L’écrin disparu/03

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Éditions Édouard Garand (p. 10-12).

III

SCÈNE TRAGIQUE.


Et Rodolphe Raimbaud s’avance comme en chancelant. Pour lui livrer passage, chacun s’écarte avec horreur. Il s’arrête au milieu de la pièce, les yeux hagards.

Approche, répète la voix, avec une insistance marquée. Le malade ne remue toujours pas. Ses yeux, cependant, se sont ouverts et regardent en haut comme pour y chercher une inspiration, tandis qu’immobiles, les bras demeurent fixés le long du corps.

Attiré comme par une force invincible, le fils indigne a fait encore quelques pas : puis, brisé d’émotions, il joint silencieusement les mains, dans un pitoyable geste d’accablement.

La voix du moribond a repris :

— Eh bien ! tu m’as encore volé, n’est-ce pas ?

Rodolphe immobile et hors de lui, ne répond pas.

À le voir, on dirait qu’il n’a rien entendu. Alors, l’un des bras du mourant ébauche un mouvement. D’un geste vague, montrant la porte de l’Office :

— Il y avait là, dans un écrin, six bagues valant chacune deux mille dollars, que je devais livrer aujourd’hui même, et dont le montant m’est absolument nécessaire pour faire honneur à ma signature sous peine d’encourir demain la honte, la faillite, la ruine. — Tu le savais et… tu me les as volées… volées…

L’enfant frissonna ; ses mains tremblèrent ; baissant la tête, d’une voix hésitante et presque éteinte, il dit :

— Je… je n’en ai pris qu’une…

À ces mots, secoué comme par un choc électrique, le moribond d’un effort surhumain, se mit sur son séant, tandis qu’effrayé, l’Aumônier se précipitait pour le soutenir ; mais du geste, il l’écarta.

De sourde qu’elle était, sa voix se fit presque tonnante.

— Comment ?… tu nies, malheureux !… tu oses encore mentir à ton père qui est à deux pas de la mort ?…

Tu lui mens, comme tu lui as toujours menti…

Tout à l’heure, j’ai voulu prendre l’écrin pour l’envelopper : il n’y avait plus rien !… plus rien entends-tu, que le tiroir vide avec sa serrure brisée !… Tu as tout pris, et tu oses le nier ?… Tu vas remettre là…

Rodolphe ahuri, semblait pétrifié. Dans un effarement tragique, il regardait sans voir, avec des yeux hébétés, paraissant ne rien comprendre…

— Tout… tout pris… balbutiait le malheureux père. Remets… les bagues… tiroir… ah ! faillite ; autant de mots saccadés, que dans son délire, le mourant laissait échapper de ses lèvres.

Non… pas… banqueroute ; ne veux pas… moi, poussa-t-il dans un gémissement sinistre !…

Un instant, le père et le fils se regardèrent ; on eût dit deux spectres face à face.

Tous les témoins de cette scène tremblaient…

Soudain, terrassé par l’émotion, Rodolphe s’affalant sur ses genoux, aux pieds du lit, joignit les mains et balbutia :

— Pardon ! Papa, Pardon… Oui, une seulement, mais pas les autres, ce n’est pas… ce n’est pas moi !

Outré de dépit, le père put encore articuler :

— Tu nies toujours !… tu continues à mentir, malheureux !… Personne que toi ne savait l’écrin là… Avoue… mais avoue donc, mauvais fils… je te pardonnerais peut-être encore… Dis à qui tu les as données ou vendues… Ah ! voleur, misérable, tu m’as tué…

Épuisé par l’effort, Monsieur Raimbaud retomba si lourdement sur sa couche, que la tête heurtant avec violence le fer du lit, il en perdit connaissance. Pendant que chacun s’empressait de nouveau autour du malade, Rodolphe Raimbaud s’était relevé. L’air égaré, un moment il resta immobile ; puis, tendant les mains au prêtre, d’une voix poignante :

— Ce n’est pas moi, Monsieur l’Abbé…

Le prêtre se retourna et dit doucement :

— Je serai à vous dans quelques minutes, mon ami… laissez-moi assister votre père qui se meurt.

Sans paraître entendre, le jeune homme alla vers GIRALDI, répétant :

— Ce n’est pas moi, Monsieur, ce n’est pas moi !…

Celui-ci détourna la tête.

Et d’un air toujours plus pitoyable, allant de l’un à l’autre sans trouver de compassion, l’enfant répétait :

— Ce n’est pas moi… ce n’est pas moi…

Mais nul ne l’écoutait ; d’ailleurs le mourant absorbait toutes les attentions. Avec impatience, on attendait le retour du médecin que la mère Léonard était allée quérir.

Dans l’inquiétude et l’agitation que provoquèrent les déclarations du Docteur, on oublia le jeune homme.

Quand, quelques instants après, le prêtre le chercha du regard, il ne put le rencontrer…

Sans qu’on l’eût remarqué, Rodolphe Raimbaud avait disparu. Ce fut en vain qu’on tenta de retrouver ses traces ; nul ne put fournir de renseignements et toutes les perquisitions faites à son sujet, demeurèrent infructueuses.