L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre IX

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 156-166).

CHAPITRE IX

ÉLECTROCHIMIE

Effets chimiques du courant.


La profonde influence exercée par la théorie électrochimique de Berzélius sur le problème de la constitution chimique des corps donne un intérêt très vif à l’étude plus détaillée de son développement historique, et, d’une manière plus générale, aux relations, qui existent entre les phénomènes chimiques et les phénomènes électriques. Aujourd’hui, il nous semble tout naturel que, dès les premières recherches concernant les phénomènes galvaniques, l’attention des observateurs ait dû être attirée tout de suite sur ces relations. Mais il faut bien se dire que, dans la période de ce qu’on peut appeler le galvanisme simple, c’est-à-dire avant l’invention des piles formées par la réunion d’un nombre quelconque d’éléments, on n’avait à sa disposition que des forces électromotrices produites en associant deux métaux à un liquide, et que la tension ne pouvait guère dépasser un volt. D’autre part, la polarisation, qui prend naissance dans les électrolyses ordinaires et les entrave, est du même ordre de grandeur. Par conséquent, on ne réalisait jamais d’électrolyses régulières, et il était très difficile de démêler, dans les phénomènes peu marqués que l’on observait ainsi, une relation avec les phénomènes chimiques.

Alessandro Volta, le physicien de génie qui, développant l’expérience de Galvani sur la grenouille, en avait fait la brillante théorie de la production de l’électricité par contact, fermait les yeux sur les phénomènes chimiques auxquels il se heurtait constamment dans ses expériences. L’oxydation de ses plaques de zinc lui apparaissait tout au plus comme une réaction accessoire gênante, qui le forçait sans cesse à les nettoyer : il n’y voyait pas une partie essentielle du phénomène. Il était réservé à Johann-Wilhelm Ritter (1776-1810) de faire cette découverte fondamentale, que la série des tensions des métaux, si ingénieusement établie par Volta, n’était pas différente de la série d’oxydation de ces métaux : à l’extrémité positive, se trouvent les métaux qui s’oxydent avec le plus de facilité, à l’extrémité négative, les métaux nobles, et, dans l’intervalle les autres sont rangés exactement dans l’ordre où ils se précipitent respectivement de leurs solutions. Le nom de Ritter est peu connu, bien qu’il mérite d’être cité parmi les premiers en électrochimie. En dehors de cette découverte, il en a fait une série d’autres, qui sont également pour l’électrochimie d’une importance capitale ; mais l’éclat des noms de Volta et de Davy a éclipsé le sien. Parmi les causes de cet oubli immérité, signalons sa langue obscure et ampoulée. Pourtant la réhabilitation commence déjà pour Ritter, et on reconnaît de plus en plus qu’il est un des plus grands électrochimistes.

Ni la relation inattendue découverte par Ritter, ni les expériences intéressantes qui avaient amené sa découverte n’éveillèrent l’attention du monde savant. Il fallut pour cela que Volta trouvât sa pile, et donnât le moyen d’élever à volonté la tension d’une chaîne. Il est très amusant de lire le début de la description que Volta donne de sa grande invention : il dit avec insistance qu’il ne s’agit là que d’une chose tout à fait superflue. Il vient de développer, d’étayer sur des mesures toute la théorie des phénomènes galvaniques. Il n’avait d’ailleurs à mesurer que de faibles forces, et il y a des hommes qui reprochent aux feuilles de son électromètre de ne s’écarter l’une de l’autre que de quelques lignes, et qui voudraient les voir heurter les parois de la cage de verre. Ils ne sont pas contents non plus que l’étincelle soit si petite ; ils voudraient que cette étincelle fît du bruit. Pour montrer en grand à ces incrédules les détails de sa théorie, il indique qu’on peut renforcer l’action électrique en prenant plusieurs éléments et les assemblant pour faire la pile composée, et il décrit sa grande invention dans ses formes principales, la pile à colonnes et la pile à tasses.

Volta est surtout frappé de ce fait, qu’on peut, au moyen de cet appareil, imiter les décharges des poissons électriques, et il croit nécessaire de décrire exactement comment, en cousant une de ces piles dans une peau, et en lui adaptant une tête et une queue artificielles, ou arrive à imiter aussi exactement que possible une torpille. Il est particulièrement intéressant pour nous d’apprendre que, pendant ses expériences, il plongea plus d’une fois les deux fils des extrémités de sa pile dans un vase contenant de l’eau. Sans aucun doute, l’électrolyse dut se produire avec dégagement de gaz, pourtant Volta n’en dit pas un mot. Fut-il frappé de cécité ou entrevit-il que les phénomènes chimiques, qui se produisaient, étaient destinés à anéantir la théorie de l’électricité de contact, qu’il avait développée avec tant de perspicacité ?

La pile de Volta ne devint un instrument fécond pour l’électrochimie que quand elle fut en d’autres mains, mais cela se fit tout de suite. Volta avait décrit son invention dans une lettre adressée à Banks, président de la Société royale de Londres, pour être publiée dans les comptes rendus de cette Société. Banks lut la lettre, et la fit circuler quelque temps parmi ses amis qui se hâtèrent de répéter de leur côté les expériences remarquables décrites par Volta. À cette occasion, deux d’entre eux qui d’ailleurs ne s’étaient encore distingués par aucune découverte scientifique et ne firent rien de saillant dans la suite, Carlisle et Nicholson, remarquèrent que, si les fils conducteurs des extrémités des piles de Volta plongeaient sans se toucher dans une masse d’eau, il se produisait aux deux bouts un dégagement de gaz. On reconnut que l’un des gaz dégagés était de l’hydrogène, et que l’autre était de l’oxygène. On put de même obtenir différents métaux à partir de leurs sels. Les métaux se déposaient régulièrement sur le fil relié à l’extrémité négative de la pile.

Ces expériences furent le début d’une infinité d’autres recherches faites dans les directions les plus diverses, et une science spéciale, l’électrochimie, se développa rapidement. Les rapports entre la chimie générale et l’électrochimie furent très variables avec les époques. Tantôt la fille domina complètement sa mère, et tantôt elle fut complètement effacée. Dans ces derniers temps seulement un régime stable paraît s’être établi : l’électrochimie a pris une position ferme sur le terrain qui lui appartient en propre, celui des électrolytes ; elle renonce à des rapines plus ou moins hypothétiques chez les voisins, et elle cherche, dans un labeur paisible, jusqu’où peut s’étendre son influence légitime.

On peut distinguer trois orientations principales dans le développement de l’électrochimie. En premier lieu, la pile de Volta offrant un moyen très actif de provoquer des réactions chimiques, on fit des préparations électrochimiques ; dès le début, et, aujourd’hui encore, la science et l’industrie découvrent, grâce au courant électrique, de nouveaux corps et de nouvelles préparations.

En second lieu, l’étude de la conductibilité électrique a donné des résultats aussi profonds qu’étendus. L’étude progressive de ces problèmes, qui s’est prolongée pendant une très longue période, est surtout poussée actuellement.

Enfin l’origine de l’électricité dans la pile a été l’objet d’incessantes recherches ; pourtant on ne tient pas encore la solution complète de ce problème que Volta avait déjà posé et apparemment résolu. Voilà les trois points que nous allons étudier.

De tous ceux qui, dès la première heure, cherchèrent à établir et à expliquer les actions chimiques de la pile de Volta, nul n’obtint un succès plus brillant que Humphry Davy (1778-1829), physicien et chimiste nommé de bonne heure professeur à l’Institution royale[1]. Grâce à son activité et à celle de son successeur Faraday, les progrès de l’électrochimie vinrent pendant longtemps du modeste laboratoire de cette société.

Les travaux de Davy eurent un début assez humble. On avait reconnu très vite que, quand le courant avait passé pendant quelque temps, le voisinage du pôle négatif présentait une réaction alcaline et, celui du pôle positif, une réaction acide. Le même fait semblait se produire quand, au lieu de solution saline on prenait de l’eau pure, et des esprits fantaisistes avaient bâti là-dessus d’aventureuses théories. Davy chercha d’abord à débrouiller la chose expérimentalement, et ses premiers résultats semblèrent établir que ces phénomènes étaient dus à l’eau, car son eau la plus pure présentait le phénomène, bien que faiblement. Cette dernière circonstance lui donna la conviction qu’il pouvait s’agir d’une impureté, car plus l’eau était pure, mois il se formait d’acide et de base, mais des impuretés d’une petitesse incroyable suffisaient déjà à faire apparaître la réaction au tournesol. Les vases de verre cédant à l’eau des substances qui y sont un peu solubles, il faut des précautions spéciales pour se mettre à l’abri de cette cause d’erreur. En se servant de vases d’or (les ustensiles de platine n’étaient pas encore connus), Davy réussit à montrer que le passage du courant ne produit ni acide ni alcali, et la question fut résolue.

Nous ne pouvons suivre Davy dans toutes les étapes de ses travaux. Il reconnut bientôt l’influence puissante du courant électrique pour décomposer les combinaisons chimiques de toute sorte. Il fit agir ce nouvel agent sur les corps les uns après les autres, et enfin, il s’en servit pour résoudre une vieille question. À bien des égards, les alcalis se comportaient comme des oxydes métalliques, pourtant on n’avait pas réussi à les décomposer en éléments plus simples. Davy les soumit à l’action du courant, et put mettre en évidence une décomposition à un pôle apparut l’oxygène, comme il l’attendait, et à l’autre pôle, un métal de propriétés complètement inattendues et même inouïes. Il était extraordinairement léger, et il brûlait à l’air, surtout au contact de l’eau. Il était, par là même, très difficile d’avoir de ces métaux merveilleux une quantité suffisante pour pouvoir les étudier ; Davy en obtint néanmoins assez pour établir les propriétés principales du potassium et du sodium.

Ces recherches firent sensation, et donnèrent rapidement à Davy une renommée européenne. Partout on les répéta, on les confirma, et elles devinrent le point de mire de l’intérêt général, comme le sont, de nos jours, les rayons X et le radium. Le développement ultérieur de cette partie de l’électrochimie n’a plus amené de grandes découvertes ou de découvertes théoriques fécondes. Un demi-siècle plus tard, Bunsen montra que l’on peut, par l’électrolyse des composés halogènes fondus, obtenir un grand nombre de métaux de préparation difficile. Pendant le dernier quart du xixe siècle, le développement rapide de l’électrotechnique a permis aux chimistes d’employer en quantité et à bon compte cette énergie maniable qu’est l’électricité, et l’électrochimie a pris beaucoup d’étendue et d’importance. Mais ces progrès n’ont pas amené de nouvelles idées directrices ; on peut dire, par exemple, que nous obtenons toujours le sodium par la méthode qui le donna à Davy pour la première fois.

À peu près en même temps que les brillantes découvertes de Davy, paraissait un autre travail, qui fut alors à peine remarqué, parce qu’il se rattachait à des phénomènes peu frappants, mais qui, dans la suite, devait avoir une influence autrement grande. Il était fait par deux jeunes Suédois, Berzélius et Hisinger, et se rapportait, lui aussi, à la décomposition des corps sous l’influence du courant électrique. Les auteurs y étudiaient surtout les sels les plus connus, salpêtre, sel de Glauber, sel marin, etc., et ils avaient reconnu la généralité de ce fait déjà signalé, que l’acide va au pôle positif, et l’alcali, au pôle négatif. Ce n’est pas toujours vrai, car les sels des métaux lourds donnent le métal lui-même, et non l’hydroxyde. Se basant sur cette observation, Berzélius considérait l’acide et la base comme deux corps avec lesquels on peut refaire les sels, et, d’une manière générale, comme des parties constitutives, qui gardaient, même dans des combinaisons effectuées, une certaine personnalité. C’était envisager les sels comme formés d’une partie positive et d’une partie négative, et cette manière de voir s’étendit bientôt à tous les autres corps. Dans la conception de Berzélius, toute combinaison comprenait une partie positive et une partie négative. Mais, d’après cette théorie, les deux propriétés opposées ne se neutralisaient pas complètement, de sorte que la combinaison résultante était toujours positive ou négative, suivant la nature de ses constituants, et, à cet égard, pouvait faire partie de combinaisons d’ordre supérieur. La même chose était vraie pour ces combinaisons d’ordre supérieur, mais leur caractère positif ou négatif devait être d’autant plus faible, que l’ordre de la combinaison était plus élevé.

Telle est la célèbre théorie électrochimique de Berzélius, elle n’appartient pas à l’électrochimie proprement dite. Elle n’a provoqué aucune recherche plus étendue dans le domaine commun de l’électricité et de la chimie, et Berzélius lui-même n’a jamais repris d’expériences de ce genre. Son importance reste tout à fait confinée à la systématisation, et nous l’avons déjà étudiée sous ce rapport.

Les brillantes recherches expérimentales de Davy n’étaient pas non plus destinées à éveiller des recherches électrochimiques s’y rattachant. La chimie suivit d’autres voies, et les corps, qui fixaient de plus en plus l’intérêt, les combinaisons organiques ne présentaient pas de liens apparents avec l’électricité. D’autre part, l’électricité se développa d’abord essentiellement sous l’influence des idées de Volta. La forme parfaite de la théorie que ce savant proposait pour expliquer, par le contact des différents conducteurs, la production de l’électricité dans sa chaîne, séduisit complètement les physiciens, et aussi les quelques chimistes qui s’occupaient de ces questions.

Il fallait donc des découvertes nouvelles et essentielles pour raviver l’impulsion, et nous verrons qu’une seule ne suffit pas, qu’il en fallut une série pour que l’électrochimie scientifique pût enfin se constituer. Toute une légion de précurseurs avaient en vain fait des efforts ; voilà seulement vingt ans, que le sol, incessamment fouillé, se trouve enfin prêt à donner des moissons régulières.


  1. Il ne faut pas confondre l’Institution royale avec la Société royale, dont il vient d’être question. La Société royale est une société savante comme les académies des sciences du continent, tandis que l’Institution royale est une association privée, dont les membres entretiennent, sur leurs cotisations annuelles, un établissement, où leur sont données des conférences scientifiques, conférences de vulgarisation pour la plupart. L’association possède un laboratoire et charge de cet enseignement un ou plusieurs savants, qui, dans leurs heures de loisir, peuvent s’occuper de travaux personnels. La Société a toujours eu la main singulièrement heureuse dans ses choix.