L’Émigré/Lettre 112

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 222-227).


LETTRE CXII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai fait part, ma chère Émilie, à ma mère et à mon oncle de votre lettre, et ils ont applaudi à la généreuse résolution du comte d’Ermenstein : je lui envie, a dit mon oncle, la satisfaction de faire la fortune d’un aussi brave homme, et j’ai regretté plus d’une fois de n’avoir pas une fille ou une nièce à marier. Mon oncle va à Francfort et il parlera à la Duchesse. Ma mère et lui n’ont pas élevé le plus petit doute sur le consentement du Marquis, et ils se livrent à la joie de le voir heureux et à l’agréable idée de vivre avec lui. Pour moi je vous avoue que j’ai craint quelquefois de n’avoir pas l’air aussi satisfaite, et alors je faisais effort pour me monter à leur ton ; la crainte d’un refus, et les commentaires, qui en seront la suite affectaient mon esprit. Mon mari est entré à la fin de la conversation, on lui a fait part du sujet que l’on traitait, et la satisfaction qu’il a montrée est une preuve que nos conjectures sont fondées ; car il n’aime pas assez le Marquis pour être sensible à ce qui lui arrive d’heureux. C’est demain, pas plus tard, que mon oncle parlera à la Duchesse, et dans trois ou quatre jours nous saurons la décision du Marquis ; les craintes que vous avez de son refus me troublent ; mais en y réfléchissant elles se dissipent un peu ; les avantages qu’on lui offre sont si grands, sur-tout dans sa position ; il a vu la jeune Comtesse et m’en a parlé avec éloge ; une passion quelque violente qu’elle soit, lorsqu’elle est privée de tout espoir, peut-elle aveugler au point de se refuser au sort le plus heureux ; et si je consulte la raison, si je lui accorde quelque empire, elle doit arrêter sur le bord du précipice celui que la passion entraîne. Cependant, vous le dirai-je, ma chère amie, hier au soir en m’occupant de cette affaire, je me supposais en pareille circonstance, je me voyais pauvre et délaissée, mon cœur en même temps dominé par la plus violente passion, et je sentais que les plus grands avantages me seraient vainement offerts, s’il fallait les acheter par un mariage ; mon consentement me paraîtrait une véritable infidélité, et chacune des familiarités que le mariage autorise autant d’outrages à l’amour. Comment le cœur tout rempli d’un autre, peut-on sans fausseté se permettre les plus petits témoignages d’affection, que les liens du mariage changent pour celui qui les reçoit en preuves d’amour ? Comment, me disais-je, se résoudre à la nécessité de tromper, ou à celle de rendre quelqu’un malheureux ? Enfin si mon amour est connu de la personne qui l’inspire, n’est-elle pas en droit de regarder tout ce que je lui ai dit comme des mensonges ; mes regards passionnés, mes gestes, mes manières, comme le produit d’un habile artifice. Mais laissons ma façon de penser et de sentir, lorsqu’il est question des hommes ; ils ne sont pas capables des mêmes délicatesses, croyez que le Marquis, et je le souhaite bien vivement, acceptera les brillantes et flatteuses proportions de mon oncle ; ce n’est pas que je le croie faux ; mais les hommes le sont tous en quelque sorte, par cette habitude de galanterie qui est l’imitation et le jargon de l’amour, et le goût du plaisir est leur suprême loi. Il n’en est pas ainsi de la femme honnête ; elle ne sépare jamais le plaisir d’avec l’amour. Je cherche, hélas ! en quelque sorte, querelle aux hommes pour y envelopper le Marquis, mais je crains bien qu’il ne soit que trop à distinguer parmi eux ; je crains, que ses sentimens ne se rapprochent trop des miens ; alors il refuserait, et quel serait mon chagrin, ma chère amie, de voir que dans tous les sens je suis entraînée à le rendre malheureux ? Il aurait sans moi accepté ce que lui offre la fortune : sans moi les malheurs de son pays seraient sans effet pour lui, et le plus grand qu’il aurait éprouvé serait donc de m’avoir connue. Cette idée me trouble à l’excès, et je ne sais en vérité ce que je dois craindre et désirer. Après demain le Commandeur nous rendra compte de sa négociation ; vous en serez instruite aussitôt. Adieu, mon Émilie, vous avez moins besoin que jamais, en ce moment, de votre pénétration pour lire dans un cœur qui s’ouvre à vous entièrement, ma tendre amie.

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