L’Étoile du sud/XX

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Hetzel (p. 197-207).

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LE RETOUR.

Jamais John Watkins n’avait été d’aussi méchante humeur que depuis le départ des quatre prétendants, lancés à la poursuite de Matakit. Chaque jour, chaque semaine qui s’écoulait, semblaient lui ajouter un travers de plus en diminuant les chances qu’il croyait avoir de recouvrer le précieux diamant. Et puis, ses commensaux ordinaires lui manquaient, James Hilton, Friedel, Annibal Pantalacci, Cyprien lui-même, qu’il était habitué à voir assidus près de lui. Il se rabattait donc sur sa cruche de gin, et, il faut bien le dire, les suppléments alcooliques qu’il s’administrait n’étaient pas précisément faits pour adoucir son caractère !

En outre, à la ferme, on avait lieu d’être absolument inquiet sur le sort des survivants de l’expédition. En effet, Bardik, qui avait été enlevé par un parti de Cafres, — ainsi que l’avaient supposé ses compagnons, — était parvenu à s’échapper, quelques jours après. De retour en Griqualand, il avait appris à Mr. Watkins la mort de James Hilton et celle de Friedel. C’était de bien mauvais augure pour les survivants de l’expédition, Cyprien Méré, Annibal Pantalacci et le Chinois.

Aussi Alice était-elle fort malheureuse. Elle ne chantait plus, et son piano restait invariablement muet. C’est à peine si ses autruches l’intéressaient encore. Dada, elle-même, n’avait plus le don de la faire sourire par sa voracité, et avalait impunément, sans qu’on cherchât à l’en empêcher, les objets les plus hétéroclites.

Miss Watkins était maintenant prise de deux craintes, qui grandissaient peu à peu dans son imagination : la première, que Cyprien ne revînt jamais de cette expédition maudite ; la seconde qu’Annibal Pantalacci, le plus abhorré de ses trois prétendants, ne rapportât l’Étoile du Sud, en réclamant le prix de son succès. L’idée qu’elle pourrait être condamnée à devenir la femme de ce Napolitain, méchant et fourbe, lui inspirait un dégoût invincible, — surtout depuis qu’elle avait pu voir de près et apprécier un homme vraiment supérieur, tel que Cyprien Méré. Elle y pensait le jour, elle en rêvait la nuit, et ses joues fraîches pâlissaient, ses yeux bleus se voilaient d’un nuage de plus en plus sombre.

Or, il y avait déjà trois mois qu’elle attendait ainsi dans le silence et le chagrin. Ce soir-là, elle s’était assise sous l’abat-jour de la lampe, auprès de son père, qui s’était lourdement assoupi près de la cruche de gin. La tête penchée sur un ouvrage de tapisserie qu’elle avait entrepris pour suppléer à la musique négligée, elle songeait tristement.

Un coup discret, frappé à la porte, vint tout à coup interrompre sa longue rêverie.

« Entrez, dit-elle, assez surprise et se demandant qui pouvait venir à pareille heure.

— Ce n’est que moi, miss Watkins ! » répondit une voix qui la fit tressaillir — la voix de Cyprien.

Et c’était bien lui qui revenait, pâle, amaigri, hâlé, avec une grande barbe qu’on ne lui connaissait pas, des vêtements usés par les longues marches, mais toujours alerte, toujours courtois, toujours les yeux riants et la bouche souriante.

Alice s’était levée en poussant un cri d’étonnement et de joie. D’une main, elle essayait de contenir les battements de son cœur ; puis, elle tendait l’autre au jeune ingénieur, qui la serrait dans les siennes, lorsque Mr. Watkins, sortant de son assoupissement, ouvrit les yeux et demanda ce qu’il y avait de neuf.

Il fallut deux ou trois bonnes minutes au fermier pour se rendre compte de la réalité. Mais, à peine une lueur d’intelligence lui fut-elle revenue, qu’un cri — le cri du cœur — lui échappa.

« Et le diamant ? »

Le diamant, hélas ! n’était pas de retour.

Cyprien conta rapidement alors les diverses péripéties de l’expédition. Il dit la mort de Friedel, celle d’Annibal Pantalacci et de James Hilton, la poursuite de Matakit et sa captivité chez Tonaïa, — sans parler de son retour en Griqualand, — mais il fit connaître les motifs de certitude qu’il rapportait de la pleine innocence du jeune Cafre. Il n’oublia pas de rendre hommage au dévouement de Bardik et de Lî, à l’amitié de Pharamond Barthès, de rappeler tout ce qu’il devait au brave chasseur et comment, grâce à lui, il avait pu revenir avec ses deux serviteurs d’un voyage si meurtrier pour ses autres compagnons. Sous le coup de l’émotion que ce récit tragique lui inspirait à lui même, il jeta volontairement un voile sur les torts et les pensées criminelles de ses rivaux, ne voulant plus voir en eux que les victimes d’une entreprise tentée en commun. De tout ce qui était arrivé, il ne réserva que ce qu’il avait juré de garder secret, c’est-à-dire l’existence de la grotte merveilleuse et de ses richesses minérales, auprès desquelles tous les diamants du Griqualand n’étaient plus que des graviers sans valeur.

« Tonaïa, dit-il en finissant, a ponctuellement tenu ses engagements. Deux jours après mon arrivée dans sa capitale, tout était prêt pour notre retour, les provisions de bouche, les attelages et l’escorte. Sous le commandement du roi en personne, environ trois cents noirs, chargés de farine et de viandes fumées, nous ont accompagnés jusqu’au campement, où avait été abandonné le wagon que nous avons retrouvé en bon état, sous l’amas de broussailles dont il avait été recouvert. Nous avons alors pris congé de notre hôte, après lui avoir donné cinq fusils au lieu des quatre sur lesquels il comptait, – ce qui en fait le potentat le plus redoutable de toute la région comprise entre le cours du Limpopo et celui du Zambèze !

— Mais votre voyage de retour à partir du campement ?… demanda miss Watkins.

— Notre voyage de retour a été lent, quoique facile et dénué d’accidents, répondit Cyprien. L’escorte ne nous a quittés qu’à la frontière du Transvaal, où Pharamond Barthès et ses Bassoutos se sont séparés de nous pour se rendre à Durban. Enfin, après quarante jours de marche à travers le Veld, nous voici, ni plus ni moins avancés qu’au départ !

— Mais enfin, pourquoi Matakit s’est-il ainsi enfui ? demanda Mr. Watkins, qui avait écouté ce récit avec un vif intérêt, sans manifester d’ailleurs une émotion exagérée au sujet des trois hommes qui ne devaient plus revenir.

— Matakit fuyait, parce qu’il avait la maladie de la peur ! répliqua le jeune ingénieur.

— N’y a-t-il donc pas de justice au Griqualand ? répondit le fermier en levant les épaules.

— Oh ! Justice trop souvent sommaire, monsieur Watkins, et, en vérité, je ne peux pas trop blâmer le pauvre diable, accusé à tort, d’avoir voulu se soustraire à la première émotion causée par l’inexplicable disparition du diamant !

— Ni moi ! ajouta Alice.

« Ce n’est que moi, miss Watkins. » (Page 198.)

— En tout cas, je vous le répète, il n’était pas coupable, et je compte bien qu’on le laissera désormais tranquille !

— Hum ! fit John Watkins, sans paraître bien convaincu de la validité de cette affirmation. Ne croyez-vous pas plutôt que ce rusé de Matakit n’a feint la terreur que pour se mettre hors de la portée des gens de police ?

— Non !… il est innocent !… Ma conviction à cet égard est absolue, dit Cyprien un peu sèchement, et je l’ai achetée, je pense, assez cher !

— Oh ! vous pouvez garder votre opinion ! s’écria John Watkins. Moi, je garde la mienne ! »

« Trois cents noirs nous ont accompagnés. » (Page 199.)

Alice vit que la discussion menaçait de dégénérer en dispute, et elle s’empressa d’opérer une diversion.

« À propos, monsieur Cyprien Méré, dit-elle, savez-vous que, pendant votre absence, votre claim est devenu excellent et que votre associé Thomas Steel est en train de devenir un des plus riches parmi les plus riches mineurs du Kopje ?

— Ma foi non ! répondit franchement Cyprien. Ma première visite a été pour vous, miss Watkins, et je ne sais rien de ce qui s’est passé pendant mon absence !

— Peut-être même n’avez-vous pas dîné ? s’écria Alice avec l’instinct d’une parfaite petite ménagère qu’elle était.

— Je l’avoue ! répondit Cyprien en rougissant, quoiqu’il n’y eût vraiment pas de quoi.

— Oh ! mais vous ne pouvez pas vous en aller ainsi sans manger, monsieur Méré !… Un convalescent… après un voyage si pénible !… Pensez donc qu’il est onze heures du soir ! »

Et, sans écouter ses protestations, elle courut à l’office, revint avec un plateau couvert d’un linge blanc, de quelques assiettes de viandes froides et d’une belle tarte aux pêches qu’elle avait faite elle-même.

Le couvert fut bientôt mis devant Cyprien, tout confus. Et, comme il semblait hésiter à porter le couteau dans un superbe « biltong, » sorte de conserve d’autruche :

« Faut-il vous le découper ? » dit miss Watkins en le regardant avec son plus frais sourire.

Bientôt le fermier, mis en appétit par ce déploiement gastronomique, réclama à son tour une assiette et une tranche de biltong. Alice n’eut garde de le faire attendre, et, uniquement pour tenir compagnie à ces messieurs, comme elle disait, elle se mit à grignoter des amandes.

Ce souper improvisé fut charmant. Jamais le jeune ingénieur ne s’était senti en si triomphant appétit. Il revint trois fois à la tarte aux pêches, but deux verres de vin de Constance, et couronna ses exploits en consentant à goûter le gin de Mr. Watkins, — lequel d’ailleurs ne tarda pas à se rendormir tout à fait.

« Et qu’avez-vous fait depuis trois mois ? demanda Cyprien à Alice. Je crains bien que vous n’ayez oublié toute votre chimie !

— Non, monsieur, c’est ce qui vous trompe ! répondit miss Watkins d’un petit ton de reproche. Je l’ai beaucoup étudiée, au contraire, et même je me suis permis d’aller faire quelques expériences dans votre laboratoire. Oh ! Je n’ai rien cassé, soyez tranquille, et j’ai tout remis en ordre ! J’aime beaucoup la chimie, décidément, et, pour être franche, je ne comprends pas que vous puissiez renoncer à une si belle science pour vous faire mineur ou coureur de Veld !

— Mais, cruelle miss Watkins, vous savez bien pourquoi j’ai renoncé à la chimie !

— Je n’en sais rien du tout, répondit Alice en rougissant, et je trouve que c’est très mal ! À votre place, j’essaierais encore de faire du diamant ! C’est bien plus élégant que d’en chercher sous terre !

— Est-ce un ordre que vous me donnez ? demanda Cyprien d’une voix qui tremblait un peu.

— Oh ! non, répondit miss Watkins en souriant, tout au plus une prière !… Ah ! monsieur Méré, reprit-elle, comme pour corriger le ton léger de ses paroles, si vous saviez comme j’ai été malheureuse de vous savoir exposé à toutes les fatigues, à tous les périls que vous venez de courir ! Je n’en connaissais pas le détail, mais je crois bien que j’en devinais l’ensemble ! Un homme tel que vous, me disais-je, si savant, si fortement préparé à accomplir de beaux travaux, à faire de grandes découvertes, est-ce lui qui devrait être exposé à périr misérablement dans le désert, d’une morsure de serpent ou d’un coup de griffe de tigre, sans aucun profit pour la science et pour l’humanité ?… Mais, c’est un crime de l’avoir laissé partir !… Et comme j’avais raison !… car enfin, n’est-ce pas presque un miracle que vous nous soyez revenu ? et sans votre ami, monsieur Pharamond Barthès, que le ciel bénisse… »

Elle n’acheva pas, mais deux grosses larmes, qui lui vinrent aux yeux, complétèrent sa pensée.

Cyprien, lui aussi, était profondément ému.

« Voilà deux larmes qui sont plus précieuses pour moi que tous les diamants du monde, et qui me feraient oublier bien d’autres fatigues ! » dit-il simplement.

Il y eut un silence que la jeune fille rompit, avec son tact ordinaire, en remettant la causerie sur ses essais chimiques.

Il était minuit passé, lorsque Cyprien se décida à rentrer chez lui, où l’attendait un paquet de lettres de France, soigneusement rangées par miss Watkins sur sa table de travail.

Ces lettres, ainsi qu’il arrive après une longue absence, il osait à peine les ouvrir. Si elles allaient lui apporter la nouvelle de quelque malheur !… Son père, sa mère, sa petite sœur Jeanne !… Tant de choses avaient pu se produire dans ces trois mois !…

Le jeune ingénieur, après avoir constaté par une lecture rapide que ces lettres ne lui faisaient parvenir que des motifs de satisfaction et de joie, eut un profond soupir de soulagement. Tous les siens étaient bien portants. Du ministère, on lui adressait les éloges les plus chaleureux au sujet de sa belle théorie des formations adamantines. Il pouvait prolonger d’un semestre son séjour en Griqualand, s’il le jugeait utile au bien de la science. Tout était donc pour le mieux, et Cyprien s’endormit, ce soir-là, le cœur plus léger qu’il ne l’avait eu depuis bien longtemps.

La matinée du lendemain se passa à visiter ses amis, spécialement Thomas Steel, qui avait effectivement fait d’excellentes trouvailles sur le claim commun. Le brave Lancashireman n’en accueillit pas moins son associé avec la plus grande cordialité. Cyprien convint avec lui que Bardik et Lî reprendraient leurs travaux, comme devant. Il se réservait, s’ils étaient heureux dans leurs recherches, de leur assurer une part, afin de leur constituer bientôt un petit capital.

Quant à lui, il était bien décidé à ne plus tenter la fortune de la mine, qui lui avait toujours été si défavorable, et, suivant le vœu d’Alice, il résolut de reprendre une fois encore ses recherches chimiques.

Sa conversation avec la jeune fille n’avait fait que confirmer ses propres réflexions. Il s’était dit depuis longtemps que la véritable voie pour lui n’était pas dans un travail de manœuvre ni dans des expéditions d’aventurier. Trop loyal et trop fidèle à sa parole pour songer un seul instant à abuser de la confiance de Tonaïa, à profiter de la connaissance qu’il avait maintenant d’une immense caverne remplie de formations cristallines, il trouva dans cette certitude expérimentale une confirmation trop précieuse de sa théorie sur les gemmes pour ne pas y puiser une nouvelle ardeur de recherches.

Cyprien reprit donc tout naturellement sa vie de laboratoire, mais il ne voulut pas abandonner la voie où il avait réussi déjà, et se décida à recommencer ses premières investigations.

À cela, il avait une raison, et une raison des plus sérieuses, ainsi qu’on en peut juger.

En effet, depuis que le diamant artificiel devait être considéré comme irrémédiablement perdu, Mr. Watkins, qui avait eu l’idée de consentir au mariage de Cyprien et d’Alice, n’en parlait plus du tout. Or, il était probable que, si le jeune ingénieur parvenait à refaire une autre gemme d’une valeur extraordinaire, se chiffrant par plusieurs millions, le fermier pourrait bien en revenir à ses idées d’autrefois.

De là, cette résolution de se mettre à l’ouvrage sans retard, et Cyprien ne s’en cacha pas vis-à-vis des mineurs du Vandergaart-Kopje, — pas assez peut-être.

Après s’être procuré un nouveau tube de grande résistance, il reprit donc ses travaux dans les mêmes conditions.

« Et pourtant, ce qui me manque pour obtenir le carbone cristallisé, c’est-à-dire le diamant, disait-il à Alice, c’est un dissolvant approprié, qui, par l’évaporation ou le refroidissement, laisse cristalliser le carbone. On a trouvé ce dissolvant pour l’alumine dans le sulfure de carbone. Donc, il s’agit de le rechercher, par analogie, pour le carbone ou même pour les corps similaires, tels que le bore et la silice. »

Cependant, bien qu’il ne fût pas en possession de ce dissolvant, Cyprien poussait activement son œuvre. À défaut de Matakit, qui ne s’était pas encore montré au camp, par prudence, c’était Bardik qui était chargé de maintenir le feu nuit et jour. Cette tâche, il la remplissait avec autant de zèle que son prédécesseur.

Entre temps, et prévoyant qu’après cette prolongation de son séjour en Griqualand, il serait peut-être obligé de repartir pour l’Europe, Cyprien voulut s’acquitter d’un travail mentionné dans son programme et qu’il n’avait encore pu accomplir : c’était de déterminer l’orientation exacte d’une certaine dépression de terrain, située vers le nord-est de la plaine, — dépression qu’il soupçonnait avoir servi de goulot d’écoulement pour les eaux, à l’époque reculée où s’étaient élaborées les formations adamantines du district.

Donc, cinq ou six jours après son retour du Transvaal, il s’occupait de cette détermination avec la précision qu’il apportait en toutes choses. Or, depuis une heure déjà, il posait des jalons et relevait des points de repère sur un plan fort détaillé qu’il s’était procuré à Kimberley, et, chose singulière, toujours il trouvait dans ses chiffres une grosse cause d’erreur ou tout au moins de désaccord avec ce plan. À la fin, il ne lui fut plus possible de se refuser à l’évidence : le plan était mal orienté ; les longitudes, et les latitudes en étaient fautives.

Cyprien venait de se servir, à midi précis, d’un excellent chronomètre, réglé sur l’Observatoire de Paris, pour déterminer la longitude du lieu. Or, étant parfaitement sûr de l’infaillibilité de sa boussole et de son compas de déclinaison, il ne pouvait hésiter à constater que la carte, sur laquelle il contrôlait ses relevés, était complètement erronée par suite d’une importante faute d’orientation.

En effet, le nord de cette carte, indiqué, selon l’usage britannique, par une flèche en sautoir, se trouvait au nord-nord-ouest vrai, ou peu s’en fallait. Par suite, toutes les indications de la carte étaient nécessairement entachées d’une erreur proportionnelle.

« Je vois ce que c’est ! s’écria tout à coup le jeune ingénieur. Les ânes bâtés qui ont dressé ce chef-d’œuvre ont tout simplement négligé de tenir compte de la variation magnétique de l’aiguille aimantée[1] ! Et elle n’est pas ici de moins de vingt-neuf degrés ouest !… Il s’ensuit que toutes leurs indications de latitude et de longitude, pour être exactes, devraient décrire un arc de vingt-neuf degrés, dans la direction de l’ouest à l’est, autour du centre de la carte !… Il faut croire que l’Angleterre n’avait pas envoyé, pour faire ces relevés, ses géomètres les plus habiles ! »

Et il riait tout seul de cette bévue !

« Bon ! Errare humanum est ! reprit-il. Que celui-là jette la première pierre à ces braves arpenteurs, qui ne s’est jamais trompé dans sa vie, ne fût-ce qu’une seule fois ! »

Cependant, Cyprien n’avait aucune raison de tenir secrète cette rectification qu’il y avait lieu de faire pour l’orientation des terrains adamantifères du district. Aussi, ce jour même, en revenant à la ferme, ayant rencontré Jacobus Vandergaart, il lui en parla.

« Il est assez curieux, ajouta-t-il, qu’une aussi grosse erreur géodésique, qui affecte tous les plans du district, n’ait pas encore été signalée ! Elle représente une correction des plus importantes à opérer sur toutes les cartes du pays. »

Le vieux lapidaire regardait Cyprien d’un air singulier.

« Dites-vous vrai ? s’écria-t-il vivement.

— Certes !

— Et vous seriez prêt à attester le fait en cour de justice ?

— Devant dix cours, s’il le fallait !

— Et il ne sera pas possible de contester votre dire ?

— Évidemment non, puisqu’il me suffira d’énoncer la cause de l’erreur. Elle est, parbleu, assez palpable ! L’omission de la déclinaison magnétique dans les calculs de relèvement ! »

Jacobus Vandergaart se retira sans rien dire, et Cyprien eut bientôt oublié avec quelle singulière attention il avait accueilli ce fait qu’une erreur géodésique entachait tous les plans du district.

Mais, deux ou trois jours plus tard, lorsque Cyprien vint pour rendre visite au vieux lapidaire, il trouva porte close.

Sur l’ardoise, suspendue au loquet, on lisait ces mots, récemment tracés à la craie :

« Absent pour affaires. »


  1. Historique.