L’écrin disparu/06

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Éditions Édouard Garand (p. 20-25).

VI

ESSAIS D’ORIENTATION.


Les remarquables aptitudes pour les sciences, dont Giraldi avait fait preuve, durant les trop courtes années de sa scolarité, s’étaient avivées avec l’âge et l’expérience. Il avait toujours gardé le goût de l’étude ; les livres lui souriaient plus que les relations mondaines, et, dans leur compagnie, aux heures de loisir, il travaillait à parfaire son instruction. Mais, n’ayant personne pour le guider, il manqua longtemps de méthode et suivit un peu au hasard, le caprice de ses goûts. Il se sentait organisé pour produire quelque chose, mais, il ignorait cette chose. La littérature, un temps lui sourit ; puis ce fut l’histoire… il eût aimé à écrire ; mais il reconnut vite qu’entre une pensée et sa claire expression sur le papier il y a une marge considérable à franchir.

Du moins, il demeura lecteur passionné.

Des années passèrent sans changer sa modeste situation, qui ne manquait pas d’un certain aléa. Quelles nouvelles épreuves lui réservait l’avenir ? Si la famille augmentant, les revenus demeureraient stationnaires, c’était la gêne, la souffrance en perspective. Puis, son pauvre logement dont l’exiguïté contrastait avec le montant du loyer, lui était une autre source d’inquiétudes : quand pourrait-il enfin quitter cette atmosphère malsaine d’une rue étroite, pour s’établir chez lui, dans la banlieue de la ville, en un site choisi, où le soleil et le grand air, joueraient dans ses appartements !…

Pour réaliser ce rêve, si naturel à tout père de famille soucieux du bien-être des siens, il lui fallait une position, ou du moins, un salaire bien supérieur à celui qu’il touchait ; d’ailleurs, il supportait avec peine, le joug de la dépendance et aspirait à être un centre d’activité au lieu du rouage ignoré, au service d’autrui.

La naissance de Gaston, le premier de ses fils, sembla lui rendre l’énergie et l’enthousiasme de ses vingt ans ; l’esprit d’initiative, qui avait paru l’abandonner, se réveilla et c’est dans le cadre de ses occupations journalières, qu’il songea à découvrir les ressources, d’où jailliraient à la fois sa fortune et sa réputation.

L’industrie de l’automobile ayant pris, à la suite de perfectionnements récents, une extension quasi phénoménale, Léo Giraldi comprit bien vite que sa profession de dessinateur industriel lui mettait en main la clé du succès. Il ne voulut plus désormais se borner à copier servilement des croquis de machines, ou de moteurs plus ou moins perfectionnés ; Il résolut de comprendre afin de pouvoir lui-même combiner, inventer, puis réaliser. Le germe du talent, stimulé par celui de l’ambition, décuplant ses énergies, il se mit à l’œuvre, bien résolu à chercher, à trouver, à réussir. Ses rares aptitudes pour les sciences exactes, lui furent de précieux auxiliaires. Il entreprit de connaître à fond la technique encore imprécise de cette nouveauté qu’était l’automobilisme. Il lisait avec passion tous les ouvrages qu’il pouvait se procurer traitant de cette matière. Mais bien vite, il s’aperçut qu’il n’était pas outillé pour de semblables études, et qu’au point de vue scientifique, toute son éducation demeurait à faire.

Comprenant la nécessité d’une méthode qui résulte d’un cours suivi, avec vaillance, il alla s’inscrire comme élève libre aux cours de physique et de mathématiques de l’Université Laval à Montréal. Quatre fois la semaine, après ses heures de bureau et une courte soirée en famille, il venait s’asseoir au rang des disciples de Pythagore et au bout de six mois, il avait donné à ses conceptions encore assez vagues, une solide base scientifique.

Les années avaient passé, consacrant par des victoires chaque jour renouvelées, le triomphe de la découverte qui allait bouleverser la vie sociale par l’automobile.

Chacun sait, qu’aux courses de Marathon, par exemple, la célérité du début est loin d’être le présage infaillible du succès final et que l’athlète ne doit pas moins compter avec la résistance de son cœur ou de ses poumons, qu’avec son endurance pédestre.

Le moteur est à l’automobile ce que l’âme est au corps. Tant vaut le moteur tant vaut la machine. Les sources d’énergie sont multiples et se disputent la gloire de nous servir. À cette époque, les amateurs du tourisme, alors à ses débuts, suivaient avec le plus grand intérêt, la lutte passionnante que se faisaient le pétrole, la vapeur, le gaz, l’air comprimé, l’électricité, etc…

La science a fait des pas de géant depuis l’invention du générateur à vapeur de MM. Dion & Bouton. Les constructeurs français : Peugeot, Gautier et bien d’autres, qui employaient des moteurs « Daimler » sont aujourd’hui des personnages de l’histoire ancienne. Il faudrait des volumes pour faire l’historique du moteur ; on y verrait défiler les noms de MM. Papillon, Léon Bolée, Klauss, Dawson, etc…

Léo Giraldi, nous l’avons vu, suivait avec un intérêt palpitant, les perfectionnements successifs réalisés dans la construction des moteurs. Au mois d’août de l’année 1894, MM. G. Salom et H. Morris gagnaient la médaille d’or de la course du « Times Herald » de Chicago. En dépit d’une défaillance de l’électrobat No 2, le Jury lui décerna le prix, en raison de sa grande maniabilité, de l’absence de bruit, de trépidations, d’odeur et de chaleur, non moins que pour sa propreté et sa construction irréprochable.

Giraldi lut, dans la grande revue : « Scientific American » avec la graphique détaillé, la description minutieuse de ce moteur qui venait d’être primé ; mais un fait surtout l’avait frappé ; la revue disait :

« Le moteur peut fonctionner indifféremment au pétrole ou à l’essence, grâce à son carburateur tout spécial. Ce dernier comporte un tube en spirale qui vient entourer les brûleurs destinés à l’allumage,… etc » et suivait le reste de la description. À peine Giraldi en eût-il achevé la lecture, qu’une idée prompte comme l’éclair lui fit entrevoir un défaut capital de construction. Il connaissait à fond le moteur à explosions, et se faisait fort non seulement de supprimer le vice constaté, mais de tripler, par un dispositif, dont il avait le secret, le rendement d’énergie, tout en réduisant de moitié la dépense d’huile minérale.

Frappé de l’ingénieuse opportunité de son idée, il s’y cramponna avec l’énergique ténacité qu’il apportait à toutes ses entreprises. Parce que son principe était très sûr, il avait senti immédiatement, qu’il deviendrait non seulement pratique, mais d’une supériorité si évidente, que c’était toute une révolution qu’il entrevoyait dans l’industrie de l’automobile et des moteurs en général

Durant de longs mois, Léo Giraldi poursuivit son idée, aligna des chiffres, fit des croquis, profitant de ses moindres loisirs, essayant d’arracher à l’inconnu ses secrets. Vingt fois, il crut toucher au but ; vingt fois, il dut constater qu’une erreur de calcul ou de conception, lui avait fait faire fausse route. Loin de le décourager, l’insuccès semblait décupler la rigoureuse intensité de ses investigations. Il avait comme la vision intuitive du succès ; il était persuadé, qu’avec des connaissances et une volonté inébranlable, il devait aboutir.

Son pressentiment ne le trompa point. Plus tôt même qu’il ne l’aurait cru, il put un jour pousser son triomphal « EURÊKA » (j’ai trouvé.) Sa solution était non seulement bonne, mais la meilleure, à un degré qu’il brûlait de pouvoir démontrer d’une façon tangible. Épuisé par la tension d’esprit, il fut contraint d’éloigner sa pensée de l’objet qui l’avait passionnée. Cette détente, aussi légitime que nécessaire, était indispensable à sa santé. Après ce réconfort, son cerveau reprit un à un ses calculs, froidement, avec la rigueur d’un critique sévère et impartial. Il aboutit à la même conclusion et reconnut qu’il ne s’était pas trompé. Le dispositif rêvé, il l’avait enfin découvert, simple pratique, peu dispendieux et d’une supériorité qui tiendrait du prodige.

Jean, le dernier de ses fils, avait déjà quelques mois lorsque Giraldi se décida à faire part à sa femme de ses découvertes, de son succès, de ses espérances. Il était calme, à présent, parce qu’il se savait fort et tenait en main l’instrument de sa fortune et de son indépendance.

Lucie l’écouta rêveuse et ne parut pas s’enthousiasmer comme il l’aurait cru ; elle ne nourrissait pas d’autre ambition que de rester dans leur modeste situation, cachant son bonheur entre son mari et ses enfants. De si grands projets n’étaient pas sans l’effrayer quelque peu :

— Sois prudent, lui disait-elle. Ne te lance pas avant d’être bien certain d’avoir réussi.

Et lui aussitôt de protester contre des doutes qui lui semblaient injurieux. Sa femme alors reprenait :

— J’admets que tu aies trouvé. Mais sans être au courant de toutes ces choses, je ne doute pas qu’il faille bien de l’argent, pour prendre tes brevets et construire un appareil d’essai.

Où l’auras-tu cet argent ? Ce n’est pas ton dépôt à la Banque de « Ville-Marie » qui peut y suffire ; puis, que l’un de nous retombe malade : que restera-t-il, comme ressources ?

Plus optimiste, Léo tâchait de la rassurer. Il espérait trouver à bon compte un commanditaire assez éloigné pour ne pas éveiller l’attention de son entourage, et risquer le bénéfice de son invention. Lucie ne voulut point le détromper ; mais son bon sens pratique, son sûr instinct de la vie, lui faisaient vaguement prévoir, que de ce côté, les choses n’iraient pas aussi simplement que son mari le prétendait.

Les événements devaient lui donner raison. En vain Léo frappa-t-il à plusieurs portes ; partout il se heurtait à la défiance, au parti pris, ou à l’incompétence. On lui déniait à lui, simple employé, les capacités nécessaires pour réaliser un perfectionnement ayant l’envergure et les conséquences qu’il prédisait. Léo avait beau affirmer, réfuter les objections : celles-ci se multipliaient, se faisant de plus en plus spécieuses.

Bientôt, Léo Giraldi se rendit compte que le seul obstacle sérieux qu’il rencontrait au travers de son chemin, était précisément le seul qu’il n’avait pas prévu.

Il se lassa vite de quémander ; son caractère se prêtait mal à ce rôle, n’ayant ni la souplesse, ni la modestie nécessaires pour y réussir. Un grand découragement l’envahit ; fallait-il donc que fussent perdus tant de travaux, tant de réflexions et d’heures passées en d’exténuantes recherches, parce qu’il lui manquait cette inintelligente et brutale chose : l’argent ?… Il finissait par le croire, car des mois se passèrent sans qu’il pût trouver quelqu’un qui lui fît confiance et s’intéressât à ses projets.

Néanmoins, en dépit des apparences et de ses échecs réitérés, il ne pouvait se résigner à désespérer. Il lui semblait se trouver devant une porte fermée, derrière laquelle brillaient la fortune, le bonheur, peut-être la gloire ; et cette confiance qui parfois semblait l’abandonner, il s’essayait à l’entretenir dans le cœur de sa chère Lucie. Mais au fond, le délai avait pour lui toute l’âpreté d’une humiliation injuste, qu’il subissait non sans de sourdes révoltes.