmé, d’avoir dédié mon dernier Ouvrage à PERSONNE, parce que cela m’a mené droit à RIEN ; & l’on m’a conſeillé de dédier ce nouvel Eloge à QUELQU’UN, parce que, dit-on, cela pourra me mener à QUELQUE CHOSE. Je me ſuis déterminé à ſuivre ce conſeil, autant pour l’amour de QUELQUE CHOSE, que je ferois bien aiſe d’avoir, que pour le mérite de QUELQU’UN, à qui on ne ſçauroit refuſer les juſtes loüanges qui lui ſont dûës. Il faut en effet qu’on reconnoiſſe un grand mérite en QUELQU’UN, puiſqu’il n’y a aucun Peuple ſur la terre, ſans en excepter même les Sauvages, qui ne rende par préférence à QUELQU’UN toute ſorte de reſpect & de vénération ; & qu’en tout pays, chacun ſouhaite de contracter amitié avec QUELQU’UN à qui il puiſſé communiquer librement ſes penſées, & faire part de ſes plus ſecrets ſentimens. Les hommes les plus éclairez & élevez aux plus grandes dignitez, ont ſouvent recours à QUELQU’UN, qui les aide dans leurs fonctions laborieuſes.

Un grand Seigneur a beſoin de QUELQU’UN qui le ſerve. Un Valet à beſoin de QUELQU’UN qui le nourriſſe. Un Courtiſan a beſoin de QUELQU’UN qui prône ſon mérite & ſes ſervices ; un Jeune homme a beſoin de QUELQU’UN qui le détermine à la vertu & à la ſageſſe par ſon exemple & ſes douces remontrances. Un Vieillard eſt charmé d’être avec QUELQU’UN qui écoute patiemment ſes anciennes proüeſſes, & ſes contes du tems paſſé ; une Femme ne ſçauroit ſe paſſer de QUELQU’UN qui la divertiſſe & l’amuſe, quand ce ne ſeroit qu’un Perroquet, ou un Petit-Maître. Nous ſommes ravis, tous tant que nous ſommes, de nous entendre loüer de QUELQU’UN ; & tous les mouvemens qu’on ſe donne a la Cour & à la Ville, ne ſont bien ſouvent que pour mériter les bonnes graces & la protection de QUELQU’UN. Un riche Financier n’étale tant de luxe & de magnificence, que pour ſe faire admirer de QUELQU’UN. Une Dame ne ſe farde & ne ſe pare ; que pour plaire à QUELQU’UN ; & un Poëte ne court lire ſes Ouvrages dans les Caſſez & dans toutes les maiſons, que pour mandier les éloges & les applaudiſſemens de QUELQU’UN. Que deviendroit un grand Seigneur, s’il étoit ſans QUELQU’UN qui ſe flattât & encenſât jusqu’à ſes plus grands défauts ? Quel excès d’ennui & de mortification pour nos Dames galantes, ſi elles ne trouvoient de tems en tems QUELQU’UN pour les loüer d’un mérite que le plus ſouvent elles n’ont pas ? Quelle déſolation pour un Gaſcon s’il ne trouvoit ſouvent ſous ſa main QUELQU’UN à qui conter ſes faits imaginaires Dans la proſpérité nous cherchons QUELQU’UN pour être le témoin ou le compagnon de nos plaiſirs ; dans l’adverſité nous cherchons QUELQU’UN qui adouciſſe nos peines en les partageant. Un Solitaire eſt ravi d’être viſité par QUELQU’UN, qui par ſa converſation charme l’ennui de ſa ſolitude. Un Voyageur est ravi de rencontrer dans ſa route QUELQU’UN qui par ſes diſcours agréables accourciſſe ſon chemin ; & une fille nubile n’eſt pas fâchée de se voir vis-à-vis de QUELQU’UN qui s’offre de bonne grâce à lui faire changer son état de fille contre celui de femme. Combien d’homme auroient-ils fini leurs jours misérablement, s’il ne s’étoit trouvé QUELQU’UN qui par ſa valeur ou son addreſſ, ne les eûs tirez du péril qui les menaçoit ? Combien de braves Généraux auroient vû miserablement périr les armées qu’ils commandoient, quoique composées de vaillans hommes, ſi QUELQU’UN ne les eût avertis à propos des embûches que leur avoient tendues leurs ennemis, & dans leſquelles ils étoient prêts de tomber ? Les Séjans, les Conchini, & tant d’autres célèbres Favoris, auroient ils eu une fin ſi tragique, s’ils avoient trouvé QUELQU’UN véritablement dans leurs intérêts, qui les eût déterminez de bonne heure à ſe derober à leur funeſte ſort par une fuite ſalutaire ? Dans tous les Païs du monde il ſe trouve toujours QUELQU’UN ennemi du vice & ami de la vertu. Un jeune Seigneur, qui au lieu de ſe ſignaler, comme il devroit, par des actions nobles & dignes de ſa naiſſance, ne ſe diſtingue que par ſes débauches & ſon libertinage, trouve toujours QUELQU’UN prêt à le mépriser souverainement. Une vieille enluminée, qui à l’âge de soixante ans paſſez, s’aviſe de vouloir minauder, & faire encore l’agréable, tombe souvent entre les mains de QUELQU’UN, qui la dupe & ſe mocque d’elle.

Quelque corrumpuës que ſoient les mœurs dans un Etat, on remarque toujours QUELQU’UN qui ſe ſauve de la contagion du vice, & s’attache inſéparablement à la vertu. Quelque atteinte que des eſprits remuans & dangereux s’efforcent de porter à la vérité, le Ciel ſuſcite toujours QUELQU’UN qui en entreprend la défenſe avec juſtice, & en ſoutient les droits avec force. Quelque grande que ſoit la multitude des ſots & des ridicules dans un pays, on y voit toujours QUELQU’UN qui ſe diſtingue par ſa ſageſſe & par ſes talens. Quelque affreuse que ſoit l’ignorance qui regne dans un Royaume, il s’y trouve toujours QUELQU’UN qui cultive les Belles-Lettres, & favorise les Sçavans.

On voit donc par tant d’avantages que poſſéde QUELQU’UN les juſtes raiſons que j’ai eu de lui dédier mon Eloge de QUELQUE CHOSE : & moi qui, il n’y a pas long-tems, avois tous les ſujets du monde de me dire le ſerviteur de PERSONNE, je me vois ſur le point d’être forcé par le mérite & les bienfaits de QUELQU’UN, de changer de langage, & de me dire bien-tôt avec autant de reconnoiſſance que de respect, le très-humble & très-obéissant serviteur de


QUELQU’UN.