Le Pour et le Contre (Désaugiers)

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LE POUR ET LE CONTRE



Mourons, mes amis, mourons
Dans la vie
Tout ennuie ;
Mourons, mes amis, mourons !
Le plus tôt que nous pourrons.

Venir au monde tout nu,
Rêver ou fortune ou gloire,
Partir comme on est venu,
Voilà toute notre histoire…
Mourons, etc.

Cependant, bon appétit,
Bonne cave, bonne chère,
Bonne fortune et bon lit,
Ne se trouvent que sur terre
Vivons, mes amis, vivons !
Fuir la vie,
C’est folie ;
Vivons, mes amis, vivons
Deux cents ans si nous pouvons.


Mais la vie est un jardin
Où l’homme épris d’une rose,
N’y peut toucher que soudain
Un peu de sang ne l’arrose.
Mourons, etc.

Mais, hélas ! si nous mourons,
De vingt minois pleins de charmes
Les yeux que nous adorons
Vont s’éteindre dans les larmes…
Vivons, etc.

Mais si nous vivons, hélas !
Nous risquons de voir nos belles
Tôt ou tard en d’autres bras
Porter leurs flammes fidèles…
Mourons, etc.

Eh quoi ! mourir dans leurs fers !
Elles seraient trop contentes…
Et croyons-nous aux enfers
En trouver de plus constantes ?
Vivons, etc.

Là-bas pourtant nous verrions
Les Racines, les Molières,
Les Panards, les Crébillons,
Qu’ici nous ne voyons guères…
Mourons, etc.

Ce parti, fort bon d’ailleurs,
N’est pourtant pas des plus sages…
Nous verrions ces grands auteurs,
Mais verrions-nous leurs ouvrages ?
Vivons, etc.


Mais un maudit charlatan,
Suivant la mode commune,
Peut, avant qu’il soit un an,
Nous tuer dix fois pour une…
Mourons, etc.

Mais au ténébreux manoir
Quand par miracle on échappe,
Il est si doux de revoir
L’épi, la rose et la grappe !
Vivons, etc.

Mais ces trésors de nos champs,
Jusques au plus faible arbuste,
Fleurissent pour les méchants
Aussi bien que pour le juste.
Mourons, etc.

Mais puisqu’à tous ces abus
Le ciel opposa sur terre
Le champagne et les vertus,
Les talents et le madère,
Vivons, etc.

Deux cents ans sont un peu longs ;
À cet âge rien ne tente…
Mais sitôt que nous aurons
De cent vingt-cinq à cent trente…
Mourons, mes amis, mourons !
Dans la vie
Tout ennuie ;
Mourons, mes amis, mourons
Le plus tard que nous pourrons.