L’Émigré/Lettre 092
LETTRE XCII.
à
La Cesse de Loewenstein.
La Vicomtesse est arrivée, ma chère
amie, et a suivi de près, comme vous
voyez, sa lettre. Je crois que le désir
d’être plus à portée de savoir des
nouvelles a hâté son voyage : hélas !
elle ne sait pas combien elle est heureuse
de les ignorer !… Je m’attendais,
d’après ses lettres et ce qu’on
m’a dit, à la trouver bien plus changée ;
mais les maladies de poitrine
sont, dit-on, peu sensibles au dehors, et quelquefois je suis tentée de croire
que son mal n’aura pas de suite ; elle
en augure autrement : j’ai perdu, me
disait-elle hier, deux amies de la
maladie dont je suis atteinte, et la
marche m’en est connue ; elle s’est
arrêtée en disant : il ne faut pas chagriner
mon Émilie et son aimable
amie. Le médecin, sans s’expliquer
positivement, m’a donné beaucoup
d’inquiétude : c’est là, m’a-t-il dit
en portant la main sur son cœur, qu’est
le principe du mal. Quelle affreuse
position aussi que la sienne ! elle était
au comble de ses vœux, elle venait
d’épouser un homme qui lui était cher
depuis long-temps, et la fortune
qu’elle avait, était immense pour une
Émigrée. Elle m’a promis de me
confier ce qu’elle appelle ses aventures :
mariée très-jeune elle a été
très-malheureuse, et ensuite a voyagé en Italie. Quels peuvent être les malheurs
d’une femme jeune, riche,
agréable et d’une naissance distinguée ?
Elle n’a point été à la cour, son premier
mari est mort depuis cinq ans,
et ce n’est que depuis quelques mois
qu’elle tremble pour les jours du Vicomte.
Elle parle souvent de l’injustice
des hommes, de la légéreté de
leurs jugemens, et lorsqu’elle entend
raconter des histoires scandaleuses de
femmes, elle me dit quelquefois en
soupirant : peut-être que tout ce que
l’on dit n’a aucun fondement ; peut-être
ne sont-elles que malheureuses.
Vous conviendrez avec moi, ma chère
amie, que ses manières si simples et
si décentes, ses discours si mesurés,
sans pédanterie, ses sentimens nobles
et généreux doivent être de sûrs garans
que son indulgence ne vient pas
du besoin qu’elle en a pour elle-même ; qu’en dites-vous mon amie ? ne croyez-vous
pas comme moi lire au fond de
son cœur ? Elle n’a pas désaprouvé
que je vous aye fait voir ce portrait
qu’elle m’a tant recommandé de ne
montrer à aucune personne de son
pays ; c’est une figure absolument
différente de la sienne ; mais on démêle
bientôt la ressemblance ; ses yeux
sont les mêmes, et les traits sont seulement
grossis par la petite vérole, et la
fraîcheur de son teint effacée, on peut
sans s’intéresser à elle, être curieux
de posséder un ouvrage qui donne une
idée exacte de la beauté et de la grâce
réunies ; mais quelle peut-être la raison
qui l’engage à faire un mystère de
ce portrait qui la présente sous un aspect
enchanteur ? il faut attendre qu’elle
l’explique et arrêter notre imagination.
Adieu, ma chère amie, la Vicomtesse
vous embrasse bien tendrement.