L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre VIII

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 136-155).

CHAPITRE VIII

LES FORMULES DE STRUCTURE ET LA STÉRÉOCHIMIE


La considération des valeurs de substitution des divers éléments et radicaux ouvrit la voie. Si, d’une combinaison existant à l’état libre, on enlève un atome d’hydrogène, le reste peut être considéré comme un radical, et il est évidemment susceptible de se combiner avec un atome d’hydrogène. De même, ce reste peut remplacer un atome d’hydrogène dans d’autres combinaisons. C’est ce qui arrive, en particulier, pour le groupe d’atomes OH provenant de l’eau à laquelle on enlève H. Déjà, au début, on avait remarqué que ce groupe O H, qui intervenait souvent, était isomère de l’eau oxygénée et on y vit un argument pour prouver que la théorie des substitutions n’avait pas de sens. Plus tard, et tout spécialement grâce à Gerhardt, cette pierre, rejetée par les premiers ouvriers, devint la clef de voûte de la théorie. En enlevant deux atomes d’hydrogène à une combinaison susceptible d’exister, on obtenait de même un reste ou radical, qui, dans d’autres combinaisons, jouait le rôle de deux atomes d’hydrogène. On mesura ainsi, non seulement la valeur de substitution, la valence des radicaux composés, mais aussi celle des éléments, et on reconnut que l’oxygène était bivalent et l’azote trivalent.

On revenait des radicaux aux éléments, et c’est ainsi que s’est développée la notion de l’inégale valence des éléments. Mais ce progrès ne prit toute son importance que quand on examina à ce point de vue l’élément principal de la chimie organique, le carbone. On prouva alors que le carbone doit être considéré comme quadrivalent, et on regarda le gaz des marais C H4 comme le type le plus général des combinaisons organiques. En substituant des radicaux carbures d’hydrogène dans le gaz des marais, et en répétant à l’infini cette opération, on obtient tous les carbures d’hydrogène, d’où dérivent les autres combinaisons, comme Laurent l’avait montré depuis longtemps.

Par là, les types de Gerhardt se fondent dans la notion plus générale de la valence des éléments : deux éléments monovalents, comme l’hydrogène et le chlore, ne peuvent se combiner que selon le premier type, et les autres types sont tout simplement les combinaisons les plus simples des éléments plurivalents avec l’hydrogène. Une combinaison donnée appartient, par conséquent, à autant de types différents qu’il y a de valences dans les éléments qu’elle contient, ou, d’une manière plus générale, elle appartient à tous les types que l’on rencontre en allant progressivement jusqu’à celui de ses éléments, qui possède la plus haute valence.

En même temps, et indépendamment l’un de l’autre, Kekulé, Couper et Butlerow développèrent, vers 1858, cette théorie de la structure. Leur succès brillant et rapide fut marqué d’abord par le livre où Kekulé avait appliqué la nouvelle manière de voir à l’ensemble des combinaisons organiques alors connues. Ce livre n’est pourtant pas du tout rédigé d’une façon logique, selon la conception simple que je viens d’exposer. On reconnaît facilement que l’auteur en concevait de plus en plus clairement les bases générales, au fur et à mesure qu’il avançait dans sa tâche. Cette circonstance activa d’autant le passage de l’ancienne théorie à la nouvelle : presque tous les chimistes partaient avec l’auteur des idées anciennes pour aboutir peu à peu aux idées nouvelles. Dans la seconde partie de l’ouvrage figurait, pour la première fois, la conception nouvelle de l’hexagone symbolique de la benzine. Cette évolution intérieure fut si puissante que l’auteur ne put plus maîtriser les génies qu’il avait évoqués, et qu’il n’a jamais pu achever son livre d’initiation.

La valeur de la doctrine de la structure tenait à deux causes. Mieux que la vieille théorie des types, elle rendait possible une classification univoque des combinaisons organiques, et elle présentait une image extrêmement frappante des relations d’isomérie antérieurement connues ou récemment découvertes. Comme on l’a déjà dit, il fallait précisément ramener à quelques principes méthodiques convenablement choisis le fait qu’il y avait des corps de même composition avec des propriétés différentes.

La théorie des radicaux avait déjà donné des indications correspondantes ; ainsi Berzélius avait déclaré que le sulfate stanneux aurait la même composition qu’un sulfite stannique basique, si on pouvait en préparer un. Ici la différence entre les proportions d’oxygène des deux bases était compensée par une différence correspondante de sens inverse entre les proportions d’oxygène des acides, de sorte que la composition brute restait la même. De même, on pouvait de bien des façons différentes distribuer entre les radicaux les atomes d’une combinaison quelconque.

Ce schéma était naturellement beaucoup trop lâche pour pouvoir conduire à une évaluation du nombre des isomères de composition donnée, et, en réalité, il n’a jamais été appliqué à des types de ce genre. La théorie des types donnait lieu à des remarques semblables : on n’était jamais sûr que des arrangements différents des mêmes éléments, d’après différents types, exprimassent ou non une différence réelle entre les combinaisons correspondantes. La relation entre formule et corps n’acquit quelque précision que par les formules de structure. Des corps différents devaient correspondre à des schémas d’arrangements différents des atomes, et inversement, si la formule de structure ne donnait pas de différence, il n’y avait pas lieu de s’attendre à obtenir des corps différents.

Aussi ne fut-on pas peu surpris quand on constata l’existence de deux combinaisons différentes CH3 Cl. Trois atomes d’hydrogène monovalents et un atome de chlore monovalents ne peuvent se combiner que d’une seule façon à l’atome de carbone tétravalent, et, d’après la théorie de la structure, il ne pouvait y avoir qu’un seul chlorure de méthyle. A. von Baeyer, alors étudiant, fit, sous la direction de Bunsen, des expériences, qui semblèrent confirmer l’existence de différences entre ces deux chlorures de méthyle, provenant de l’acide cacodylique et de l’alcool méthylique. Ce résultat fut interprété en faveur de la théorie des radicaux contre la théorie de la structure. Mais on établit plus tard que ce n’était qu’une apparence, et que la différence observée était due à la difficulté alors très grande d’obtenir à l’état de pureté ce corps gazeux à la température ordinaire.

La théorie de la structure a souvent célébré de ces triomphes et on vit bien qu’elle était très propre à expliquer des isoméries existantes, à en prévoir de nouvelles, et même à indiquer la voie à suivre pour les obtenir.

On dit que les États se maintiennent par les moyens mêmes qui ont présidé à leur fondation, mais il faut plutôt dire le contraire des théories chimiques. Elles voient leur existence menacée par les mêmes problèmes, qui les ont conduites à la victoire. C’est à propos de l’isomérie que s’est développée la chimie de constitution, c’est autour de l’isomérie que se sont soutenues toutes les luttes, qui, après avoir élargi la notion de structure, commencent, aujourd’hui, à en compromettre l’existence.

Examinons d’abord les postulats de la théorie de la structure. La doctrine de la liaison réciproque ou de la saturation des valences des atomes des éléments offre une image univoque de la réalité ou, tout au moins, un schéma univoque, et on doit considérer ces valences comme des grandeurs invariables tout à fait déterminées. Sur ce point, Kekulé était très net : il a toujours dit très haut que la valence est une propriété invariable des atomes. Mais il y a deux directions distinctes, dans lesquelles cette supposition ne s’accorde pas avec l’expérience. Dans la formule de structure de certaines combinaisons, certains éléments présentent moins de liaisons saturées que cette supposition n’en exige, et, d’autre part, il y a des combinaisons dont on ne peut écrire la formule de structure, sans prendre un plus grand nombre de ces liaisons.

Ces deux faits étaient connus de Kekulé, aussi en a-t-il amendé au moins la forme en créant deux concepts complémentaires pour expliquer ces irrégularités. Il appelait corps non saturés ceux de la première sorte, et il déclarait que, dans certaines circonstances, certaines valences ne se saturaient pas, bien qu’elles fussent possédées par les éléments en question. Il nommait combinaisons moléculaires les corps de la seconde sorte, et il attribuait leur formation à d’autres forces que celles qui forment les combinaisons chimiques proprement dites. Kékulé corrigeait ce que cette dernière explication avait d’arbitraire, en ajoutant que, à l’état gazeux, il ne pouvait exister de combinaisons moléculaires.

Plus tard, pourtant, on constata l’existence de plusieurs vapeurs de cette sorte, et les partisans de la valence constante ont écrit des mémoires pour expliquer que des combinaisons moléculaires peuvent aussi exister à l’état de vapeur. Il ne reste donc que cette définition : les combinaisons, qui satisfont à la loi de la valence constante, sont de vraies combinaisons chimiques, tandis que toutes les autres doivent être envisagées comme des combinaisons moléculaires.

Comme on le voit, ces amendements enlevaient à la théorie de la structure son principal avantage, la relation univoque entre la formule et le corps. Malgré cela, cette théorie s’est maintenue en substance pendant un demi-siècle. C’est que ses autres avantages sont si grands qu’on passe volontiers sur ses inconvénients : la théorie de la structure s’applique complètement aux corps les plus importants, aux combinaisons organiques les plus compliquées ; elle ne présente d’exceptions que pour quelques corps assez simples, et on peut facilement les retenir. Elle remplit ainsi son but systématique et heuristique d’une façon très suffisante, et c’est pour cela qu’on la conserve en dépit de ses lacunes.

Au début, on avait regardé tout naïvement ces dessins de structure, tels qu’on les trace sur le papier, comme des images suffisantes de toutes les relations des atomes entre eux et de toutes les isoméries. Les représentations dans l’espace pouvaient seules épuiser complètement la question, on l’avait dit à l’occasion, mais sans effet. Il fallait d’abord rendre intuitive la différence entre la représentation plane et la représentation dans l’espace ; il fallait montrer aussi que l’introduction de cette nouvelle multiplicité graphique pouvait rendre intuitive une multiplicité spéciale des combinaisons chimiques, et c’est seulement quand la théorie du carbone tétraédrique de van ’t Hoff (1877) eut réalisé cette double condition, que l’on commença, petit à petit, à examiner ce côté de la question. Des prédictions et de brillantes confirmations attirèrent de plus en plus l’attention sur ces schémas de structure perfectionnés, et, actuellement, la stéréochimie revendique une place importante dans les théories de la chimie.

Ici encore, ce fut une question d’isomérie qui força les chimistes à élargir leurs conceptions. Comme dérivés de l’acide malique on connaissait depuis longtemps deux acides isomères, maléique et fumarique, auxquels, avec les formules de structure plane, on ne pouvait d’aucune façon raisonnable, attribuer deux constitutions chimiques différentes. On avait d’abord essayé, mais en vain, tous les détours possibles pour rendre plausible une différence de structure entre les deux corps : l’étude de ces tentatives est très instructive, mais elle est trop longue pour trouver place ici. On connaissait encore d’autres couples semblables, par exemple les acides crotoniques, et, vers 1870, dans les traités qui, ayant la prétention d’être complets, ne pouvaient passer sous silence ces êtres récalcitrants, on avait l’habitude de les reléguer dans un petit coin comme des parias.

Van ’t Hoff et Le Bel, en même temps mais indépendamment l’un de l’autre, montrèrent alors que les formules de structure dans l’espace permettaient précisément d’expliquer les isoméries, quand les formules planes n’y réussissent pas. En disposant les quatre valences du carbone ou aux sommets d’un carré plan ou dans l’espace aux quatre sommets d’un tétraèdre, on obtient deux arrangements différents. Par exemple, on peut fixer dans le carré deux paires différentes AA et BB de deux manières différentes, soit en les alternant ABAB, soit en les couplant AABB. Mais tous les arrangements possibles sur le tétraèdre ne montrent pas cette différence essentielle, par suite, leur sont équivalents entre eux. L’expérience a montré que le caractère de ces arrangements différents sur le tétraèdre est précisément le même que celui des isomères observés parce qu’il y a ici un type seulement d’après cela, le schéma dans l’espace convient mieux que le schéma plan.

Le second cas où triompha l’idée de van ’t Hoff, fut une isomérie d’une nature particulière : l’acide racémique, qui au début de cette histoire a joué un rôle si décisif avec Berzélius, donna de nouveau lieu à un important mouvement d’idées. Pasteur montra, en 1848, que l’on peut de diverses façons décomposer l’acide racémique en deux parties constitutives, dont l’une est l’acide tartrique ordinaire à rotation optique droite, tandis que l’autre est un acide tartrique ayant mêmes propriétés physiques que l’acide ordinaire, mais déviant vers la gauche le plan de polarisation juste autant que l’acide ordinaire le dévie vers la droite. Van ’t Hoff montra que ses formules dans l’espace conduisent précisément à deux sortes d’acide tartrique : la distribution des atomes dans l’espace est la même dans l’une que dans l’autre en ce qui concerne les longueurs et les angles ; mais ces formes dans l’espace ne sont pas égales, elles sont symétriques et non superposables, comme un objet et son image vue dans un miroir ou comme la main droite et la main gauche. Van ’t Hoff réussit à prouver que, dans tous les cas où la formule dans l’espace fait prévoir cette sorte de différence, on retrouve la même différence optique, tandis que les formules, qui ne se laissent pas mettre sous deux formes symétriques, correspondent à des corps sans aucune influence sur la direction du plan de polarisation de la lumière.

Débarrassée de quelques contradictions qui tenaient à des fautes expérimentales, la stéréochimie fut chaleureusement accueillie et devint l’objet d’une vive attention. On ne peut plus mettre en doute que ses formules représentent avec une très grande approximation la variété des phénomènes chimiques. Une hypothèse féconde doit faciliter la systématisation des observations déjà faites, et elle doit pousser à de nouvelles recherches, dont elle fait plus ou moins exactement prévoir les résultats à ce double point de vue, l’hypothèse de l’atome de carbone tétraédrique s’est montrée extrêmement féconde, et il est tout à fait naturel qu’elle soit actuellement regardée comme un des points bien établis de la science, et qu’elle soit entrée dans l’enseignement élémentaire de la chimie organique.

En suivant jusqu’à nos jours le sort des théories chimiques, voici ce qu’on observe régulièrement. D’abord une théorie se développe pour représenter par des modifications d’un certain schéma la variété des combinaisons existantes. Naturellement on choisit un schéma qui s’accorde avec les faits connus, aussi toutes les théories expriment-elles plus ou moins complètement l’état de la science à leur époque. Mais la science s’accroît sans cesse ; nécessairement, il se produit tôt ou tard un désaccord entre la multiplicité réelle des faits observés et la multiplicité artificielle de la théorie. La plupart du temps, on essaie d’abord de plier les faits si la théorie, dont il est plus facile d’embrasser d’un coup d’œil toutes les possibilités, ne peut plus rien céder. Mais les faits sont plus durables et plus résistants que toutes les théories, ou, tout au moins, que les hommes qui les défendent. Et ainsi il devient nécessaire d’élargir convenablement la vieille doctrine ou de la remplacer par de nouvelles idées mieux adaptées. À la lumière de la théorie nouvelle, on peut bientôt prévoir d’autres faits encore inconnus, mais analogues ; ces prévisions se trouvent régulièrement confirmées de façon surprenante, et cet état dure plus ou moins longtemps, suivant que l’adaptation a été plus ou moins heureuse. Mais il vient un jour où certains faits nouveaux ne s’accordent plus avec la théorie. Alors recommence l’effort de l’adaptation réciproque entre la théorie vieillie et les faits : on recourt à des hypothèses complémentaires, et l’insuccès de toutes ces tentatives rend de nouveau nécessaire une réforme radicale.

La seconde période paraît approcher lentement, même pour la stéréochimie qui a complété la théorie de la structure, et les désaccords se présentent sous une double forme. On a découvert des cas d’isomérie plus nombreux que ne le faisaient prévoir les formules de structure dans le plan et dans l’espace ; et, sur le terrain même du plus grand triomphe de la stéréochimie, celui des combinaisons optiquement actives, certains phénomènes observés me font l’impression d’être d’autant plus dangereux qu’ils concernent un cas relativement simple.

Voici les faits : on transforme certains corps optiquement actifs en d’autres produits, puis on revient à des corps ayant même composition que ceux qui ont servi de point de départ. On devrait s’attendre à obtenir ainsi des corps actifs déviant le plan de polarisation dans le même sens que les corps primitifs, puisqu’on n’a fait qu’échanger deux atomes l’un avec l’autre, et recommencer le même échange en sens inverse. On connaît des cas où, après ces opérations, toute activité optique disparaît, mais cela tient à ce que, de toutes les formes possibles, la plus stable est le mélange ou la combinaison des deux corps opposés, et que, par conséquent, c’est elle qui doit se former, s’il se produit des transformations de cette sorte (par exemple grâce à des corps catalyseurs). Mais la transformation immédiate et complète d’un corps optiquement actif en un autre corps de même composition et d’activité inverse n’a jamais été observée ; elle serait même en contradiction avec les lois de l’énergétique.

P. Walden transforme l’acide malique en acide succinique halogéné par l’action ménagée des composés halogénés du phosphore, et il a régulièrement observé que l’acide malique gauche donne de l’acide succinique halogéné droit, et inversement. L’action des bases détermine la transformation inverse de l’acide succinique halogéné en acide malique, et on peut, suivant la base, obtenir soit l’acide malique primitif, soit l’acide malique de sens inverse. De même, l’acide aspartique optiquement actif peut donner, selon les réactions employées, l’un ou l’autre des acides maliques actifs.

Il est par conséquent possible, tout en conservant l’activité optique, de passer d’un corps déterminé au corps de configuration opposée, sans traverser le stade intermédiaire de la combinaison racémique.

Ce fait me paraît en contradiction, avec les bases de la stéréochimie, et j’y vois une contradiction de principe, car nous ne pouvons recourir ici à la transposition moléculaire qui, ailleurs, nous a été si utile, puisque, par principe, la modification ne peut jamais donner qu’une combinaison racémique, et non la combinaison active inverse. On ne peut naturellement pas prétendre que la difficulté est insoluble, mais une solution sérieuse, quelle qu’elle soit, pourrait bien ébranler ou modifier complètement les bases actuelles de la stéréochimie.

Dans tout ce chapitre, j’ai employé sans réserve l’hypothèse atomique et moléculaire, car c’est la seule façon d’exprimer les rapports que j’ai exposés, et je n’aurais pu être compris si j’avais essayé d’en introduire et d’en appliquer un autre. Jusqu’à présent, je me suis efforcé d’extraire de leur enveloppe hypothétique les rapports des faits eux-mêmes, et de les présenter sous forme de relations fixes entre des grandeurs que l’on puisse mesurer et montrer. Je suis donc naturellement amené à me demander s’il y a moyen d’en faire autant pour le concept de constitution en chimie organique. Quand, en causant avec des amis, je disais que la notion d’atome n’était pas indispensable pour représenter et comprendre les faits fondamentaux de la chimie, on me répondait presque toujours : mais les rapports des combinaisons organiques ne peuvent être exposés sans le secours de la théorie atomique, dont la nécessité est par là bien prouvée.

Je dois le déclarer, je ne sache pas qu’il existe d’exposé de la chimie organique fait sans l’aide de la théorie atomique, et je ne peux même pas en apporter d’échantillon, ne fût-ce que pour quelques exemples. Pendant près d’un siècle, on a exposé et transmis la totalité des faits scientifiques de ce genre dans le moule de la théorie atomique. La forme de ce moule et même l’orientation involontaire de toutes les recherches de chimie organique nous forcent à adapter nos connaissances à cette manière de voir. Mais je ne peux pas m’abstenir de croire que, dans un avenir, qui n’est peut-être pas très éloigné, il sera possible ici aussi, et sans faire intervenir d’hypothèse, d’exposer les faits dans le sens que je vais indiquer.

Les rapports de parenté des combinaisons chimiques et les isoméries sont soumis à des lois. Si ces lois étaient connues sous une forme mathématique abstraite, elles constitueraient une systématisation complète de toutes les combinaisons connues et inconnues, et elles représenteraient aussi d’une façon générale les relations de parenté entre les combinaisons.

Il faudrait seulement que les propriétés de tous les corps fussent connues en fonction de variables déterminées. La composition des corps appartient sûrement à ce groupe de grandeurs directrices variables, mais l’existence des corps isomères nous montre qu’elle n’est pas la seule variable qui intervienne. Nous devons chercher une autre variable directrice, qui ne soit pas hypothétique et qui puisse être mesurée.

Nous en trouvons une dans l’énergie intérieure des corps. Toujours, les corps isomères possèdent dans les mêmes circonstances des quantités d’énergie différentes ; c’est ce qui les caractérise, et on peut dire des corps sont isomères, quand ils ont la même composition avec des quantités d’énergie différentes. De toutes les définitions existantes, voilà celle qui est le plus conforme aux faits, parce qu’elle est dégagée de toute hypothèse, et qu’elle fournit le caractère de différenciation le mieux déterminé. Cela exige, en général, qu’il n’y ait dans des conditions données qu’une seule forme stable. Pour l’état solide, cette forme peut être un corps pur, si les différents isomères ne se dissolvent pas à l’état solide les uns dans les autres. Au contraire, s’il s’agit d’un liquide ou d’un gaz, la forme stable est toujours une solution de tous les isomères possibles dans des proportions qui dépendent de la température et de la pression.

D’ailleurs, les isomères de la chimie organique ont la plupart du temps une grande stabilité, c’est-à-dire qu’ils se transforment si lentement, en la forme stable, qu’on n’a généralement pas l’occasion d’observer ce phénomène de transformation. Naturellement aussi, le chimiste, s’occupant de préparations organiques, faisait bien plus attention aux circonstances, dans lesquelles il obtenait le mieux possible certains produits, qu’aux états d’équilibre du genre de ceux dont je parle ici. En majeure partie, la chimie organique est une chimie de formes intermédiaires susceptibles de transformations, et, pour l’intelligence de tous les cas possibles qu’on y rencontre, on ne peut se contenter des lois de la mécanique chimique connues jusqu’ici, qui, en général, se rapportent toutes aux formes stables.

En résumé, on pourra sans hypothèse faire la classification des combinaisons organiques, quand on aura d’abord classé les diverses formes stables, d’après leur composition et leur énergie intérieure. Mais, par là, on ne pourra encore atteindre qu’une partie relativement petite des variétés existantes. Il faudra aborder, en outre, la théorie des formes de passage instables, qui est encore à créer et qui seule pourrait nous donner une vue d’ensemble complète sur les combinaisons connues et sur les combinaisons possibles.

Ces formes intermédiaires instables ont une constitution bien remarquable. Dans des réactions relativement rapides, elles se comportent comme des corps déterminés possédant des propriétés spécifiques déterminées. Mais, plus les réactions sont lentes, plus la transformation d’une forme dans l’autre se fait sentir, par exemple, sous l’action des catalyseurs, et plus s’efface la personnalité de ces formes individuelles : finalement, il n’en subsiste qu’une dont les propriétés sont déterminées à la fois par celles de chacun de ces corps particuliers. Pour quelques combinaisons organiques, qui, pour la plupart, ont une composition assez simple, et, par suite, une vitesse de réaction généralement grande, on sait que ces transformations réciproques se passent si rapidement qu’on ne peut pas isoler du tout les différents corps. À cause de cette constitution des formules, ces corps réagissent comme les isomères qui les constituent, et on a donné sur leur nature beaucoup d’explications avant d’arriver à les ranger sous le nom de corps tautomères.

Il faut encore signaler une particularité : les tautomères sont des corps liquides, tandis que les corps solides correspondent à des formes déterminées. Cela tient à ce que les solutions réciproques de deux ou plusieurs corps isomères ou tautomères ne se trouvent qu’à l’état liquide et n’existent pas à l’état solide. D’où ce résultat tout à fait étrange, d’une grande importance pour les conceptions générales : la constitution et la formule d’une combinaison chimique dépendent de l’état sous lequel elle se présente, et varient selon qu’elle est solide ou liquide ou dissoute.

Les relations entre les différents isomères permettent de reconnaître qu’il peut exister, à côté de la forme la plus stable de toutes, d’autres formes accessoires relativement stables, et la future théorie générale des combinaisons organiques devra tenir compte de ces formes, et en donner un exposé convenable. Pour les combinaisons organiques, l’existence nous apparaît comme une fonction de la composition et de l’énergie intérieure, et cette fonction présente un caractère assez particulier, car, pour une composition donnée, on ne peut y introduire des valeurs quelconques de l’énergie ; elle nous laisse seulement le choix entre un nombre limité de valeurs discrètes. Là-dessus, je ne puis donner actuellement que ces indications générales. On voit que la chimie organique à ses débuts n’aurait pu que difficilement suivre une voie différente de celle qu’elle a suivie en réalité, tant qu’elle s’est contentée de schématisations provisoires, basées sur les réactions observées, préparations et transformations. D’ailleurs, si ces schématisations se sont exclusivement rattachées à l’hypothèse atomique c’est par un pur hasard historique, dont il n’y a pas lieu d’admettre sans hésitation la nécessité.