L’Émigré/Lettre 093
LETTRE XCIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis bien touchée, ma chère Émilie,
de l’état de la Vicomtesse, et il
est bien important de lui cacher le sort
de son mari ; elle est tourmentée par
l’incertitude et tomberait dans le désespoir,
si elle connaissait toute l’étendue
de son malheur ; parlez-lui, je
vous prie, de mon tendre attachement
pour elle, en attendant que je lui en
renouvelle moi-même le sincère témoignage.
Le Marquis ne sait point qui
elle est ; le nom qu’elle portait avant son mariage ne lui est pas même connu ;
mais il est ami du vicomte de
Vassy, qu’il estime infiniment, et il
est assuré qu’il ne peut avoir épousé
qu’une femme digne à tous égards de
porter son nom. Le récit de ses
aventures qu’elle doit vous adresser
nous la fera connaître plus particulièrement,
et je suis convaincue qu’il
nous fournira de nouveaux motifs de
l’estimer. Son médecin a passé ici il
y a deux jours, et m’a dit qu’elle touchait
à sa fin ; il s’attendrissait en me
donnant cette funeste assurance, et
son émotion est une marque de l’intérêt
que votre malheureuse amie inspire ;
car l’habitude des spectacles
douloureux rend insensibles les hommes
qui y assistent par état ; les autres en
détournent promptement les regards,
et c’est ce qu’on voit arriver tous les
jours à la rencontre des mendians. Le nombre prodigieux des Français
malheureux dispersés dans toute l’Europe,
émoussera bientôt aussi la sensibilité,
et déjà j’ai vu quelque
chose de plus que l’indifférence, j’ai
entendu railler de leur misère, et plaisanter
ceux qui étaient touchés de leur
triste situation. Il n’y a pas longtemps
qu’une femme, entendant parler
d’une personne de sa connaissance qui
avait généreusement donné asile à un
Émigré : il devient, dit-elle, du bon air d’avoir dans sa maison un Émigré, comme autrefois des coureurs et des héduques. Que dites-vous de ce sot
propos ? pour moi je me brouillerais
avec une femme capable d’une aussi
plate raillerie, propre à refroidir l’intérêt
qu’excite le malheur, et surtout
celui qui a pour principe l’honneur
et la fidélité. Le Marquis n’est
pas venu ici depuis trois jours ; il m’a paru bien triste la dernière fois que
je l’ai vu. La cruelle destinée de la
Reine remplit son ame d’amertume ;
voici ce qu’un de ses amis lui écrit,
il m’a permis d’en prendre copie,
et l’issue, hélas ! trop vraisemblable
de cet incroyable procès, pénètre
mon ame d’horreur. « La parole,
Monsieur, est impuissante pour
décrire ses malheurs, et je crois
que ce n’est pas un historien, mais
un grand peintre qui pourrait dans
plusieurs tableaux en donner une
juste idée. Le premier la représenterait
dans la fleur de la brillante
jeunesse arrivant à Strasbourg, et
excitant des transports d’admiration
par sa beauté et la noblesse
de sa figure ; dans un autre on la
verrait à Rheims dans tout l’éclat
de la royauté, avec son auguste et
malheureux époux, l’objet des bénédictions touchantes d’un peuple
immense ; dans un autre elle serait
peinte à Versailles au milieu de la
plus brillante cour, et surpassant
toutes les femmes qui l’environnent
par l’éclat de la beauté et un air
tout à la fois élégant et majestueux ;
un autre la montrerait arrivant à
Paris dans toute la pompe royale,
après avoir donné le jour à un Dauphin,
et l’on y verrait les Parisiens,
ce peuple si féroce aujourd’hui, se
presser sur son passage, s’enivrer en
quelque sorte de sa présence et faire
retentir l’air de cris d’alégresse. Le
jour de la première assemblée des
États généraux serait encore le sujet
d’un tableau ; là, on la verrait
au milieu des Représentans de la
nation, environnée de la plus haute
noblesse. Quelle funeste transition
serait offerte à l’esprit quand elle paraîtrait le six Octobre à la fenêtre,
dans le palais de Versailles, se montrant
avec intrépidité à un peuple
d’assassins remplissant l’air d’affreux
hurlemens et inondant du sang de ses
gardes le seuil du palais ; et ensuite
la journée du dix Août, ensuite la
captivité du Temple ; enfin on verrait
dans un autre tableau une femme
en habit mal-propre, un paquet de
linge sous le bras, descendre d’un
misérable fiacre aux portes d’une
prison, et cette femme serait la
même qu’on aurait vue triomphante,
adorée, serait la reine du plus superbe
royaume de l’univers. Je frémis
en songeant au tableau qui suivrait !…
Ces tableaux. Monsieur,
mon imagination me les présente
sans cesse, et aucun historien
ne pourra en tracer les terribles et
étonnantes gradations. » Au moment où je finis cette lettre, j’apprends
que monsieur de Loewenstein ne
reviendra que dans quatre jours,
ainsi j’irai après-demain passer vingt-quatre
heures avec ma chère Émilie,
et embrasser la malheureuse Vicomtesse.