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L’écrin disparu/15

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 51-55).

XV

DANS L’INTIMITÉ.


Dans le jardin d’agrément qui avait surgi d’un terrain vague acheté à la ville d’Outremont et qu’il avait transformé avec art, Monsieur Giraldi s’était réservé quelques carrés, qu’il ne dédaignait pas, à ses heures de loisir, de bêcher et d’entretenir lui-même.

Il trouvait dans cet exercice plus d’avantages pour sa santé, que dans des parties de « Golf » où la société des joueurs et l’assujettissement aux règles du jeu, lui imposaient une contrainte, dont sa nature indépendante s’accommodait difficilement.

Par une gaie matinée de la fin de juin, nous le trouvons assis dans une berceuse, sous sa tonnelle au feuillage vert tendre. Sur un guéridon rustique, des livres épars, du papier à lettre à son chiffre, un encrier massif avec tous ses accessoires. Léo aime à travailler là, en plein air, dans la paix de cette nature, dont les charmes sont toujours nouveaux. La côte verdoyante du Mont-Royal, les cris des oiseaux, le vol chantant des abeilles, qui dans l’air parfumé, sous les rayons solaires, vont à leur laborieuse et poétique besogne, tout cela est bien fait pour griser l’âme de joie, de bonheur et faire monter un « merci » vers l’Auteur de tant de bienfaits.

Pourtant ce matin-là, monsieur Giraldi ne travaille pas. Un journal à la main, appuyé au dos d’un large fauteuil d’osier, la tête en arrière, ses yeux regardent sans voir, le plafond de verdure qui l’abrite de sa fraîcheur bienfaisante.

Il a conservé son allure dégagée d’autrefois. Vif et nerveux, son physique a gagné légèrement d’embonpoint ; sa moustache garde le pli jeune de jadis, ainsi que sa noire chevelure, où pas un fil d’argent ne paraît encore. Mais, il y a beaucoup plus de rides qu’autrefois, sur le front pensif ; et par instant, quand il est seul, surtout, il porte sur le visage des traces de fatigue.

Le journal est tombé sur ses genoux ; ses yeux sont mi-clos ; de toute sa personne, semble se dégager une lassitude profonde.

Soudain, tout proches, des pas légers font crisser le sable de l’allée : il ne les entend pas. Un visage encore jeune s’encadre dans la baie de verdure : il ne le voit pas.

C’est Lucie son épouse bien-aimée, qui surprise du silence dont s’enveloppe son mari, vient s’informer. Elle a gardé, elle aussi l’allure jeune, malgré ses quarante printemps ; en toilette du matin elle est là, immobile dans les frondaisons, regardant Léo qui rêve et, comme une sorte de mélancolie, se reflète dans son regard affectueux et compatissant.

Mais le rêveur a fait un mouvement ; il pousse un profond soupir en se redressant ; ses yeux tombent sur la statue vivante qui, dans un cadre de verdure et de soleil, lui sourit aimablement.

— Tu étais là… fit-il avec surprise ? Je ne t’ai pas entendue venir… et il eut un imperceptible froncement de sourcils.

— Toujours dans les nuages !… Je te regardais rêver mon ami…

Elle s’assied, puis la conversation commence.

— Tu devrais laisser tes livres, mon cher, et te reposer. Je t assure, tu sembles fatigué ; c’est la même réflexion que me faisait Madeleine, il y a quelques instants. Songe d’ailleurs que tu n’as plus trente ans.

Faisant un effort comme pour chasser les nuages de son front soucieux :

— C’est cela, dit-il, avec un sourire de commande :

Aussi bien de me dire, que je suis plus qu’un débris vénérable.

— Non reprit-t-elle d’un ton demi-badin ; tu ne veux pas saisir ma pensée. J’affirme seulement qu’il y a en toi, des traces de fatigue très réelles. Pourquoi ne pas aller passer un mois à la « Villa des Cèdres » ? L’air du lac Nominingue te reposerait et ferait du bien aux enfants, surtout à Jean, qui n’est pas encore bien remis de sa grippe.

Qu’as-tu besoin encore de tant étudier, de tant réfléchir ? ne sommes-nous pas assez riches, n’es-tu pas assez connu, tant au Canada qu’aux Etats-Unis ?

Il y avait dans sa voix une fierté naïve et sincère, un certain orgueil de voir l’époux de son choix, qui parti de rien, s’était élevé, sans autre appui que sa ténacité intelligente, à la plus brillante destinée.

Léo Giraldi secoua la tête :

— La richesse et la gloire, comme ce serait peu, si l’on n’avait pas le travail…

Peu touchée de la valeur de l’argument, Lucie reprit :

— Veux-tu que je te dise Léo ? Je crains que tu ne sois pas heureux !…

Et comme il voulait s’expliquer :

— Laisse-moi finir toute ma pensée. Comme toi, j’estime que la fortune ne dispense pas du travail ; que celui-ci est salutaire et sanctifiant ; mais songe à la somme énorme que tu as fournie ces dernières années…

En vain Léo voulut lui objecter que…

Coupant court à ses dissertations, elle ajouta :

— Il y a en toi quelque chose que j’ignore et qui me semble bien mystérieux…

Atteint par ce coup droit, Léo secoua la tête en tâchant de sourire.

— Que veux-tu qu’il y ait en moi ? Pourquoi ne serais-je pas heureux ? Que me manque-t-il ? Je suis encore un peu fatigué, il est vrai, et ce n’est pas étonnant ; d’ailleurs, pour te faire plaisir, nous allons partir sous peu pour la « Villa des Cèdres ».

Et gaiement, sur un ton d’affectueuse raillerie :

— Ne crois pas, pour autant, voir disparaître de mon front ce pli fatal sur lequel, j’ose le dire, tu échafaudes tant d’hypothèses invraisemblables. Tu oublies qu’un inventeur est l’esclave d’une idée : quand elle dit : « En avant » il faut qu’il la suive. Oui, j’ai une grande idée, que je ne te dis pas maintenant ; mais fais-moi confiance ; tu sais si je t’ai déçue jusqu’à cette heure !…

Lucie un peu rassérénée voulait ajouter encore… quand un visage souriant vint brusquement s’interposer entre le soleil du dehors et la pénombre de la tonnelle.

— Suis-je indiscrète, demanda Madeleine l’aînée de leurs enfants ?

— Non ma chérie, répondit sa mère ; viens t’asseoir ici entre nous deux ; puis rieuse et tendre, sur les deux visages qui lui sont chers, elle dépose un joyeux et cordial baiser. Grande et forte pour ses dix-neuf ans, Madeleine dans sa claire toilette de printemps, fait l’orgueil des siens ; aussi dans les yeux de Monsieur Giraldi brille un éclair de fierté.

Mais voici qu’un galop retentit dans les allées ; parmi les bosquets et les pelouses on entend une voix stridente : « D’leine… D’leine… c’est celle de Jean, espiègle de onze ans, qui à son tour fait irruption sous la tonnelle familiale. Soudain, il s’arrête interloqué. Où est-elle ? Preste, Madeleine s’est dissimulée derrière le siège de son père et Jean déconfit, regarde ne comprenant rien au stratagème. Mais bien vite la réflexion est venue : le voici qui cherche autour de la tonnelle et Madeleine dépistée, s’échappe rieuse, à pas précipités : et la course de reprendre de plus belle, au milieu des cris de joie, à travers les bosquets et les allées, sous le soleil de midi qui rutile.

Les enfants partis, les époux se regardent, souriants attendris. Cette folâtre gaieté, toute pétrie d’affectueuse candeur, qui devant leurs yeux vient de passer comme un éclair ravissant, n’est-ce pas tout leur amour, leur vie même ?

Il leur manque, il est vrai, le sage Gaston, qui est déjà dans ses quinze ans et suit les cours professionnels de l’École Technique. Mais Madeleine et Jean remplissent la maison d’une joie si bruyante, qu’ils comptent bien pour trois…

Lucie s’est levée :

— Il est midi passé, monami. Je te laisse ; que ta rêverie ne t absorbe pas au point de te faire oublier l’heure du dîner…

— Sais-tu que j’ai invité Hippolyte à manger avec nous ?

— Oui, Madeleine me l’a dit.

Et regardant son épouse s’éloigner, puis disparaître derrière un massif de verdure, ces paroles qu’elle avait dites, reviennent à l’esprit de Léo :

« Je ne sais pas : mais il y a en toi quelque chose que j’ignore. »

Ses traits, alors, s’assombrirent de nouveau, et il retomba dans sa morne et coutumière mélancolie…