L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XVII

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 272-287).

CHAPITRE XVII

LES PHÉNOMÈNES CATALYTIQUES


Il y a peu d’années encore, si quelque chimiste osait employer le mot catalytique, on l’accusait de manquer d’esprit scientifique, et ce reproche lui était adressé d’autant plus volontiers que le critique comprenait moins la question. Aujourd’hui les choses ont essentiellement changé, et le mot longtemps banni est aussi régulièrement employé que n’importe quel autre terme scientifique clairement défini et s’appliquant à un ensemble régulier de faits.

Cette affaire a débuté au commencement du xixe siècle : Kirchhoff, pharmacien à Saint-Pétersbourg, observa que l’amidon, chauffé avec des acides étendus, se transforme d’abord en gomme puis en sucre. Cette découverte avait beaucoup d’intérêt au point de vue technique, et surtout elle touchait à un genre de phénomènes tout à fait inconnus, car Kirchhoff avait remarqué aussi que l’acide employé n’avait subi aucune modification ; on pouvait le retirer intégralement du liquide sucré. En outre, il ne se dégage pas de gaz pendant la réaction, et il n’y a pas fixation d’oxygène puisque la transformation s’effectue aussi bien en vase clos qu’à l’air libre. Enfin le poids du sucre formé n’est pas inférieur à celui de l’amidon employé ; il lui est même plutôt un peu supérieur, mais la consistance sirupeuse du produit ne permettait pas de fixer ce point bien exactement.

Les doutes, qui au début s’élevèrent sur l’exactitude des faits annoncés par Kirchhoff, s’évanouirent bientôt, car ses expériences furent souvent répétées et confirmées. La nature de l’acide a aussi son importance : on obtient du sucre avec l’acide chlorhydrique comme avec l’acide sulfurique ; l’acide phosphorique agit beaucoup moins, et l’acide acétique ne donne pas de sucre. D’autre part, une longue ébullition dans l’eau pure suffit à transformer peu à peu l’amidon, mais ne donne que de la dextrine.

La science d’alors n’avait qu’à enregistrer ces faits, sans essayer de les expliquer. L’industrie s’empara bientôt de cette découverte si mystérieuse, et l’appliqua bien avant qu’on en eût trouvé l’explication.

Une dizaine d’années plus tard, dans une tout autre branche de la science, on découvrit une série de faits, qui semblaient n’avoir de commun avec les précédents que leur caractère incompréhensible. En faisant agir divers acides sur le bioxyde de baryum, Thénard avait obtenu des solutions douées de propriétés très remarquables. Ce n’étaient pas des sels de bioxyde de baryum, car avec l’acide sulfurique on pouvait précipiter tout le baryum de la solution, de façon à n’y laisser que les acides employés, et cependant ces curieuses propriétés persistaient. Thénard crut qu’il s’agissait de combinaisons des divers acides avec l’excès d’oxygène du bioxyde, et il pensa avoir découvert toute une série de nouveaux acides, renfermant une plus forte proportion d’oxygène que les acides ordinaires, dont ils se rapprochaient d’ailleurs par la plupart de leurs caractères chimiques. Enfin, il se convainquit que les propriétés nouvelles existent encore quand on a débarrassé les solutions des acides libres qu’elles contiennent. Il découvrit ainsi le bioxyde d’hydrogène ou eau oxygénée, qui se forme par l’action des acides sur le bioxyde de baryum.

Au fond il n’était pas particulièrement extraordinaire que l’hydrogène formât avec l’oxygène une combinaison autre que l’eau. Ce qu’il y avait de surprenant, c’était que la nouvelle combinaison, assez stable en solution aqueuse, dégageât son oxygène d’une façon brutale, violente ou même explosive, au contact de certains corps, qui n’étaient pas avides d’oxygène, et qui d’ailleurs n’éprouvaient alors aucune modification. La mousse de platine et la pierre brune ou bioxyde de manganèse n’étaient pas les seuls corps possédant cette action remarquable ; la fibrine, fraichement extraite du sang, était tout aussi active, et décomposait l’eau oxygénée sans éprouver elle-même aucune modification ; l’oxygène se dégageait tout simplement sous forme gazeuse et il restait de l’eau.

Ces faits eux aussi furent enregistrés sans que la science pût formuler le moindre mot d’explication.

En ce temps-là vivait à Iéna un chimiste nommé Döbereiner, expérimentateur zélé, qui avait fait et décrit beaucoup de recherches intéressantes. Présentant de la mousse de platine à un jet d’hydrogène dans l’air, il observa qu’elle devenait incandescente, et, dans certaines conditions, pouvait enflammer le jet. Les allumettes n’existaient pas encore, et nous pouvons à peine aujourd’hui nous représenter la situation : quand on voulait faire du feu, il fallait prendre un morceau d’acier, une pierre, de l’amadou, et des fils de soufre, à moins qu’on voulût se servir des briquets phosphoriques, d’invention récente, qui, la plupart du temps, ne marchaient pas, ou donnaient lieu à des explosions inattendues. Cette nouvelle façon commode et pratique d’avoir du feu plut extraordinairement à Döbereiner, qui construisit un petit appareil à hydrogène, muni d’un régulateur automatique, sur lequel il installa près du robinet un peu de mousse de platine : à l’ouverture du robinet la mousse de platine se découvrait, et le jet d’hydrogène s’enflammait. Après s’être conservée pendant plus d’un siècle sous une forme presque invariable, cette invention a fêté dans ces dernières années avec les allume-gaz automatiques une résurrection brillante, et, par suite, le cours du platine, qui est un métal rare, a subi une nouvelle augmentation, qui n’était pas à souhaiter.

Ces phénomènes étaient si variés, qu’on n’y reconnut pas tout de suite l’expression d’un principe commun. On n’y arriva que plus tard à l’occasion d’un sujet encore plus éloigné en apparence.

Dans le chapitre IV, on a vu que la formation de l’éther à partir de l’alcool, sous l’influence déshydratante de l’acide sulfurique, a joué un rôle considérable relativement à la constitution des corps. Cette même réaction fut aussi l’occasion d’un progrès très important pour la question qui nous occupe maintenant. On opère, comme on sait, en distillant le mélange d’alcool et d’acide sulfurique : il passe de l’éther et de l’eau. On peut, pendant la distillation, faire arriver de l’alcool dans la masse, et une quantité donnée d’acide sulfurique peut servir à transformer en éther et eau une quantité presque illimitée d’alcool.

Eilhard Mitscherlich (1794-1863) étudia en détail ce procédé remarquable. Il prouva qu’il ne s’agit pas seulement d’une action déshydratante de l’acide sulfurique, car il existe d’autres corps déshydratants qui ne forment pas d’éther, et que, d’ailleurs, dans les conditions de l’expérience, l’acide sulfurique laisse distiller autant d’eau qu’il s’en forme : s’il ne peut fixer l’eau, a fortiori ne peut-il en enlever. De plus, il n’y a pas de rapport fixe entre la masse de l’acide sulfurique et celle de l’alcool transformé. Rassemblant les résultats de son travail, qui montre une grande indépendance d’esprit et beaucoup de sens critique, Mitscherlich dit : c’est un cas où un corps produit par sa présence des actions chimiques, sans intervenir d’une façon permanente dans les résultats de la réaction. Il désignait, sans vouloir exprimer par là de vues théoriques quelconques, ces actions dont nous connaissons un nombre plus grand encore sous le nom d’action de contact.

Ce travail fournit à Berzélius l’occasion de donner une fois de plus dans sa revue annuelle un de ces brillants exposés d’ensemble, qui ramènent à un point de vue commun des faits isolés, et donnent à de nouveaux concepts droit de cité dans la science. Il rappela les travaux de Kirchhoff, Thénard, Döbereineretc., il rendit compte de l’étude approfondie de Mitscherlich, qui était son élève, et dont il faisait grand cas. Il proposa, comme concept d’ensemble, celui de force catalytique qu’il définissait de la façon suivante : ce qui caractérise, à proprement parler, la force catalytique, c’est que, par leur seule présence et non par leur affinité, certains corps peuvent éveiller des affinités latentes à la température de l’expérience, si bien que, grâce à eux, les éléments peuvent, dans un corps composé, se grouper autrement, et réaliser une neutralisation électrochimique plus complète.

À première vue, cette définition semble purement hypothétique, puisqu’elle met en cause le dualisme électrochimique actuellement délaissé comme principe général d’affinité. Pourtant, en y regardant de plus près, on voit qu’il n’y a là qu’une pure question de forme, et que le sens fondamental de cette définition est indépendant du dualisme électrochimique. L’expression d’affinités latentes ou endormies signifie simplement qu’il y a des états chimiques, qui ne sont pas des états d’équilibre, et qui malgré cela ne changent pas avec le temps. Dans ces systèmes, la réaction chimique est déclanchée, provoquée par la présence de corps qui agissent catalytiquement ; ce qui se passe doit, comme tous les phénomènes chimiques, aboutir à satisfaire plus complètement les affinités, c’est-à-dire à réaliser un équilibre plus stable. Ainsi, la définition de Berzélius contient ce principe important la catalyse ne réalise jamais de phénomènes chimiques, qui seraient impossibles sans elle, elle ne produit que des réactions possibles en principe, mais qui, pour une cause ou pour une autre, ne prendraient pas naissance. Berzélius se défendit tout spécialement d’avoir voulu introduire dans la science, par l’expression force catalytique, une nouvelle qualité inconnue. Il ne s’agit pour lui que d’un nom compréhensif, s’appliquant à un ensemble de faits réels, dont la constitution est encore inexpliquée, et il recommanda expressément de ne pas enrayer l’étude expérimentale de ces questions par des théories prématurées, reposant sur des vues hypothétiques. La suite n’a montré que trop clairement combien cet avertissement était justifié, et combien peu on en profita.

Nous arrivons ici à une page très attristante de l’histoire de la chimie. On ne peut malheureusement pas la passer sous silence, comme tant d’autres choses, où se cachent, sous le couvert de la science, les vues courtes et même la malveillance des faibles humains. Les fautes commises ici ont eu tant d’influence, que le développement de la question en a été retardé plus qu’il ne convenait. Reportez-vous de quelques années en arrière, et rappelez-vous ce qu’il en était du mot catalytique : tous ceux qui l’employaient étaient soupçonnés de légèreté, et risquaient de s’entendre dire par les chimistes les moins qualifiés, que le nom de catalyse n’expliquait absolument pas les phénomènes en question, comme si Berzélius n’avait pas mis les gens en garde contre une telle méprise par une recommandation formelle placée en tête de ses explications sur la catalyse.

Celui qui mena la campagne contre le progrès réalisé par Berzélius, ne fut autre que Liebig. Comme tous les réformateurs, Liebig a lutté pendant une grande partie de sa vie contre les tendances retardatrices de ses contemporains ; sauf quelques erreurs de détail, il a presque toujours eu raison. Mais ici il a eu la main malheureuse, non pas tant parce qu’il avait tort, mais surtout parce qu’il prêta à l’erreur populaire l’appui de sa haute personnalité. Les erreurs des grands hommes, représentant le tribut qu’ils paient à la façon de penser de leur temps, se répandent et agissent beaucoup plus vite que leurs idées neuves et justes. Leurs erreurs ne vont pas, comme les idées nouvelles, à l’encontre de la manière de voir de l’époque, elles n’ont pas à lutter contre la force d’inertie, qui est toujours là pour s’opposer au progrès. Le conflit, qui s’était élevé entre eux à propos de la constitution des combinaisons, fut pour Liebig l’occasion d’attaquer Berzélius. Les vues sur le dualisme chimique formaient partie intégrante de la science pour Berzélius, qui, dans ses revues annuelles, avait souvent jugé avec assez d’injustice Liebig et ses idées réformatrices. Berzélius ne pouvait rendre pleine justice aux grands travaux de Liebig, dont les tendances en chimie physiologique lui inspiraient une certaine prévention. Des rapports extrêmement tendus s’étant établis entre Liebig et Mitscherlich, Berzélius poussa bientôt les choses à l’extrême.

Toutes ces circonstances peuvent expliquer que Liebig prit parti contre le nouveau concept de catalyse, et, malgré les avertissements de Berzélius, fit exactement le contraire de ce que celui-ci avait indiqué avec sa mûre connaissance des lois, que suit le développement de la science. Liebig rejeta le nom introduit, parce que, comme Berzélius l’avait voulu, il ne contenait ou ne promettait aucune explication des phénomènes, et, de son côté, proposa une explication capable au plus haut point d’entraver les recherches ultérieures : c’était précisément ce que Berzélius avait redouté. Liebig émit l’hypothèse inféconde des chocs moléculaires.

Liebig exprima l’idée que, dans les phénomènes catalytiques, il y a simplement passage de mouvement du corps catalyseur au corps catalysé. Il venait d’avoir une discussion avec Pasteur à propos de la levure de bière. Tandis que Pasteur soutenait la nature organisée de la levure, et voyait dans la transformation du sucre en alcool et acide carbonique un résultat immédiat de l’activité vitale des cellules de la levure, Liebig considérait la reproduction par bourgeonnement de la levure comme un accessoire, au même titre, disait-il, que les plantes qui croissent sur un tronc d’arbre pourri sont étrangères à cette pourriture ; et il expliquait l’action de la levure, rangée par Berzélius dans les actions catalytiques, comme un choc mécanique issu de la levure en décomposition et se portant sur le sucre.

Interrompons ici pour un instant notre récit, pour nous attacher à la suite de cette affaire : ce sera très instructif. Pasteur l’emporta sur Liebig grâce à l’expérience de Lüdersdorff, qui broyait la levure pour en déchirer toutes les cellules. La bouillie obtenue ne donnait lieu à aucune fermentation, et on en concluait que la vie de la cellule, comme Pasteur la concevait, était nécessaire à la fermentation.

En définitive, la cellule vivante elle-même doit produire ces actions par la voie chimique, mais on ne s’en occupait pas ; bien plus, on s’en reposait sur cette idée que la vie est un phénomène si mystérieux, que la fermentation du sucre s’arrangeait très bien en sa compagnie. De toutes les tournures d’esprit imaginables, c’était certainement la moins scientifique, parce qu’elle arrêtait purement et simplement les recherches. Il eût mieux valu dire au contraire, que, si jamais on devait dévoiler quelque chose du secret de la vie, l’étude des phénomènes catalytiques pourrait être très féconde à ce point de vue. Cependant Pasteur avait brillamment démontré la nécessité de la présence des êtres vivants pour les phénomènes de la putréfaction et de la fermentation, etc., et il était si pénétré de sa thèse que, involontairement, il crut éclaircir toute la question en prouvant dans chaque cas particulier, que la présence des êtres vivants était nécessaire. On connaissait déjà des cas dans lesquels ces catalyseurs organiques ou ferments pouvaient être séparés de l’organisme, et produire les mêmes effets indépendamment de lui : la diastase de l’orge germée, qui, in vitro, transforme l’amidon en sucre, en est un exemple. Il n’y vit pourtant que des ferments non figurés, et il en distingua les ferments figurés qui, liés aux êtres vivants, ne sont actifs que pendant la vie des cellules. Depuis lors, on a reconnu que, dans cette distinction artificielle, il s’agit d’un simple problème technique : extraire le ferment de l’organisme sans le détruire. Quand les ferments ont une grande stabilité, cela ne fait aucune difficulté, ce sont des ferments non figurés connus depuis longtemps. Mais quand l’opération est difficile, si on veut montrer que l’action de ces ferments est indépendante de la vie, il faut d’abord trouver une méthode d’extraction, qui les laisse inaltérés. L’expérience de Lüdersdorff, que nous venons de rappeler, aurait donné un résultat inverse, si le broyage de la levure avait été assez rapide pour ne pas laisser à l’air et à d’autres causes le temps de détruire le ferment. Plus récemment, Buchner a réussi à extraire le ferment avec plus de précaution et de rapidité, et on a reconnu que le ferment de la levure était un ferment non figuré et que Pasteur s’était trompé sur ce point aussi.

D’ailleurs l’hypothèse des chocs était insoutenable ; les catalyseurs organiques, les ferments ou, comme on dit maintenant, les enzymes agissent tout à fait comme les catalyseurs inorganiques correspondants. La théorie de ces actions n’a pas encore été donnée, mais nous avons acquis une indication précieuse, nous savons qu’il s’agit d’un processus très général, et que, pour être bonne, la théorie devra avoir ce caractère de généralité. Dans la polémique entre Liebig et Berzélius, la victoire resta d’abord à Liebig, dont les idées furent acceptées par les contemporains et les successeurs. La même pensée fut remise en avant des côtés les plus divers, et tous ses partisans semblaient avoir cru faire eux-mêmes une découverte importante s’y rattachant. Rappelons encore la théorie (1894) d’un chimiste célèbre qui s’était occupé avec un zèle et un succès tout particuliers de physiologie : « la catalyse est un mouvement mécanique des atomes dans les molécules des corps instables ; elle se produit par la force émanée d’un autre corps, et, avec déperdition d’énergie, aboutit à la formation de corps plus stables ».

La moindre faute de cette conception est qu’on ne puisse ni prouver ni mesurer ces mouvements supposés ; on n’a pas pu prouver non plus l’existence des atomes et cependant, depuis longtemps, l’hypothèse atomique est un outil scientifique très utile, et qui a fait ses preuves. Mais voici la faute fondamentale : de l’hypothèse des chocs moléculaires, il n’y a pas moyen de tirer de conclusions d’ordre expérimental plus ou moins vraisemblables, et dont l’exactitude pourrait être soumise au contrôle de l’expérience. Si défectueuse que puisse être l’image hypothétique d’un fait réel, elle doit au moins faire prévoir certaines relations encore inconnues, mais susceptibles d’être vérifiées expérimentalement. Il faut, en d’autres termes, que l’image établisse quelque lien entre le fait qu’elle représente et d’autres faits, et qu’elle nous fournisse l’occasion de contrôler si la relation pressentie existe réellement. Mais si l’image s’en tient uniquement au fait primitivement représenté, elle reste un mot vide et n’a aucune portée.

Telle est, précisément, la nature de la théorie mécanique de la catalyse. On peut bien imaginer comme on veut, des mouvements et des chocs, mais comment reconnaître si un corps à essayer comme catalyseur présente justement les mouvements, qui provoqueront la réaction d’un autre corps donné ? Là-dessus, aucun des nombreux défenseurs de l’hypothèse mécanique n’a jamais fourni la moindre indication. Aucune question précise, relative aux lois possibles de l’action catalytique, ne découle de cette hypothèse, et tout le problème reste, avec l’hypothèse, ce qu’il était avant elle.

Ce manque de fécondité pèse de la façon la plus manifeste sur toute l’histoire de la question. La chimie est pleine de catalyses. Déjà Berzélius avait remarqué que, dans les organismes vivants, ce sont toujours des actions catalytiques qui assurent la satisfaction des besoins biologiques dans le temps et dans l’espace, et le grand physiologiste Karl Ludwig voyait, dans les phénomènes catalytiques, la partie principale de la chimie physiologique. On a remarqué aussi que la préparation des produits chimiques, inorganiques et organiques, recourt partout à des moyens catalytiques. Ne citons, en chimie minérale, que la fabrication de l’acide sulfurique : le corps catalyseur est le bioxyde d’azote dans la méthode ancienne, le platine, dans la méthode nouvelle. Parmi les nombreuses catalyses de la chimie organique, signalons l’action du chlorure d’aluminium dans la réaction de Friedel et Crafts, qu’on a pu comparer au « Tischlein-deck-dich » (table, couvre-toi) du vieux conte allemand, tant elle facilite la formation de corps, qui, sans cela, seraient extrêmement difficiles à obtenir. Les anciennes industries domestiques, la boulangerie et la brasserie entre autres, reposent également sur des actions catalytiques, nous l’avons vu pour la brasserie à propos de la fermentation. Bref, de quelque côté que nous nous tournions, nous rencontrons des phénomènes catalytiques.

La science n’a guère cherché à expliquer ces faits, si importants et si nombreux qu’ils soient. Nous sommes surpris qu’on n’ait jamais fait de recherches expérimentales pour trouver les lois de la catalyse, alors qu’on a étudié d’une façon très suivie des choses d’intérêt infiniment moindre. La science se tenait éloignée de la catalyse comme d’un lieu mal famé. De temps en temps, on réchauffait la vieille hypothèse mécaniste, et c’était tout. Aussi, sur ce sujet, ne connaissait-on que des faits isolés, qui n’avaient jamais été rassemblés ni rapprochés on cherche en vain dans les traités un chapitre sur la catalyse. Ajoutez à cela que la première réaction, qui établit la loi capitale de la dynamique chimique, l’inversion du sucre de canne par les acides, est aussi une action catalytique, sous la forme la plus pure : c’était, depuis un demi-siècle, une porte ouverte sur la question, mais personne ne s’y engageait.