L’Étourdi, 1784/Première partie/7

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 35-39).

LETTRE VII.

Comment deux amans peuvent ſe voir.


L’Image de la Comteſſe m’avait ſuivi à **, & la privation de recevoir de ſes nouvelles, de lui donner des miennes, loin d’amortir mes feux, ne faiſait que les attiſer davantage. Il n’eſt point de paſſion plus tourmentante & plus difficile à vaincre que celle qu’on a pris plaiſir à flatter, qui eſt formée dans un âge tendre, & dans un cœur dont les ſenſations n’ont pas encore été émouſſées par l’habitude du plaiſir. Il n’eſt point de maux plus ſenſibles que les efforts que l’on fait pour l’en bannir, ſurtout quand l’objet qui l’a fait naître a des charmes. Une longue, abſence n’eſt ſouvent qu’un long voile, en faveur duquel elle fait de rapides progrès.

Je t’aſſure, Deſpras, que je n’ai jamais regardé le goût que Madame de Larba avait pour moi, comme un de ces goûts paſſagers que quelques charmes font naître, & qu’un inſtant détruit. Du moins toutes ſes démarches me le prouverent, juſques au moment où le Chevalier de Serfet me força, pour ainſi dire, de m’arracher de ſon cœur, ainſi que tu l’apprendras dans la ſuite de mes lettres. Accablée ſous le poids de l’abſence, & dans l’impoſſibilité de voler où j’étais, elle forma le projet de m’attirer où je l’avais laiſſée. L’aſcendant qu’elle ſavait que mon frere avait ſur l’eſprit de mon pere, était l’inſtrument qu’elle voulait employer pour notre réunion. Le ſacrifice de ſes jours n’était, à ce qu’elle m’écrivit, qu’une faible preuve de ſa tendreſſe.

„ Rien ne peut te la dépeindre me manda-t-elle ? Mes careſſes ſont les ſeules expreſſions qui puiſſent t’en donner une idée. Mon cœur eſt flétri par la douleur, & deſſéché par l’amour. Ta préſence eſt le ſeul remede qui lui convienne, te voir eſt pour moi le bonheur. J’ai réſolu d’engager ton frere d’écrire à ton pere en ta faveur, pour que tu reviennes ici ; & s’il me refuſe, je l’y ferai conſentir le piſtolet ſur la gorge. Je ſuis capable de tout, hors de renoncer à toi. “

Cette lettre, qui me fut remiſe par une perſonne de confiance que la Comteſſe m’envoya, me fit le plus grand plaiſir, en me confirmant la poſſeſſion, du cœur d’une femme que j’adorais, & me cauſa en même-temps les plus vives allarmes. Je craignis de compromettre mon amante ; je me rendis auprès d’elle.

Une perruque à faces qui me cachait une partie du viſage, une paire de mouſtaches poſtiches, & ma barbe fort noircie, me déguiſaient aſſez bien pour n’être pas reconnu. Dans cet accoutrement l’avais tout l’air d’un cocher du bon ton. Ce fut ſous ce titre que je me préſentai chez Madame de Larba ; comme elle était ſortie, & que je demandais ſi ſon mari l’avait accompagné, ſi elle devait bientôt rentrer, &c. Le laquais à qui je faiſais ces queſtions me prouva, par l’élégance & l’énergie des expreſſions de ſa réponſe, combien elles étaient déplacées. Je devins plus diſcret dans mes interrogations, & j’attendis avec impatience, & en me promenant dans la cour, le retour de la Comteſſe. Elle arrive ; je vole ſur ſes traces. Les iſſues de la maiſon m’étaient connues. Je ne rencontre perſonne dans l’antichambre, j’entre ſans être annoncé dans la piece où elle était.

Peins-toi, s’il eſt poſſible, mon cher Deſpras, ma joie & mon étonnement, de la trouver ſeule, les yeux humides, pouſſant de grands ſoupirs, & tenant à la main la réponſe que j’avais fait a ſa lettre. Cet inſtant ſembla me donner une nouvelle ame pour goûter le plaiſir, & rendit la mienne inſenſible à la douleur.

Mon deſſein était de ne point la troubler ; mais un petit bruit que je fis en gliſſant ſur le parquet, me décela. Auſſitôt elle ſe retourne, & dans la plus grande confuſion elle me contemple. Son cœur lui dit que c’eſt moi ; mais ſes yeux la démentent. Je ne puis réſiſter plus long-temps ; je ſaute à ſon cou, je l’embraſſe, je la comble de baiſers. Elle veut me rendre mes careſſes, me prodiguer les ſiennes ; mais ma préſence ſi deſirée, ſi peu prévue, cauſa en elle une ſi grande révolution, que ſon ame fut pour un moment anéantie. À l’aide de quelques ſels que je trouvai ſur ſa table, & que je lui fis reſpirer, je la rappellai bientôt à la lumiere, mais pour la replonger de nouveau dans des évanouiſſemens moins à craindre & plus voluptueux.