L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre III

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chapitre iii

le 16 mai.

La Constitution de 1875 : une stabilité imprévue. — Les débuts du Parlement. — Préludes d’un coup d’État. — L’appel au pays et la campagne électorale. — Une tentative avortée. — La rentrée dans la vie normale. — L’Exposition de 1878. — Le maréchal donne sa démission.

Depuis 1789, l’organisation des pouvoirs publics, en France, a été transformée onze fois du tout au tout, sans compter les modifications de détail ou les simples changements de forme, tels que le sénatus-consulte de l’an xii ou la revision, en 1830, de la charte de 1814[1].

La première Assemblée nationale commença par porter la hache sur toutes les institutions qui entouraient la monarchie et enfanta, pour les remplacer, la constitution de 1791. Trop imbus du dogme de la séparation des pouvoirs, les Constituants firent une œuvre de méfiance et et d’isolement : les ministres, tenus en dehors du Parlement, le souverain, entravé dans l’exercice de ses prérogatives les plus élémentaires, ne pouvaient gouverner à côté d’une assemblée unique, isolée, elle aussi, dans sa toute-puissance. La constitution de 1791 était frappée de mort dès sa naissance. La Convention tenta de lui en substituer une autre dans laquelle le système représentatif serait concilié avec l’exercice direct de la souveraineté nationale. Condorcet présenta le rapport en février 1793, mais, dans l’intervalle, les idées girondines avaient cessé de plaire avant même que d’avoir été appliquées, et ce fut une constitution jacobine qui fut proclamée le 24 juin de la même année. La ratification populaire pour les lois en constituait la principale originalité ; cet ombre de régime régulier s’effaça bientôt devant le gouvernement révolutionnaire établi par les décrets du 10 octobre et du 10 décembre, et le Comité de Salut public demeura seul investi de tous les pouvoirs.

La constitution de l’an iii, dont Boissy d’Anglas fut rapporteur, contenait des divagations métaphysiques inspirées par le Contrat social. Elle établissait deux conseils de même origine : le conseil des Cinq-Cents, qui devait proposer les lois, et le Conseil des Anciens, qui devait les discuter sans avoir le droit de les amender. Le pouvoir exécutif appartenait au Directoire. Si des utopies de l’an iii rien n’est resté, il est juste de remarquer que les grandes lois organiques qui furent votées à la même époque servent, encore aujourd’hui, de base à notre administration.

En l’an vii, Sieyès reparut avec toute une hiérarchie agréable à l’œil, allant des « listes de notabilités » dressées par les électeurs, et sur lesquelles on devait choisir les fonctionnaires, jusqu’au grand électeur, magistrat sans autorité qui devait présider au bon fonctionnement de la Constitution. Bonaparte accepta les listes de notabilités qu’il iugea inoffensives, mais remplaça le grand électeur par un premier Consul dont le sénatus-consulte de l’an xii fit un empereur héréditaire.

Puis vint une longue période de parlementarisme : la charte de 1814, remplacée pendant les Cent-jours par l’Acte additionnel, fut rétablie l’année suivante ; elle subit, en 1830, quelques modifications assez peu importantes et dura ensuite jusqu’en 1848. Alors reparurent les préambules ampoulés, les grands principes, les généralités creuses qui avaient charmé les législateurs de la fin du siècle précédent. La constitution de 1848, rédigée par Marrast, Dufaure, Dupin aîné, Tocqueville, Odilon Barrot, Considérant, Vaulabelle, Lamennais, fut promulguée le 7 novembre « en présence de Dieu et au nom du peuple ». Il était dit que « la République française était une, démocratique et indivisible », qu’elle avait pour bases « la famille, le travail, la propriété », qu’elle « reconnaissait des droits antérieurs et supérieurs aux lois positives », toutes choses excellentes en soi, mais un peu naïves.

La constitution de 1852 fut, avant tout, antiparlementaire et dirigée contre l’Assemblée, réduite, sous le nom de « Corps législatif », au rôle le plus modeste et le plus effacé. Elle dura huit ans. Dès 1860, l’Empereur fut amené à accorder la publicité des débats et le droit de voter une adresse en réponse au discours du trône ; deux ministres sans portefeuille représentèrent le gouvernement auprès des députés. Un grand mouvement d’opinion s’étant manifesté aux élections de 1863, le droit d’interpellation et la présence des ministres dans le Corps législatif furent concédés (janvier 1867). Enfin le sénatus-consulte du 8 septembre 1869 établit la véritable responsabilité ministérielle et le vote du budget par chapitres. Le régime que ratifia le plébiscite du 8 mai 1870 ressemblait donc à celui de 1830. Le suffrage universel et la responsabilité — d’ailleurs toute fictive — du souverain constituaient les seules différences. Mais l’expérience n’eut pas le temps de se faire, et l’Empire libéral succomba à Sedan en même temps que l’Empire absolu.

Il est impossible en passant en revue, si rapidement que ce soit, cette collection de textes constitutionnels, de n’être pas frappé de ce fait que, sur cent quatre années de notre existence nationale[2], les deux constitutions parlementaires (celle de 1814-1830 et celle de 1875) ont duré cinquante-quatre ans, tandis que les huit autres constitutions ont duré ensemble cinquante ans, c’est-à-dire que leur durée moyenne a été d’un peu plus de six ans. Jamais les mérites du régime parlementaire n’ont été soulignés dans l’histoire d’une manière plus nette et plus indiscutable que par ce fait. Assez illogique en soi, le régime parlementaire convenait, mieux que tout autre, à un siècle de transition et pouvait seul conduire l’Europe, et la France en particulier, de la monarchie de droit divin à la démocratie pure. Cette impression s’accentue si l’on rapproche les uns des autres les textes constitutionnels que nous venons d’énumérer. La plupart, hâtivement rédigés pour les besoins d’une cause ou d’un homme, portent l’empreinte de l’inexpérience gouvernementale la plus complète. Les grandes phrases à périodes ronflantes, les combinaisons ingénieuses ou savantes n’y remplacent point la connaissance des hommes et la notion exacte des besoins de l’époque. C’est en cela surtout que la constitution de 1875 diffère si complètement de celles qui l’ont précédée.

Au lieu de consister en une œuvre compacte, unique, élaborée et acceptée d’un seul coup, elle est, en quelque sorte, dispersée dans trois lois constitutionnelles distinctes les unes des autres. Nous avons vu, d’ailleurs, dans quel esprit pratique elle a été rédigée, et comment son caractère transactif a permis à des collaborateurs d’opinions très diverses de concourir à sa confection.

À la base est établi un très large électorat puisque, à la qualité de citoyen français il suffit, pour être électeur, de joindre l’âge de vingt et un ans et six mois de résidence dans une commune. La question de l’électorat, si troublante dans d’autres pays, est donc réglée ; on ne peut aller plus loin, à moins d’admettre le suffrage des femmes, ce que l’opinion ne paraît pas disposée à réclamer de sitôt. La Chambre se renouvelle en entier tous les quatre ans. Il est probable que le mode d’élection subira encore des transformations, puisque la querelle entre le scrutin de liste et le scrutin d’arrondissement dure depuis 1817. Quant au danger du mandat impératif, ce chancre de la vie parlementaire, « la forte organisation des partis et l’élévation des mœurs politiques[3] » sont les seules garanties qu’on puisse lui opposer[4].

Pour le Sénat, on avait rêvé, au début, des prérogatives considérables ; tout au contraire, son rôle s’est dessiné, dans la pratique, d’une façon assez amoindrie ; si amoindrie même que quelques hommes politiques se laissèrent entraîner à l’envisager comme un rouage inutile. Les circonstances prouvèrent plus tard de quelle nature était son utilité. En fait, il y avait à craindre que le Sénat ne voulût, lui aussi, renverser les ministères et exiger que les ministres eussent une égale responsabilité devant les deux Chambres. C’était là un écueil sérieux ; on ne le vit qu’après l’avoir doublé. L’inamovibilité paraissait, en principe, devoir constituer un rempart contre les entraînements irréfléchis : il n’en fut rien, et l’on put, dans la suite, la sacrifier sans regrets. Par contre, l’électorat, ingénieusement combiné de façon à faire participer à la désignation des sénateurs tous les conseils municipaux du pays, a donné ce qu’on en attendait. Mais plus encore que la diversité d’origine, le renouvellement partiel et la plus grande durée du mandat ont contribué à faire du Sénat une Assemblée tout à fait distincte de la Chambre et bien en rapport avec le rôle que les événements allaient lui assigner.

Le Président est irresponsable, et c’est l’Assemblée nationale qui l’élit pour sept ans ; il ne semblait pas très armé contre les exigences et l’arbitraire du Parlement, sauf par le droit de provoquer une nouvelle délibération sur les lois votées ; encore ce privilège est-il resté hors d’usage, et certains députés en ignorent peut-être l’existence. Le droit de dissolution est exercé par le Président d’accord avec la Chambre haute. Le chef de l’État communique avec les sénateurs et les députés par voie de message et préside le conseil des ministres.

Les ministres peuvent être plus ou moins nombreux ; la Constitution n’en fixe pas le nombre ; elle se borne à les déclarer responsables ; ils le sont individuellement de leur administration et solidairement de leur politique.

Telles sont, très brièvement résumées, les institutions que l’Assemblée nationale de 1871 donna au pays après quatre ans d’attente et sans enthousiasme aucun. Personne ne semblait croire à leur durée. « On a bien vu quelquefois des hommes d’État promettre à leurs créations politiques la perpétuité, disait spirituellement M. de Mazade ; mais M. Buffet est le premier qui commence par mettre de la cendre au front de la constitution qu’il a contribué à faire, en lui rappelant sa fragilité et la brièveté probable de ses jours[5]. » À gauche, on concevait aussi des inquiétudes. Tout en faisant observer que « les difficultés et les crises sont la trame vivante des gouvernements libres », Jules Ferry disait avec une certaine mélancolie : « Rien ne se fait vite, rien n’est à la vapeur dans le fonctionnement d’un régime à trois pouvoirs. C’est le plus lent des moteurs : il lui faut, pour marcher et produire, beaucoup de temps, beaucoup d’efforts. Les procédés rapides dont la mécanique moderne se glorifie, ne sont point son fait : c’est un gouvernement qui gagne son pain quotidien, mais à la sueur de son front[6]. » Du moins chacun sentait la nécessité de faire vivre ces institutions. « La constitution de 1875, écrivait Jules Favre[7], est loin d’être parfaite : son maintien scrupuleux n’en est pas moins une condition de salut. Ne pas souffrir qu’il y soit touché, n’y pas toucher soi-même sont deux règles de conduite corrélatives, puisées aux mêmes principes : la nécessité d’institutions stables et le devoir de les protéger par leur propre force contre toute atteinte. Lorsque ce grand et salutaire exemple aura été donné, nous aurons fait un pas de plus dans la voie où se tiennent debout les gouvernements libres. L’Angleterre nous y a depuis longtemps précédés ; elle y a trouvé le repos, l’honneur, la prospérité. Sachons imiter sa sagesse. »

Jamais pronostics fâcheux ne reçurent du temps et des circonstances un démenti plus absolu. On pouvait craindre des conflits entre le chef de l’État et le Parlement ; on le pouvait d’autant plus que M. Thiers avait — dans des circonstances très particulières, il est vrai — orienté dangereusement l’institution de la présidence. Le maréchal de Mac Mahon fut presque constitutionnel ; M. Grévy le fut tout à fait, et toute méfiance s’éteignit du côté de l’Élysée. Quant au conseil des ministres, il fut, par son instabilité même, l’ancre de salut du nouveau régime. Il y a, dans le tempérament français, une imperfection grave qui entraîne après soi tout un cortège de conséquences fâcheuses. L’opinion publique a, chez nous, la manie de la responsabilité. Sous le coup d’une émotion quelconque ou de quelque événement imprévu, l’opinion s’en prend toujours à quelqu’un et ne s’apaise qu’après avoir exécuté — fût-ce un innocent. Elle ressemble à ces hommes de caractère emporté qui, pour dominer leur colère, brisent un meuble et retrouvent aussitôt le calme et la lucidité. Quand un peuple a de si dangereuses habitudes, on ne peut lui offrir qu’un ministère à renverser. Car s’il a un chef responsable et qu’il s’attaque à lui, c’est une révolution.

Bon nombre de crises ministérielles survenues sous le régime de 1875 nous ont évité des révolutions : les motifs qui les occasionnèrent furent souvent puérils, mais on ne peut raisonner avec une opinion qui ne se possède pas, et ces crises jouèrent le rôle bienfaisant d’une soupape de sûreté. D’autre part, il n’est pas exact qu’elles aient désorganisé l’administration ; au début, cela a pu être, mais le mal fut vite réparé. Dans la plupart des ministères, le ministre, en dehors de son rôle politique de membre de gouvernement, ne fait qu’entr’ouvrir le portefeuille dont il est titulaire. Des directeurs et des chefs de service, jouissant de stabilité et d’autorité, accomplissent sous un chef diffé­rent une besogne identique, dans le même esprit. Ainsi s’explique que de grandes réformes aient pu être entreprises et menées à bien avec lenteur et esprit de suite[8].

Dans cette mise en pratique de la République parlementaire, tout fut donc imprévu et paradoxal. Une Assemblée d’origines et de tendances monarchistes a fondé la République ; une constitution, dont le caractère provisoire était proclamé par ceux-là mêmes qui l’avaient rédigée, a dépassé en durée toutes les constitutions « définitives » auxquelles elle succédait. Les conflits probables entre les deux Chambres et la présidence ne se sont pas produits, et l’harmonie s’est établie entre les trois pouvoirs, qui ont pris chacun un rôle différent. Une opinion inquiète et turbulente a trouvé, enfin, dans la responsabilité ministérielle la soupape dont elle avait besoin, et, sous les dehors de l’instabilité, un régime remarquablement stable s’est établi et a prospéré.

En 1876, les débuts de la nouvelle Chambre, que présidait M. Jules Grévy, et du nouveau Sénat, qui avait appelé au fauteuil le duc d’Audiffret-Pasquier, ne présageaient pas de si heureux résultats. Nulle tradition ne se dessi­nait encore ; la discipline faisait défaut dans les groupes parlementaires. L’expérience manquait également, et la bonne volonté n’y suppléait point. Celle-ci se traduisait par la multiplicité des propositions dues à l’initiative des députés. La Chambre de 1876 était arrivée avec une inépuisable provision de projets en portefeuille. Organisation militaire, administration, magistrature, cultes, enseignement, chemins de fer, régime de la propriété, chacun avait sur chaque sujet des améliorations à proposer.

« Il n’y a pas de jour, dit M. de Mazade, où M. le président Grévy, homme plein de patience, n’ait à enregistrer à son rang quelque production nouvelle de l’initiative parlementaire, et on a imaginé un moyen commode de tout concilier, de désintéresser l’amour-propre des auteurs des propositions sans rien engager : c’est la prise en considération. Il y a en ce moment plus de quatre-vingts commissions occupées à examiner une multitude de motions[9]. » La Chambre était néanmoins suffisamment ministérielle. La majorité ne se « cherchait » pas. Elle « s’offrait » en quelque sorte. « L’esprit de gouvernement l’emportait dans des proportions vraiment inespérées[10] » au sein du parti républicain. On en eut la preuve lorsque la question de l’élection des maires revint sur le tapis. Les républicains, sur le rapport de Jules Ferry, acceptèrent une transaction dans le seul but de ne pas entraver les mouvements du ministère[11].

Certains groupes avancés s’entendaient avec l’extrême droite pour perpétuer les confusions, les préjugés, les éternelles et vaines querelles de parti. La République de tout le monde n’était décidément pas la leur ; mais tandis que M. Tirard réclamait la suppression de l’ambassade près le Saint-Siège, et que MM. Clemenceau et Raspail, soutenant la proposition d’amnistie, déclaraient que les « Versaillais », eux aussi, avaient besoin d’être amnistiés, Gambetta, devenu président de la commission du budget, apportait à la cause de l’ordre l’appui de sa vibrante éloquence et ne craignait pas de qualifier, en plein Belleville, la Commune d’« insurrection criminelle[12] ».

Rien, dans la situation intérieure du pays, ne légitimait l’espèce d’angoisse, d’affolement que ressentaient les conservateurs en face des républicains, rien, si ce n’est l’ignorance profonde où ils se trouvaient de leurs ambitions et de leurs desseins. À aucune époque on n’a vu une divergence de sentiments à la fois plus profonde et moins fondée entre deux partis. La répugnance qu’avait éprouvée le maréchal à confier le pouvoir à M. Jules Simon[13], les députés l’éprouvaient à leur tour à suivre le nouveau chef du cabinet, même lorsque celui-ci défendait leurs principes les plus chers. Conservateur, M. Jules Simon l’était, à coup sûr, plus qu’aucun de ceux qui se paraient de ce titre et lui refusaient leurs voix. Il en donnait les preuves chaque jour.

À gauche, on réclamait l’épuration des fonctionnaires hostiles à la forme du gouvernement. Il y avait eu de véritables scandales dans certains départements, et l’épuration était indispensable, mais on la voulait trop complète. Jules Simon résista avec énergie. « Si je vous écoutais, dit-il aux républicains avancés, j’introduirais dans les mœurs françaises cette rotation des offices américaine, cause de tant de maux. » Un conflit budgétaire s’étant élevé entre la Chambre et le Sénat[14], le ministre défendit les droits de la haute Assemblée. Il était impossible de mettre ses actes en contradiction avec les paroles qu’il avait prononcées en arrivant au pouvoir. Il s’était déclaré « profondément républicain et profondément conservateur ». On ne pouvait lui en vouloir d’être conservateur, ni s’inquiéter qu’il fût républicain. Les chances de restauration monarchique avaient tellement rétrogradé depuis quatre ans que, à part quelques exaltés, nul ne songeait à remettre en question la forme du gouvernement ; les plus pressés convenaient d’attendre au moins la fin du septennat.

Non ! le conflit dont les préludes commençaient d’énerver l’opinion avait d’autres causes. On a pensé longtemps que le Maréchal Président, partageant les inquiétudes de son entourage, avait admis cette idée si singulière et si répandue que l’escalier libéral conduisait immanquablement au gouffre anarchiste, et que sur ses marches glissantes aucun républicain, même le mieux intentionné, ne saurait retenir le pays ; que, dans cette conviction, il avait résolu de mettre un cran d’arrêt pour ainsi dire à la marche en avant de l’opinion, mais que, par indécision et manque de confiance en lui-même, il n’avait pas été jusqu’au bout de son dessein et s’était laissé vaincre par des adversaires plus résolus. Or il est un point qui domine tout et sur lequel il est impossible de se méprendre, aujourd’hui que le véritable caractère de la crise du 16 mai est apparu clairement. Cette crise ne fut point politique, elle fut essentiellement religieuse.

Après que, couronnant l’œuvre de son long pontificat, le pape Pie ix eut offert au monde « un césarisme intellectuel, comme le remède unique, comme la solution vainement et longtemps poursuivie dans le désarroi de toutes choses[15] », on vit, en France, un nouveau catholicisme — non plus celui que nos pères avaient connu et aimé — monter de toutes parts à l’assaut de la société moderne : il s’était précisé pendant les sombres jours de 1870 ; les esprits affaiblis ou terrifiés avaient accueilli avec transport ses visions consolantes et ses surprenantes prophéties ; des dévotions nouvelles étaient nées : une étrange idolâtrie en faisait le fond. Comme jadis, en Phrygie, sous Marc-Aurèle, l’attente de quelque rénovation mystique hypnotisait les âmes ; des scènes d’illuminisme et d’extase se produisaient à chaque instant. « D’innombrables petits livres répandaient partout des chimères ; les bonnes gens qui les lisaient trouvaient cela plus beau que la Bible[16]. » Quand, après la guerre, le calme se fut rétabli, nombre de sanctuaires, inconnus la veille, ouvrirent leurs portes aux fidèles. Le clergé demeurait sur la réserve. Chose curieuse, c’étaient des laïques qui avaient mené le mouvement, organisé les pèlerinages, répandu le nouvel Évangile. Ils semblaient vouloir confisquer la religion et en faire leur chose. Ils avaient pour quartier général le monastère de Paray-le-Monial ; ils y entrainaient les députés et s’indignaient que le duc de Broglie et M. Beulé n’allassent pas y faire leurs dévotions. M. du Temple et M. de Belcastel jouaient à l’Assemblée le rôle d’évêques laïques ; ils se prodiguèrent pour faire passer la loi relative à la construction de la basilique de Montmartre, et peu s’en fallut qu’un vote solennel ne « consacrât la France repentante au Sacré-Cœur de Jésus ». Sans doute, plus d’un bon chrétien s’affligea de ces exagérations en songeant à la réaction qu’elles devaient nécessairement déterminer.

Elle ne tarda pas, en effet, et il y eut une « émulation désastreuse entre l’esprit clérical et l’esprit radical[17] ». L’un et l’autre ont leurs pontifes et leurs fidèles : la religion radicale s’imagine avoir reçu, depuis 1793, le don des miracles et le don des langues.

Le cléricalisme, injuslement dénommé de la sorte, puisque les laïques y ont eu plus de part que les prêtres, s’est cantonné successivement sur deux terrains de combat, mal choisis l’un et l’autre : le pouvoir temporel du Pape et l’éducation nationale. Entre 1872 et 1877, les revendications en faveur du pouvoir temporel furent incessantes. Sans tenir compte des difficultés où nous nous trouvions et des indications du plus élémentaire bon sens, on les multiplia. Il circulait des pétitions jusque dans les écoles primaires, et quelques-unes étaient conçues dans des termes offensants pour le gouvernemenl du roi Victor-Emmanuel. Des prélats, emportés par leur zèle, firent de cette question brûlante le thème de leurs mandements, et on vit l’évêque de Nevers organiser dans son diocèse une manifestation contre une loi que venait de voter le parlement italien et proposer aux maires du diocèse de s’y associer. Il semblait que le cléricalisme fût au-dessus ou en dehors des lois. Ses velléités agitatrices devenaient chaque jour plus inquiétantes pour l’avenir du pays et pour son bon renom au dehors.

L’orage éclata enfin ; il y eut à la Chambre une interpellation sur les « menées ultramontaines ». Gambetta, ce jour-là, s’abandonna à la violence ; tout en se défendant de vouloir attaquer le Concordat, il dépeignit le corps épiscopal en rébellion contre le gouvernement et le dénonça à l’opinion par ces mots célèbres : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » Cette parole pesa d’un grand poids et d’un poids néfaste sur toute une époque. La politique cléricale et la religion sont deux choses très différentes ; il était juste de ne pas les confondre et de combattre l’une sans attaquer l’autre ; il était habile même de se protéger de l’une par l’autre. Le clergé français est volontiers gouvernemental ; on l’eût gagné en le traitant bien et en ne lui faisant pas porter la peine des excès commis par des laïques. On eût, du même coup, enlevé à l’opposition une de ses armes les plus redoutables ; c’est la question religieuse qui a permis aux partis monarchistes de se perpétuer si longtemps.

La réponse de M. Jules Simon à l’interpellation fut telle que pouvaient la dicter la modération et la raison ; il était visible que le gouvernement représentait l’opinion du pays sur ce grave sujet[18]. Le débat, toutefois, prit fin d’une manière peu satisfaisante. L’ordre du jour qui fut voté, sans atteindre le cabinet, n’était pas de nature à faciliter sa tâche. Cela se passait le 4 mai. Douze jours s’écoulèrent dans un malaise indéfinissable : on parlait de coup d’État sans y croire, parce qu’après tout rien d’anormal ni d’inquiétant ne s’était produit. Or le 16 mai, au matin, le maréchal adressa à M. Jules Simon une lettre emportée et de tous points incorrecte par laquelle il lui retirait sa confiance. La lettre fut connue en peu d’instants dans Paris, où elle causa une surprise émue. Un ministère tout fait sortit comme d’une trappe. Le duc de Broglie en avait la présidence ; MM. de Meaux, de Fourtou et un sénateur bonapartiste, M. Brunet, étaient ses collaborateurs[19].

Un message de prorogation fut adressé aux Chambres : « Je n’en reste pas moins, aujourd’hui comme hier, disait le chef de l’État, fermement résolu à respecter et à maintenir les institutions qui sont l’œuvre de l’Assemblée de qui je tiens le pouvoir et qui ont constitué la République. Jusqu’en 1880, je suis le seul qui pourrais proposer un changement, et je ne médite rien de semblable : tous mes conseillers sont, comme moi, décidés à pratiquer loyalement les institutions et incapables d’y porter aucune atteinte[20]. » Il n’est pas certain que les « conseillers » du Président partageassent, sur ce point, l’opinion qu’il exprimait avec tant d’assurance. Quant à sa conscience, elle ne lui reprochait rien. À côté de la consigne républicaine qu’il avait acceptée sans arrière-pensée et qu’il observait avec une fidélité « procédant à la fois des délicatesses du gentilhomme et de la passivité du bon gendarme[21] », il tenait pour non moins impérieuse une autre consigne non écrite qu’il interprétait, celle-là, avec les préjugés de son milieu et sous l’influence dominante des coteries qui l’entouraient. C’était la consigne cléricale et conservatrice, au sens que les cléricaux attribuaient à cette expression. Le maréchal n’était pas, à leurs yeux, le seul gardien de l’ordre public ; il était encore le défenseur de certaines idées, le protecteur de certains groupes ; il y avait des opinions qu’il ne devait pas laisser exprimer, des hommes auxquels il devait barrer la route. On le lui répétait à tout instant. Laissé à lui-même, il eût été un président modèle ; sans cesse harcelé par son entourage, il perdait la notion de sa propre situation, de l’origine de son pouvoir et de la nature de ses attributions. De là, les clartés honnêtes de son langage et le peu de conformité des actes aux paroles. Quand, au cours de ses voyages, il répondait aux allocutions ou bien qu’il adressait quelque message au pays, c’était lui-même qui parlait ou écrivait ; d’autres, trop souvent, agissaient sous son nom. Or, toutes les influences politiques, toutes celles qui s’exerçaient au nom d’un parti déterminé le trouvaient inébranlable ; il avait accepté d’être Président de la République ; trahir la République lui eût fait horreur ; et c’était la trahir que de servir les intérêts bonapartistes ou légitimistes. L’influence exercée au nom de la religion le trouvait tout autrement disposé ; par là il était accessible ; par là aussi l’action s’exerçait, incessante, et le maréchal la subissait d’autant plus aisément qu’en résistant aux républicains, il s’imaginait encore être utile à la République.

L’acte qu’il venait d’accomplir conservait, du reste, à ses yeux, le caractère de la légalité : en demandant au Sénat la dissolution de la Chambre des députés, il n’allait pas au delà de ses prérogatives : tout au plus les dépassait-il un peu en renvoyant ses ministres de sa propre autorité. Mais si la Constitution demeurait sauve dans la forme, l’esprit s’en trouvait manifestement violé ; le 16 mai fut — ou voulut être, puisqu’il échoua — un coup d’État moral. Il fut dirigé contre des idées plutôt que contre des hommes ; il visa à atteindre des doctrines, non des institutions.

Aussi demeura-t-il incompris pendant quelques jours ; le pays crut d’abord à un appel un peu brusque de son chef, le consultant en toute franchise pour obtenir de lui une orientation plus décisive et plus nette ; l’émotion se propagea à mesure que l’attitude du gouvernement vint souligner le caractère et la portée de l’entreprise. On se vit avec stupeur en présence d’une tentative énergiqne et malveillante dirigée contre l’opinion pour la maîtriser et la capter. Le clergé s’y associait avec ardeur. Le maréchal avait une politique, il en parlait à tout propos, même à l’armée[22], par une étrange incohérence de son jugement troublé. Les ministres prenaient une attitude de combat : « Nous n’avons pas votre confiance, vous n’avez pas la nôtre », avait dit audacieusement M. de Fourtou, à la tribune de la Chambre ; on avait cru à une boutade ; c’était un programme. Partout, en province, on fermait les cercles, on saisissait les journaux ; les préfets avaient ingénieusement découvert le moyen d’éluder la loi de 1875[23]. On destituait les maires, et une pression effrontée s’exerçait sur les fonctionnaires demeurés en place. « À côté des manifestations officielles, par lesquelles on déclare vouloir rester sur le terrain constitutionnel, dit M. de Mazade[24], il se fait tout un travail poussant par degrés le gouvernement hors des voies régulières, séparant le pouvoir personnel du maréchal de la Constitution, menaçant le pays de crises nouvelles, de dissolutions réitérées, s’il ne vote pas bien. » En face de toutes ces illégalités, la majorité n’avait qu’une chose à faire : présenter à la réélection les 363 qui avaient voté contre le ministère du 16 mai.

Quant vint l’été, les conseils généraux se réunirent pour la forme, le Parlement n’ayant pas voté, pour 1878, les contributions directes que les assemblées départementales ont pour mission de répartir dans leur session d’août. À mesure que les élections approchaient — on les avait fixées au 14 octobre, à la limite des délais permis par la loi — la candidature officielle se fit plus scandaleuse. La mention : « Candidat du gouvernement de M. le maréchal de Mac Mahon » figurait sur papier blanc[25] dans les mairies. L’administration prodiguait les appels au zèle de ses représentants, doublant les circulaires publiques de circulaires confidentielles qui les corrigeaient[26] ; en même temps, les évêques publiaient des mandements électoraux, conviant les fidèles à marcher au scrutin, comme à l’accomplissement de quelque devoir religieux.

Or, malgré les perquisitions et les répressions, le gouvernement n’arriva pas à persuader au pays que MM. Bérenger, Léon Renault, Laboulaye, Dufaure ou Léon Say fussent des révolutionnaires dangereux. À première vue, les résultats de la journée du 14 octobre parurent assez indistincts ; mais on se rendit compte bientôt que le parti réactionnaire subissait un terrible échec. La pression exercée en sa faveur ne lui gagnait qu’une quarantaine de sièges, et la majorité républicaine restait de plus de 100 voix[27]. Un écart de 700,000 voix sur 10 millions d’inscrits et 7 millions de votants représentait la différence des forces dans les deux camps.

Cette longue crise compromettait à la fois la Constitution et l’Exposition universelle de 1878, qui s’ouvrait au printemps suivant. Le commerce et l’industrie souffraient ; il y avait partout de l’incertitude et de la paralysie. Cependant, dans certains milieux, on ne reculait pas devant la responsabilité de prolonger, au détriment du pays, un si fâcheux état de choses ; les ministres ne se retirèrent pas tout de suite, envisageant peut-être la possibilité d’une nouvelle dissolution que réclamaient les partis extrêmes. Il fallut renverser le cabinet, renverser encore, vingt jours plus tard, le cabinet d’affaires qui se constitua le 23 novembre sous la présidence du général de Rochehouët, et avec lequel la Chambre refusa « d’entrer en rapport, attendu qu’elle voyait dans la constitution de ce cabinet la négation des principes parlementaires[28] » Enfin, échappant aux conseils funestes de son entourage, le maréchal redevint lui-même et se décida à appeler M. Dufaure, qui constitua un ministère avec le concours de MM. de Marcère, Léon Say, Bardoux, Waddington (affaires étrangères), de Freycinet, Teisserenc de Bort, l’amiral Pothuau et le général Borel. C’était le retour à la vie normale, la rentrée « dans la vérité parlementaire, dans la pratique assurée des institutions[29] ». Les intransigeants de droite y virent une « capitulation devant l’ennemi ». Mais la nation, délivrée de tout souci, et rassurée, retourna joyeusement à ses affaires. Tout fut à la paix : le maréchal Canrobert alla représenter la France aux obsèques de Victor-Emmanuel ; peu après, le monde catholique acclama l’avènement de Léon xiii au trône pontifical, et beaucoup eurent l’impression qu’une ère nouvelle commençait pour l’Église. À Versailles, M. de Freycinet, ministre des travaux publics, présentait le fameux plan qui porte son nom et qui avait pour but de compléter le réseau des voies ferrées et des voies navigables ; enfin, l’Exposition s’ouvrit le 1er mai 1878 ; son succès, la richesse et la vitalité nationales dont elle donnait une preuve si éclatante, les visites princières reçues par le maréchal, l’impression profonde ressentie par l’Europe en présence de notre relèvement si rapide, tout contribua à ramener le calme et la sécurité dans les esprits.

Cependant, le bruit des violons et l’éclat des lampions n’empêchaient point qu’on ne tînt les yeux fixés sur les élections sénatoriales du 5 janvier 1879, parce que, disait-on justement, de ce que produira ce scrutin dépend en grande partie l’avenir de l’ordre nouveau[30]. La consigne républicaine consistait à écarter tous les sénateurs sortants qui avaient voté, au 16 mai, la dissolution de la Chambre. Le 27 octobre 1878, les conseils municipaux désignèrent leurs délégués ; on put prévoir dès lors le caractère des élections du 5 janvier ; elles furent à la fois conservatrices et républicaines, en ce sens que les nouveaux élus appartenaient à l’opinion modérée, tout en étant fermement constitutionnels. Le fait capilal, c’est que la République, désormais, avait dans la Chambre haute une majorité de 60 voix.

C’eût été pour toutes les intransigeances de gauche le moment de désarmer ; mais il arrive souvent, en semblable circonstance, que les exigences croissent avec le succès ; entre le ministère et la majorité, les divergences de vues se précisèrent et s’accentuèrent. La majorité réclamait : la suppression des universités catholiques[31], la laïcité, la gratuité et l’obligation de l’instruction primaire, l’interdiction d’enseigner pour les congrégations non autorisées, la mise en accusation des ministres du 16 mai, l’amnistie et l’épuration des fonctionnaires. Le gouvernement n’était disposé à accorder que : le retour à l’État du droit de collation des grades universitaires, l’obligation et la semi-gratuité de l’instruction primaire, le suppression de la lettre d’obédience qui tenait lieu pour les Ordres enseignants du brevet de capacité, de larges mesures de clémence et une épuration restreinte. Ces concessions, à droite, étaient jugées excessives ; en réalité, elles étaient très suffisantes et répondaient amplement aux besoins du moment. Le 14 janvier, le ministère défendit son programme et obtint un ordre du jour où il entrait plus de défiance que de confiance[32].

On attendait une crise ministérielle ; ce fut une crise présidentielle qui survint. Le gouvernemeut s’était résigné à prononcer un certain nombre de révocations, presque toutes justifiées, mais qui eussent pu être opérées moins brutalement et avec un plus juste sentiment des services rendus. Le 25 janvier, M. Léon Say apporta au conseil un décret révoquant divers fonctionnaires des finances. Après une courte résistance, le maréchal y apposa sa signature. Il signa encore, le 28, la mise à la retraite du directeur des cultes, M. Tardif, que lui présentait M. Bardoux ; mais quand le général Gresley lui eut fait connaître les changements qu’il se proposait d’opérer dans les commandements de corps d’armée[33], le maréchal refusa de s’y associer, non pas, comme on l’a dit, en termes violents et passionnés, mais sur un ton qui dénotait un parti pris, une volonté irrévocables.

Le 30 janvier, le conseil des ministres se réunit à Versailles pour y entendre la lecture du message par lequel le Président se démettait de ses fonctions. Quelques heures plus tard, M. Jules Grévy était proclamé Président de la République française par 563 voix sur 670 suffrages exprimés. Au moment où le résultat du vote venait de lui être apporté dans ses appartements, M. Grévy reçut la visite du maréchal de Mac Mahon. « J’ai voulu, dit l’illustre soldat, être le premier à saluer le chef de l’État. » La scène fut empreinte d’une simplicité vraiment républicaine.

M. Grévy se rendait compte des difficultés qui l’attendaient. Si la rapidité et la dignité avec lesquelles s’était accomplie de nouveau la transmission du pouvoir présidentiel, étaient de nature à impressionner favorablement l’Europe, d’autre part, l’avènement au rang suprême d’un simple avocat, sorti des rangs populaires, marquait une étape trop considérable dans la marche en avant de la démocratie française pour ne pas éveiller au dehors certaines inquiétudes et certaines susceptibilités. Avec une noble franchise, M. Grévy demanda au maréchal son appui, que celui-ci ne marchanda pas[34].

Ainsi prit fin la deuxième présidence de la République. Le régime en sortit grandi et affermi. Nul autre que le maréchal n’était capable d’accréditer la République auprès des empereurs et des rois, dont son titre, son grade et la gloire militaire qui l’environnait le faisaient presque l’égal. À l’intérieur, libéral d’instincts comme il l’avait déjà prouvé sous l’Empire, son tort principal fut une trop grande modestie. Il n’eut pas assez confiance en son propre jugement. Les débuts de sa carrière gouvernementale nous l’ont montré poursuivant avec entêtement l’établissement de quelque chose de définitif, réclamant cette constitution qu’on lui avait promise. Il fit le 16 mai, parce qu’on l’amena à croire à un danger imaginaire que courait la France. Mal conseillé, il tomba dans le piège qu’on lui tendait et ne redevint lui-même qu’après avoir « déchiré ce voile d’arguments passionnés qu’on tendait devant ses yeux[35] ». En réalité, il était « obsédé par le souci de la légalité[36] », et le destin ironique condamna sa mémoire à porter le poids de mesures arbitraires dont il fut à peine responsable.

Une période nouvelle commençait maintenant, période de travail latent, souterrain, dont les observateurs superficiels ne surent noter que le caractère incolore. Comme venait de le dire Gambetta[37], « l’ère des dangers était close ; celle des difficultés allait commencer ». L’heure était venue de considérer « ce qui est mûr, ce qui est urgent, ce qui doit attendre, ce qui doit être écarté, ce qui doit être résolument condamné ».

  1. Les constitutions proprement dites sont au nombre de dix : celles de 1791, 1793, de l’an iii, l’an vii, de 1814, l’acte additionnel, la Charte de 1815, les constitutions de 1848, de 1852, de 1875. Des changements de forme sont intervenus en 1804 et en 1830, et des modifications organiques ont été opérées en 1793 et en 1869. Au total, il y a donc eu quatorze changements.
  2. Ces lignes ont été écrites en 1895.
  3. A. Ribot, Cours fait à l’École des sciences politiques (non publié).
  4. Le mandat impératif joua un rôle considérable et qui aurait pu être néfaste lors des élections de 1881, et pesa d’un grand poids sur toute la législature qui suivit. « La loi militaire et la revision, dit M. Ribot, furent les deux réclames principales des candidats, même de ceux qui n’avaient point idée en quoi la Constitution pouvait être défectueuse. Le Congrès du 4 août 1884, jugé inutile et inopportun par la majorité des députés, ne fut fait par eux que pour dégager leur parole. »
  5. Ch. de Mazade, Revue des Deux Mondes, Chronique.
  6. Lettre au journal la Gironde, 10 juin 1876.
  7. Conférences et Mélanges.
  8. Cet état de choses paraît en voie de se modifier dans le sens d’une action plus personnelle du ministre dans les affaires de son département.
  9. Ch. de Mazade, Revue des Deux Mondes, Chronique.
  10. Jules Ferry, Discours et Opinions.
  11. Il s’agissait de l’abrogation de la loi du 20 janvier 1874 et du retour à la loi de 1871, qui ne réservait au pouvoir central le droit de nommer les maires que dans les villes de plus de vingt mille habitants et dans les chefs-lieux d’arrondissement. Le gouvernement s’étant engagé imprudemment sur cette question, un compromis intervint ; le pouvoir central eut le droit de nomination dans les chefs-lieux de département, d’arrondissement et de canton. Les autres communes purent élire leurs maires.
  12. Il est vrai d’ajouter qu’avec cette disposition qu’avait le grand tribun à ne pas mettre ses actes assez d’accord avec ses paroles, il proposait en même temps la cessation des poursuites pour faits relatifs à la Commune. La Chambre admit cette mesure avec atténuation, le Sénat la repoussa, et ce fut la cause occasionnelle de la chute du cabinet Dufaure.
  13. M. Jules Simon succéda à M. Dufaure après une crise d’une longueur injustifiable. Il confia la justice à M. Martel et conserva les autres ministres.
  14. La question était de savoir si la Constitution autorisait le Sénat à rétablir des crédits supprimés par la Chambre. « En fait, dit M. Ribot (Cours fait à l’École des sciences politiques, non publié), dans presque tous les pays, les Chambres hautes jamais n’élèvent le budget ; l’usage s’en est établi. Si les lords ont tenté timidement et par hasard de réagir contre cette coutume, ils n’ont pas pu y réussir, et la réforme n’a pas été consacrée. En France, les pairs n’ont jamais fait qu’enregistrer docilement le budget. » Gambetta soutenait, en l’espèce, que le maximum était fixé par les députés ; les sénateurs pouvaient diminuer, mais non augmenter les dépenses inscrites au budget. Cette disposition reposait sur une interprétation subtile du texte de la loi constitutionnelle.
  15. Jules Ferry, Discours prononcé le 3 juin 1876.
  16. Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde romain.
  17. Ch. de Mazade, Revue des Deux Mondes, Chronique.
  18. Un incident récent lui avait fourni l’occasion d’agir à la fois avec fermeté et prudence : une bulle pontificale instituant un « chancelier de l’Université de Lille » avait été déclarée nulle ; mais en refusant de la reconnaître, parce qu’elle était contraire aux lois, le gouvernement n’avait pas cédé aux instances des impatients qui réclamaient à grands cris la fermeture de l’Université libre de Lille.
  19. Le général Berthaut et le duc Decazes conservaient leurs portefeuilles.
  20. M. Ernest Daudet, dans ses Souvenirs de la présidence du maréchal de Mac Mahon, assure que le 16 mai fut l’acte personnel et spontané du maréchal. Personne ne lui dit : L’heure est venue d’agir ; agissez. Les discussions de la Chambre l’exaspérèrent, et il écrivit seul la fameuse lettre. Mais, d’autre part, M. Daudet avoue que cet acte eut de nombreux collaborateurs : « les imprudents conseils de droite, et les stériles violences de gauche, avaient, dit-il, chauffé à blanc le chef de l’État. » Quant au duc de Broglie, il n’aurait pas été très enthousiaste au premier moment. M. Daudet lui prête ce mot : « On nous a jetés maladroitement à l’eau, il faut nager. »
  21. Jules Ferry, Discours et Opinions, t. ii.
  22. Revue du bois de Boulogne.
  23. D’un discours prononcé le 19 juillet 1883 au Sénat, par M. Martin-Feuillée, garde des sceaux (cabinet Ferry), à propos de la loi suspendant l’inamovibilité de la magistrature, il résulterait qu’en cinq mois, à l’époque du 16 mai, il y eut 2.700 poursuites de presse, plus d’un million d’amendes prononcées et 46 années de prison appliquées aux journalistes.

    Quant aux destitutions, dès les 24 et 29 mai, 127 sous-préfets et secrétaires généraux avaient été remplacés ; en deux mois, M. de Fourtou destitua 217 préfets et sous-préfets.

  24. Revue des Deux Mondes, Chronique.
  25. Les affiches sur papier blanc sont, on le sait, les affiches officielles.
  26. Jules Ferry, Discours prononcé à la Chambre le 14 novembre 1877.
  27. « 363 contre 158, c’était la Chambre ancienne dans les grands jours ; 320 contre 210, c’est à peu près la Chambre nouvelle, quand elle sera au complet. » Ch. de Mazade, Revue des Deux Mondes, Chronique.
  28. Journal officiel. — Les députés refusèrent en même temps leur sanction aux crédits ouverts par décrets en l’absence du Parlement, et la commission du budget refusa de présenter jusqu’à nouvel ordre aucun rapport sur les contributions directes. Cette énergique attitude eut raison de toutes les résistances de l’Élysée.
  29. Discours de M. Bardoux, ministre de l’instruction publique. D’autre part, le message du 15 décembre reconnaissait formellement l’irresponsabilité du Président, la responsabilité des ministres et la souveraineté du suffrage universel, ce « juge sans appel » ; c’était le désaveu que le maréchal infligeait aux doctrines dont on avait voulu faire de lui le représentant.
  30. M. de Freycinet visita la Normandie, puis le Nord en compagnie de M. Léon Say, puis le Sud-Ouest ; il parla beaucoup de travaux publics et un peu de politique : son langage était celui de la modération, et il ne cessait de faire appel aux vrais conservateurs, les conviant à se rallier. Gambetta pérégrinait de son côté et recevait des ovations triomphales. Il lança à Romans un nouveau cri de guerre contre le cléricalisme, dont il parut regretter lui-même l’inopportunité. Il s’efforçait pourtant de se montrer aussi ministériel que possible et de faciliter à M. Dufaure et à ses collègues leur tâche de chaque jour.
  31. Quatre facultés libres de droit avaient ouvert leurs portes en novembre 1875 ; elles étaient établies à Paris, Lyon, Lille et Angers ; on avait annoncé la création d’autres facultés, mais l’argent manquait moins que les professeurs.
  32. Gambetta avait abandonné soudain le ministère, cédant à une puérile rancune. Le général Borel, ne pouvant défendre convenablement à la tribune les intérêts de l’armée, s’était retiré, et au général Farre, candidat de Gambetta, le maréchal avait préféré pour le portefeuille de la guerre le général Gresley. Ce n’était qu’un froissement d’amour-propre, mais ajouté à beaucoup d’autres. En qualité de président de la commission du budget, Gambetta aurait dû être invité aux dîners de l’Élysée ; il ne l’était pas et pouvait justement s’en formaliser. L’entourage par trop aristocratique du chef de l’État ne ménageait pas les dédains et les sarcasmes aux « nouvelles couches ».
  33. Cinq commandants de corps d’armée étaient déplacés ; cinq autres, les généraux Bataille, Bourbaki, du Darail, de Lartigue et de Moutaudon, étaient mis à la retraite.
  34. Le maréchal intervint en personne auprès de plusieurs ambassadeurs étrangers auxquels il parla de son successeur en termes particulièrement élogieux : il écrivit aussi à certains de nos représentants à l’étranger. Le marquis d’Harcourt, le comte de Saint-Vallier, le général Leflô, le comte de Vogüé, l’amiral Jaurès avaient, en effet, donné ou fait annoncer leur démission.
  35. Ernest Daudet, Souvenirs de la présidence du maréchal de Mac Mahon.
  36. Id.
  37. Discours prononcé au banquet des voyageurs de commerce, au Grand Hôtel (janvier 1879).