L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XVI

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 252-271).

CHAPITRE XVI

DYNAMIQUE CHIMIQUE

La vitesse des réactions.


La cinétique chimique ou théorie des réactions s’occupe d’un phénomène beaucoup plus général que la statique ou étude de l’équilibre chimique ; pourtant en chimie, comme en mécanique, la statique a précédé de beaucoup la dynamique. Cela tient à ce que, de part et d’autre, l’étude des phénomènes considérés comme variables avec le temps est nécessairement plus compliquée que celle qui suppose l’équilibre déjà établi.

La première tentative faite pour trouver des lois concernant les phénomènes chimiques variables avec le temps remonte à une époque très reculée de l’histoire de la chimie. Elle se rattache au nom de Wenzel, qui a par lui-même des titres très sérieux, indépendamment de la loi des équivalents qu’on lui attribue à tort (p. 51).

Nous avons déjà, à propos de l’action de masse, indiqué une idée très remarquable de Wenzel : il avait songé à mesurer les vitesses d’action de différents acides sur des morceaux de métaux de même forme et de même surface pour en tirer des conclusions relatives à leurs forces ou affinités. Nous avons vu aussi de quelle façon exacte, précise et rationnelle, il avait établi son projet. Malheureusement l’histoire n’a conservé que le projet, et non sa mise à exécution. J’ai en vain parcouru l’œuvre de Wenzel, en cherchant s’il n’avait pas fait de mesures effectives ; je n’ai rien pu trouver. Il a peut-être bien fait des expériences, mais ne les ayant pas trouvées d’accord avec ce qu’il attendait, il a pu ne pas les publier. Nous savons pourtant que le problème de la dissolution des métaux dans les acides étendus ne peut pas encore être considéré comme résolu au point de vue cinétique et qu’il reste à expliquer certaines relations particulières que nous n’avons pas encore exactement saisies.

Après ce début plein de promesses, qui n’attendait plus que des expériences pour donner des fruits à bref délai, nous trouvons un très long temps d’arrêt, interrompu seulement par une remarque isolée et purement théorique. Dans la Statique chimique, Berthollet mentionne les phénomènes chimiques lents comme dus à la propagation de la réaction chimique, qu’il met en parallèle avec la propagation de la chaleur. Ce parallèle établi par Berthollet entre les phénomènes chimiques qu’il étudie et la perte de chaleur par rayonnement (conductibilité extérieure) est bien remarquable. Newton avait donné la loi du rayonnement : la quantité de chaleur rayonnée est proportionnelle à la différence de la température. Avec le secours de l’analyse mathématique on en déduit que la vitesse de refroidissement est proportionnelle au logarithme du temps : la loi qui régit les phénomènes chimiques les plus simples prend la même forme, si on assimile leur vitesse à la vitesse de refroidissement. Cependant on ne trouve pas encore chez Berthollet l’idée générale de vitesse de réaction, et c’est seulement un demi-siècle plus tard que cette notion s’introduisit d’une façon convenable en chimie.

Il s’agit encore une fois d’un travail fondamental, fait par un homme qui est resté tout à fait inconnu, Wilhelmy. Il n’y a pas longtemps que la chimie générale est une science reconnue, et rien ne le montre si nettement que la faible notoriété de ce grand nom. Les fondateurs de l’astronomie sont universellement connus, et nous concevons à peine qu’on puisse ignorer les noms de Kopernik, Képler et Newton ; au contraire, Richter, Wenzel et Wilhelmy sont inconnus, et si quelqu’un demandait à un homme cultivé quelque renseignement sur leur compte, l’indiscret serait éconduit avec mépris ou indignation. Je craindrais même qu’un certain nombre de chimistes sérieux, qui se croient et qu’on croit bien au courant, ne fussent un peu embarrassés si on venait à leur en parler.

Wilhelmy faisait partie du cercle des jeunes physiciens de Berlin auquel appartenaient Helmholtz, Brücke, Wiedemann, etc., et d’où est sortie en grande partie la physique allemande du xixe siècle. Il aimait la science, il était riche, et il consacrait volontiers ses revenus à l’achat d’appareils nouveaux et intéressants. Les longs et multiples travaux du physicien français Biot (1774-1862) venaient de montrer l’application du polarimètre à la mesure de la concentration des solutions sucrées, et Wilhelmy s’en était procuré un. Dans un travail fait en commun avec Persoz, Biot avait indiqué que l’on peut suivre la transformation du sucre de canne en ses produits d’hydrolyse (sucre inverti) sans toucher aux corps mis en jeu, tout simplement en observant la rotation du plan de polarisation dans une solution additionnée d’acide, et il avait signalé l’intérêt que pouvait offrir l’étude approfondie de ces phénomènes. Wilhelmy, avec son bel appareil tout neuf, s’était attaché à ces réactions remarquables. Il avait un esprit tourné vers les mathématiques et la théorie, et il profita de l’occasion pour pénétrer de cette façon commode et agréable dans une région tout à fait inconnue, où d’ailleurs il dut se frayer le chemin, et il créa pour cela les concepts nécessaires.

Pour nous maintenant, la tâche semble facile de découvrir dans cette voie les lois de l’inversion du sucre. Il suffit de remarquer que la vitesse de la réaction dépend de la masse du sucre, et tout est dit ; mais il faut bien se rendre compte que le concept de vitesse de réaction n’était pas encore formé au temps de Wilhelmy, et qu’on ne pouvait le créer sans anticiper en quelque sorte sur des résultats que l’on ne connaissait pas encore. Le chimiste qui étudie un mélange de réactifs ou des corps nouveaux à l’état de mélange naturel, ou qui veut obtenir par synthèse un produit encore inconnu, doit travailler en ménageant les propriétés du corps nouveau qu’il ne connaît pas encore ; de même, le théoricien doit créer un concept dans une branche nouvelle de la science, avant de savoir si le concept qu’il crée est bien celui qui convient le mieux. Le don remarquable, qu’on appelle le génie du savant, se montre alors dans le choix subconscient des mesures, qui le conduiront le plus rapidement au but encore inconnu. En fait, cet instinct de chimiste, ou plus généralement du savant, est fait de raisonnements par analogie, dont les détails échappent à la conscience de leur auteur. Ces opérations inconscientes de l’esprit sont possibles, elles se présentent même très fréquemment et ont par là une grande importance ; on peut s’en convaincre pour toutes les branches de l’activité intellectuelle. Qu’un peintre exercé placé devant la nature cherche à obtenir un ton déterminé avec les couleurs de sa palette, il ne se dit pas : Je dois prendre pour cela de l’ocre ou de l’outremer et du blanc d’argent, mais son pinceau va droit aux petits tas de couleur correspondants, et il réalise le mélange en pensant peut être à tout autre chose. Il en est de même pour le savant servi par une mémoire particulière, capable de faire des reproductions rapides, car on ne peut guère imaginer qu’un savant réussisse sans cette mémoire spéciale. Il combine des résultats d’expérience, dont les échelons isolés ne viennent même plus à sa conscience et dont l’aboutissant n’est pas une pensée, mais une opération expérimentale immédiatement accomplie.

Le point le plus important du travail intellectuel qui fit découvrir la loi fondamentale de la cinétique chimique fut la création du concept convenable, celui de la vitesse de réaction : ici, il faut entendre par vitesse le rapport entre la modification de concentration et le temps qu’elle met à se produire. On dit d’ordinaire qu’il s’agit du rapport de la masse de corps transformé en temps. Mais alors, si l’on divisait un système réagissant en deux parties dans le rapport de 1 à 3, la vitesse dans la seconde partie serait triple de la vitesse dans la première, car il s’y transforme une masse triple de matière dans le même temps, et ce n’est pas naturel. Il faut donc entendre des masses relatives, c’est-à-dire des masses rapportées à une certaine unité, celle de volume étant la plus convenable. Wenzel avait déjà clairement reconnu l’influence du volume quand il énonçait la proposition suivante : toutes circonstances égales d’ailleurs, le corps agissant met, pour effectuer la même action, d’autant plus de temps qu’il est plus étendu.

Wilhelmy songea à la même loi pour l’inversion du sucre de canne. Il admit que dans des volumes égaux de sa solution acidulée, la vitesse de transformation est proportionnelle à la concentration en sucre resté inaltéré ; alors la masse transformée dans l’unité de temps est proportionnelle à la masse de sucre qui reste encore, ou, en d’autres termes, il se transforme dans l’unité de temps une fraction toujours la même de la masse en question. En appelant Z la concentration du sucre au temps T, et dZ la masse de sucre transformée dans le temps dT, cette hypothèse s’écrit dz/dT = kZ, où k est une constante qui dépend de diverses circonstances, supposées invariables pendant toute la durée de la réaction.

Les résultats des mesures se trouvèrent en accord complet avec cette formule, et même, la température ayant lentement varié, on trouva une variation correspondante de la vitesse de réaction.

Wilhelmy chercha bientôt à savoir si la loi qu’il avait trouvée pour l’inversion du sucre avait une portée générale, et il résolut la question par l’affirmative. En écrivant l’équation, on ne fait pas de suppositions spéciales sur la nature particulière de la réaction étudiée ; on suppose seulement, d’une façon générale, que la vitesse de la réaction étant proportionnelle à la concentration, dépend de la quantité de corps mis en jeu de la manière la plus simple qu’on puisse imaginer. Wenzel avait fait ce postulat soixante-dix ans plus tôt, mais malheureusement sans expériences. Il avait en vue des réactions bien différentes de l’inversion du sucre, qui n’était pas connue de son temps, et cela nous fait voir clairement la généralité de cette supposition.

Pourquoi a-t-on mis si longtemps à découvrir cette chose si simple ? La réponse la plus naturelle est que, dans tout l’intervalle de temps qui sépare Wenzel de Wilhelmy, la chimie scientifique, s’occupait de problèmes tout différents. Les chimistes d’alors avaient une toute autre façon de penser et de travailler ; aujourd’hui encore, bien des savants distingués séparent absolument de la chimie proprement dite l’étude des problèmes analogues à celui dont nous parlons ; ils la regardent avec une bienveillance toute théorique, et, s’ils veulent bien lui accorder une place dans la science humaine si vaste, c’est à la stricte condition que l’esprit de la chimie pure n’en sera pas souillé.

Autre raison du lent développement de cette question : les réactions entre sels exclusivement étudiées dans les premiers temps, se passent si rapidement qu’on n’a pas encore pu jusqu’à présent mesurer leurs vitesses. Les réactions lentes n’ont été connues que par la chimie organique. Dans la technique des préparations organiques, on cherche toujours à chauffer pour accélérer la vitesse des réactions, et les réactions si connues en vase clos n’ont pas d’autre but que de rendre possible l’élévation de température, sans toutefois vaporiser en même temps les corps pour la plupart volatils.

C’est sur une réaction de chimie organique que Wilhelmy a fait son travail fondamental, et, comme nous le verrons dans la suite, la chimie organique a également fourni presque tous les autres cas auxquels la question s’est étendue depuis.

En chimie minérale, les oxydations et les réductions se font presque seules avec des vitesses assez modérées, pour qu’on puisse pratiquement les étudier au point de vue cinétique. L’intérêt scientifique général, qui s’attache à la connaissance plus exacte des phénomènes naturels, mis à part, il y a encore un intérêt pratique considérable à bien connaître les lois de la vitesse des réactions, puisque c’est par là seulement que nous serons systématiquement maîtres des réactions qui toutes se passent dans le temps. En particulier, il est important d’accélérer les réactions lentes autant que possible, car, pour l’industrie chimique comme pour toute autre, le temps, c’est de l’argent. D’autre part, chez les êtres vivants, la régulation réciproque des réactions chimiques joue un rôle prédominant. Toute l’activité de ces organismes vient de ce qu’ils transforment, en d’autres formes d’énergie, l’énergie chimique accumulée en eux, et ils le font avec une vitesse déterminée, exactement adaptée au but qu’ils se proposent à chaque instant. Les dispositifs compliqués, que possèdent précisément les organismes les plus parfaits, dans les deux premières classes des vertébrés, pour maintenir leur température constante, montrent bien la grande importance qui s’attache à la régulation précise de la vitesse des réactions. Les organismes supérieurs dépensent, pour assurer leur homéothermie, la plus grande partie de l’énergie que leur apporte la nourriture ; et, cependant, l’existence des animaux à sang froid le prouve, l’homéothermie n’est pas absolument nécessaire à la vie. Cette constance de la température doit donc avoir une importance spéciale pour les plus hautes fonctions biologiques. En voici le rôle, selon moi : grâce à cette température élevée et constante, le cours des phénomènes chimiques s’établit et se maintient dans les différents organes avec des vitesses qui sont précisément les plus convenables. Des recherches récentes, sur des sujets très variés, ont montré que des réactions organiques de tout genre, le rythme des battements du cœur, aussi bien que l’assimilation de l’acide carbonique par les plantes, sont influencées par la température, au point de vue de leur rapidité, tout comme les réactions chimiques dans nos expériences de laboratoire. Cette influence de la température sur la vitesse des réactions est extraordinairement grande, plus que sur tout autre phénomène : un échauffement de dix degrés suffit à doubler la vitesse des réactions chimiques, tandis que le volume des gaz, qui varie très notablement avec la température, augmente seulement d’un faible pourcentage pour le même échauffement, et qu’il faudrait pour le doubler un échauffement de 273 degrés.

Le travail de Wilhelmy subit le sort que nous avons déjà dû signaler pour divers travaux de ce genre. Quoiqu’il fut publié dans un journal très répandu, les Annales de physique, de Poggendorff, qui s’appelaient en ce temps-là les Annales de physique et de chimie, il resta complètement inaperçu. Il n’est ni connu, ni mentionné par les savants qui se sont occupés plus tard de problèmes analogues ; tout récemment, cette branche de la science, ayant pris un certain développement, on commença à en faire l’histoire, et alors seulement fut mis en lumière le mémoire de Wilhelmy. Qui sait si, par la suite, dans quelque volume inconnu, on ne découvrira pas des recherches oubliées, qui ajouteraient un nouveau chapitre à l’histoire des débuts de la chimie cinétique ?

Il faut citer d’abord, dans l’histoire connue, un travail qui fut également oublié de son temps, mais qui a été découvert dans l’intervalle. Il avait trait, comme celui de Wilhelmy, à l’inversion du sucre de canne, mais les mesures y étaient faites par voie chimique, avec la liqueur de Fehling. Lœwenthal et Lenssen l’ont publié, en 1852, dans le Journal für praktische Chemie, et on y prêta aussi peu d’attention qu’à celui de Wilhelmy. D’ailleurs, ses auteurs n’ont pas fait beaucoup d’autres recherches scientifiques. Leur travail, au point de vue théorique, ne s’élève pas au niveau qu’avait atteint Wilhelmy, puisqu’ils n’ont pas cherché à établir une loi générale de la vitesse de réaction. Par contre, il s’y trouve un très grand nombre de faits concernant l’action de différents acides et de différents corps sur le sucre de canne. Pour obtenir des résultats comparables, Lœwenthal et Lenssen ont toujours institué des expériences parallèles, mettant en marche une réaction témoin, en même temps que la réaction étudiée, et les interrompant en même temps. La combinaison la plus active correspondait à l’expérience dans laquelle la plus grande quantité de sucre se trouvait intervertie.

Il fallut un troisième travail pour attirer l’attention des spécialistes, et ce travail ne tarda pas à devenir classique, circonstance qui pouvait tenir aussi bien au nom de l’auteur qu’à l’objet du travail. Pour cet ouvrage, Marcellin Berthelot (1827-1907), qui s’était déjà rendu célèbre par un grand nombre de recherches importantes en chimie organique, avait collaboré avec Péan de Saint-Gilles. Ces deux savants avaient observé la formation des éthers et la combinaison des acides aux alcools, réaction qui, pour la chimie organique de l’époque, avait à peu près la même importance que la formation des sels pour la chimie générale. Leurs mémoires, où étaient consignées des recherches très étendues, parurent en 1862.

Si on fait réagir un acide, par exemple l’acide acétique, sur un alcool, par exemple l’alcool éthylique, la production de l’acétate d’éthyle présente une certaine analogie de forme avec la production d’un sel. Néanmoins, la réaction ne se passe pas du tout dans le temps comme celle de l’acide et de la base, qui s’unissent immédiatement à la température ordinaire, on ne remarque d’abord aucune réaction, l’acide ne disparaît que très lentement, et on peut en faire le titrage avec un alcali. Si on maintient la température invariable, la réaction se poursuit de plus en plus lentement, pendant une série d’années, et s’approche asymptotiquement d’un état d’équilibre pour lequel les deux tiers à peu près des corps employés, si on a pris des masses équivalentes, ont donné de l’éther et de l’eau ; le dernier tiers ne se combine pas. Cet état persiste alors invariable.

Si on répète l’expérience à une température plus élevée, les choses se passent de la même façon, seulement cela va plus vite. Le point où s’arrête la réaction est sensiblement indépendant de la température ; par contre, il dépend de la nature des corps mis en présence et de leur constitution, mais ceci rentre dans la stœchiométrie et non dans la cinétique chimique.

On voit que ce cas est beaucoup plus compliqué que celui de l’inversion du sucre, où la variation de la masse de sucre, et, par suite, la concentration en sucre, est la seule modification dont on ait à tenir compte pendant la réaction[1]. Ensuite, le phénomène de l’inversion est pratiquement complet, et les produits constitués ne peuvent, dans les conditions où on opère, se recombiner pour donner les corps d’où on est parti.

Dans la formation des éthers interviennent deux corps, acide et alcool, qui disparaissent, et dont, par conséquent, les concentrations varient simultanément pendant la réaction ; puis la réaction n’est jamais complète et s’arrête avant que la totalité des produits employés soit combinée. Cela tient à ce que, comme Berthelot et Péan de Saint-Gilles l’ont expressément démontré, l’éther et l’eau donnent lieu dans les mêmes conditions à la réaction inverse, c’est-à-dire forment de l’acide et de l’alcool : au lieu d’une réaction, il y en a deux, dont il faut tenir compte dans le calcul.

On n’obtint la solution exacte que pour l’un de ces deux problèmes. Berthelot admit que, quand la réaction modifie la concentration de deux corps différents, sa vitesse est déterminée par l’une comme par l’autre de ces concentrations, et qu’elle est proportionnelle au produit des deux concentrations. C’est parfaitement exact, et on peut généraliser la proposition en disant : si des corps différents, en nombre quelconque, prennent part à une réaction, la vitesse en est déterminée par le produit de toutes les concentrations variables. Cela aussi a été reconnu exact. Par contre, les auteurs n’ont pas réussi à exprimer convenablement que deux réactions opposées sont simultanément possibles, et, vraisemblablement, se produisent ensemble.

Ces travaux valent surtout par le côté expérimental : ils contiennent des données numériques très riches et très variées, et ils ont eu d’autant plus d’importance que les théoriciens, qui sont venus plus tard, y ont pris les bases de leurs calculs.

Des savants, travaillant indépendamment l’un de l’autre, sont arrivés au même résultat. Ce sont les Anglais Harcourt et Esson, les Norvégiens Guldberg et Waage et le Hollandais J.-H. van ’t Hoff.

Les travaux de Harcourt et Esson, publiés en 1866, présentent un caractère très personnel. Ils se rapportent à des réactions inorganiques : oxydation de l’acide iodhydrique par l’eau oxygénée, et de l’acide oxalique par le permanganate de potasse. Des rapports très complexes y sont exposés d’une façon qu’on peut citer comme modèle. Ce travail, comme ceux des autres savants que je viens de nommer, apporte un progrès capital : on sait que si, entre les corps mis en présence, il peut se passer plusieurs réactions différentes, chaque réaction se passe comme il arriverait si elle était seule, d’après les concentrations existantes des corps en question. Dans ces conditions, les différentes concentrations dépendent simultanément de plusieurs réactions, et les calculs deviennent assez compliqués, mais le principe reste toujours le même : il exprime tout simplement l’hypothèse la plus simple à faire dans les conditions précédentes.

Les théories de la vitesse de réaction, développées par Guldberg et Waage, se rattachent immédiatement à la loi de l’action de masse, proposée et expérimentalement établie par eux (p. 215). Leur travail montre d’abord clairement qu’un équilibre chimique peut être considéré comme le résultat de deux réactions opposées. Si les concentrations des corps considérés sont telles qu’une réaction reforme exactement ce que l’autre détruit, les concentrations ne varient plus : on a affaire à un état indépendant du temps, et l’équilibre est atteint. L’équilibre chimique est un équilibre dynamique, ce n’est pas un équilibre statique. Cette conception s’est toujours confirmée depuis lors. Elle ne fut, d’ailleurs, pas exprimée pour la première fois par Guldberg et Waage, mais elle prit, grâce à eux, la valeur d’une base correcte de la cinétique chimique.

Le même point de vue se trouve indiqué de façon particulièrement nette dans le travail de van ’t Hoff paru un peu plus tard. Guldberg et Waage se représentaient la vitesse de réaction et l’équilibre comme causés par des forces chimiques, dont ces deux phénomènes dépendaient d’une façon concordante ; van ’t Hoff, plus affranchi d’hypothèses, s’en tient davantage aux faits : il envisage l’équilibre comme une conséquence immédiate des réactions, qui se passent en sens contraire.

Les bases théoriques de la chimie cinétique étaient ainsi posées. Comme il arrive d’ordinaire dans les cas analogues, on n’a trouvé que plus tard les exemples, qui illustrent le mieux ces principes. D’abord, on ne parut guère s’en occuper, puis, grâce au développement des méthodes de mesures physico-chimiques, on put recueillir des renseignements très variés sur l’état des systèmes chimiques, sans toucher d’une façon quelconque à leur contenu, et on rassembla des matériaux importants. La plupart du temps, ces recherches concernaient des cas dans lesquels la vitesse de réaction était si faible que, pour devenir mesurables, les modifications exigent des heures et même des jours. L’analyse chimique, menée très rapidement, permet souvent de faire des déterminations suffisantes, quoique les conditions soient un peu changées. Par exemple, on obtient simplement les données nécessaires sur la formation de l’éther en titrant avec un alcali l’acidité des solutions. La formation ou la destruction de l’éther se poursuivent même pendant le titrage, et l’alcali restant en excès à la fin saponifie l’éther en même temps qu’il se neutralise ; mais les deux réactions sont si lentes, qu’elles n’empêchent nullement la détermination, elles la rendent seulement un peu plus difficile.

Comme nous l’avons vu dans le dernier chapitre, la loi de l’action de masse pour les équilibres chimiques n’est pas seulement un résultat immédiat de l’observation. On peut, d’une façon générale, la déduire des bases les plus sûres de la science, des deux principes de l’énergétique, au moyen des lois des gaz et des solutions. Nous sommes donc amenés à nous demander s’il n’y a pas quelque chose d’analogue pour les lois de la cinétique chimique. Par malheur, la réponse est essentiellement négative. La forme générale de la loi de l’action de masse pour la cinétique dépend bien de celle que l’on applique en statique : on peut regarder tous les états statiques, quels qu’ils soient, comme dus à des vitesses opposées égales ; il doit y avoir une correspondance régulière entre les vitesses et les équilibres pour les différentes concentrations. Tout équilibre dynamique est déterminé par un rapport entre deux vitesses opposées, et, si on attribue à une des deux vitesses de réaction une valeur arbitraire quelconque, on peut déterminer l’autre de façon à établir entre elles deux le rapport voulu. Les deux principes de l’énergétique règlent les rapports de vitesses, mais laissent dans l’indétermination les valeurs mêmes des vitesses individuelles.

Nous pouvons encore préciser quelques restrictions à l’égard de ces rapports de vitesses. Si, par suite d’une circonstance quelconque, la valeur absolue d’une vitesse vient à être modifiée, la même modification doit exister aussi pour la réaction opposée, quand l’équilibre est réalisé. Notamment, si la température a une grande influence sur la vitesse de l’une des réactions, elle doit modifier dans le même sens la vitesse de l’autre réaction. L’influence de la température sur l’équilibre lui-même n’est généralement pas très grande, elle est tout au moins incomparablement plus faible que son influence sur la valeur de la vitesse des réactions. D’ailleurs l’énergétique permet de la calculer ; car, lorsque la température s’élève, l’équilibre se déplace d’une manière tout à fait déterminée dans le sens de la réaction qui absorbe de la chaleur. Si donc on connaît ces données relatives à l’équilibre, ou si, grâce aux lois de l’énergétique, on est à même de les déduire d’autres données, on pourra toujours calculer l’une des vitesses en fonction de l’autre. Mais on ne pourra pas pousser le calcul plus loin, car il intervient ici des influences tout autres que celles qui déterminent l’équilibre et ses modifications.

Il faut y songer quand on cherche les valeurs absolues des vitesses de réaction. S’agit-il d’une réaction, qui ne peut se produire que dans un seul sens, il n’y a plus lieu d’envisager la vitesse de la réaction opposée, et on ne peut plus déterminer par l’énergétique la valeur cherchée.

Mais alors nous n’aurons pas à nous étonner si la vitesse de réaction est modifiée dans des proportions énormes par des circonstances qui n’influencent pas le travail mis en jeu par la réaction considérée. Mais précisément ces circonstances hors de proportion avec le résultat obtenu, par exemple la présence de faibles traces de corps étrangers à la réaction, ont toujours provoqué l’étonnement de ceux qui, par hasard, en remarquaient l’influence. Les phénomènes correspondants ont été longtemps considérés comme inexplicables. Ils semblaient en contradiction avec ce qu’on devait régulièrement attendre, jusqu’à ce que la conception générale exposée ici leur enlevât ce qu’ils avaient d’incompréhensible, et aplanit la voie, qui mènera à leur explication. Ce sont là des phénomènes catalytiques.


  1. Chimiquement on peut représenter le phénomène par l’équation C12 H22 O11 + H2O = 2 C6 H13 O6 où le terme de droite C6 H13 O6 indique parties égales de dextrose et de lévulose. Il est vrai qu’avec le sucre il disparaît un peu d’eau, mais, puisque on opère en solution étendue, la variation de la masse d’eau est si faible qu’on peut la négliger.