L’écrin disparu/19

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Éditions Édouard Garand (p. 65-69).

XIX

DE LA LUMIÈRE.


La carte qui venait d’être remise à Hippolyte, était imprimée au nom de Charles PRÉCY. Détective privé. Sous ce nom, étaient écrites les lignes suivantes :

Prière à Monsieur Hippolyte Paillard de vouloir bien, avant trois heures de l’après-midi, venir à la chambre No 113 de l’Hôtel Windsor ; j’ai du nouveau à lui apprendre.

Au lieu et temps indiqués, Hippolyte trouva son correspondant dans une chambre de deuxième étage qui donnait sur le Carré Dominion. Monsieur Précy était bien l’homme que l’horloger avait décrit la veille : taille moyenne, âge mûr, visage rasé, portant de larges lorgnons à verres teintés.

À l’arrivée du jeune homme, Monsieur Précy se leva, lui offrit un siège, et d’un air bienveillant, s’informa de sa santé.

— Monsieur, lui dit Hippolyte Paillard, je venais justement d’apprendre votre présence à Montréal, lorsque j’ai reçu votre carte. Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas prévenu plus tôt ?

— C’eût été inutile, Monsieur et cher client. J’ai préféré ne vous voir que lorsque j’ai été en mesure de vous apprendre quelque chose d’intéressant.

Et d’un ton un peu pincé, où perçait le soin de son langage, il ajouta :

— Car, sachez-le Monsieur et cher client, la tâche que vous voulûtes bien me confier, il y a près de trois mois, était des plus complexes. Et n’eût été l’expérience acquise durant quinze années de pratique à Boston, puis à New-York, je ne serais jamais parvenu au succès. J’ai donc droit à votre indulgence si j’ai mis un peu de temps à débrouiller l’énigme.

— Alors, vous savez, interrogea vivement Hippolyte Paillard ?

— Je sais, affirma le détective. J’ajoute qu’il y a quelque temps déjà, je me doutais de la vérité ; mais les renseignements que vous avez bien voulu m’envoyer, ont confirmé de tous points l’hypothèse qui est devenue une certitude, après les deux jours que je viens de passer à Montréal.

— À mon avis, il me semble qu’au lieu de terminer par Montréal, c’est ici que vous auriez dû commencer ; cette enquête sur place, pouvant seule vous mettre sur la voie.

— Erreur, cher client, erreur complète…

On juge mieux, croyez-moi les choses de loin, et ma conviction était quasiment établie avant de venir ici. Je vous dirai d’ailleurs, qu’ayant trouvé votre affaire passionnante, j’avais…

— Si vous aviez l’obligeance d’arriver au fait, Monsieur, dit Hippolyte visiblement impatienté par ce verbiage…

— J’y viens directement, cher Monsieur ; mais pour vous montrer l’enchaînement de mes déductions, permettez-moi de résumer brièvement la matière de mon étude.

Il s’agissait de savoir ce qu’était devenu un écrin en velours cramoisi, renfermant six bagues en or, enrichies d’un diamant, valant au minimum deux mille dollars chacune, lequel écrin disparut, il y a eu exactement huit ans le 26 Juillet dernier dans les circonstances suivantes :

Monsieur Raimbaud, Bijoutier, Place Royale, Montréal, avait le matin dudit jour, sorti cet écrin de son coffre-fort pour le livrer à l’acquéreur : un touriste de New-York qui était attendu dans l’après-midi. Monsieur Raimbaud avait déposé le précieux colis dans un tiroir à clé de la table-bureau de son office ; or, celui-ci se trouvait au rez-de-chaussée, contigu au magasin.

Vers six heures de l’après-midi, voyant que son client n’était pas arrivé, le Bijoutier voulut reprendre l’écrin au tiroir pour le replacer au coffre-fort, quand il constata la disparition de la précieuse boîte.

— Ici monsieur Précy eut une toux légère, puis reprit ;

— Monsieur Raimbaud avait un fils, âgé d’environ dix-sept ans, et… qui ne se conduisait pas très bien !…

À plusieurs reprises, le père avait constaté, que son enfant faisait à sa bourse des… emprunts clandestins…

Hippolyte était devenu livide.

— Passez, dit-il d’une voix étranglée…

— Bref, poursuivit le détective, bientôt monsieur Raimbaud acquit la conviction qu’il avait été volé, et que son fils qui seul était dans le secret, devait être l’auteur du larcin.

Or, la disparition de cette somme, dans les circonstances critiques où se trouvaient ses affaires, le mettait à deux doigts de la faillite. L’émotion indignée qu’il en éprouva, fut si violente, qu’une congestion cérébrale s’ensuivit et le foudroya. Accouru au bruit, son employé le trouva inanimé près d’un tiroir vide, dont la serrure avait été forcée.

Hippolyte, la tête dans les mains, immobile, semblait ahuri et ne rien entendre.

Inutile de rappeler, ajouta le détective, d’une voix un peu voilée, la scène qui eut lieu quelques heures plus tard entre le père, revenu à lui, et le fils, qui, absent au moment du drame sanglant, était réapparu un peu plus tard… Le père accusa l’enfant d’avoir volé l’écrin ; celui-ci soutint n’y avoir dérobé qu’une bague, laissant les cinq autres intactes.

Au cours de cet étrange conflit, le père, de nouveau, perdit connaissance et dans la confusion qui en fut la suite, le fils disparut, et depuis, nul n’en a entendu parler. — Tel est, en substance, n’est-il pas vrai, cher Monsieur, l’événement qui fit sensation dans le quartier des affaires à Montréal, il y a eu exactement neuf ans au mois de Juillet dernier ?… Et voilà environ trois mois que vous vîntes me le conter à moi, ajoutant que Rodolphe Raimbaud, contrairement à ce que tout le monde croyait, n’était pas l’auteur de la disparition de l’écrin, et qu’il portait injustement le poids d’une faute, dont un autre était coupable.

Vous m’aviez alors prié de démêler cette énigme, ce qui n’était pas chose aisée, après un si grand laps de temps. — Or, j’ajoute ce que vous ne m’aviez pas dit alors : que ce Rodolphe Raimbaud n’était autre que vous-même, l’ayant deviné de suite.

Hippolyte Paillard ne nia point. À quoi bon ? Il se contenta d’un geste qui voulait dire : « Continuez ».

Maintenant, Monsieur, pour arriver à la complète lumière, je dois vous présenter mes excuses d’être obligé de raviver en vous des souvenirs pénibles ; mais il le faut, dans l’intérêt de la vérité que nous poursuivons. Du reste, vous avez devant vous un homme qui, par vocation, est tenu au secret professionnel, non moins étroitement que le confesseur.

À quel moment avez-vous distrait de l’écrin, le joyau en question ?

Le jeune homme ne songea pas un instant à se soustraire à un interrogatoire dont il prévoyait la nécessité.

— Entre une heure et demie et deux, alors que mon père étant monté dans sa chambre, m’avait laissé la charge de l’office et du magasin. Le matin, je l’avais vu placer l’écrin dans le tiroir. Dès que mon père descendit, je quittai la maison à son insu.

— De sorte que s’il y a eu vol de l’écrin, la chose n’a pu avoir lieu qu’entre deux et six heures ?

— C’est l’évidence même.

— Ce prétendu vol, n’aurait-il pu être commis par un habitué de la maison ?

— Plus d’une fois, ce doute m’est venu à l’esprit, mais je ne m’y suis jamais arrêté,

— Et quelles raisons vous en ont dissuadé ?

— Les suivantes : à savoir, que la femme de ménage la mère Léonard ne venait chaque jour que de sept heures du matin à midi, et que l’employé Dupras qui prenait congé ce jour-là même, ne devait rentrer qu’à six heures de l’après-midi, car mon père qui devait avoir une entrevue privée à la résidence du Président de la Banque d’Hochelaga, attendait son employé pour s’absenter lui-même.

— Mais qui vous dit que Dupras, durant son congé, ne soit pas rentré pendant votre absence et à votre insu ?

— Non, car dans l’après-midi, je l’ai rencontré deux fois : la première vers trois heures, coin Ste-Catherine et Bleury, la seconde vers 5 heures et demie au Parc « Summer. »

— Que pensez-vous maintenant de l’hypothèse d’un étranger ?

— Elle est inadmissible : vous avez constaté par vous-même, que pour atteindre l’Office, il faut passer par le magasin que mon père n’a pas quitté de deux à six heures.

— Voilà, dit le détective, un point qui me semble acquis.

— Vous souvenez-vous des personnes présentes à la scène qui eut lieu entre vous et votre père ?

— Oui, il y avait la mère Léonard, Dupras, l’Aumônier et Monsieur Giraldi.

Devinant ce que cette scène fut pour vous, je ne vous demanderai pas de m’en refaire le récit. Or, si je ne me trompe, voici l’opinion que vous en avez gardée : dans l’affolement causé par la disparition de l’écrin, votre père l’ayant cherché sans le trouver précisément là où il l’avait placé, a eu une crise de nerfs telle, qu’il est tombé foudroyé par une congestion cérébrale.

La chose me paraît tout à fait vraisemblable, sachant d’une part, comme vous me fîtes l’honneur de me le dire, que votre père était très sanguin, et que de l’autre, il avait un besoin impérieux de cette valeur pour rencontrer des obligations financières très pressantes.

Or, le pire. Monsieur et cher client, c’est que je vais encore aggraver vos regrets : car vous êtes la cause originelle quoique involontaire de tout ce qui est arrivé. C’est ce que je me propose d’établir d’une façon péremptoire, si vous voulez bien suivre attentivement mes déductions.

— Après avoir soustrait la bague de l’écrin, êtes-vous bien sûr d’avoir remis ce dernier à l’endroit même où vous l’aviez pris ? ou plutôt, dans votre précipitation, ne l’auriez-vous pas déposé un peu au hasard dans le tiroir ?

— Je ne me souviens plus bien, la chose n’est pas impossible,

— Or, ce tiroir était-il vide ou rempli ?

— Il était plutôt rempli, et autant que je me souviens, d’un côté, il y avait des liasses de factures, de l’autre, un coffret quasiment de la hauteur du tiroir ; au centre, il existait un amoncellement d’objets divers qui effleurait le bord supérieur de la paroi du fond.

Les yeux mi-clos, le jeune homme tendait toutes les facultés de son cerveau pour rafraîchir sa mémoire.

— Attendez, fit-il… Oui, c’est bien cela ; il y avait même des photographies éparses, et parmi elles, une qui faillit me faire reculer de honte : c’était mon portrait en costume de premier communiant.

— Et il n’y avait que ce seul tiroir ?

— À cette hauteur, il n’y en avait qu’un à droite, l’autre à gauche.

— Or savez-vous questionna le détective, savez-vous ce qui s’est passé alors ?

Ici, l’ancien policier, s’anima au point d’en oublier son fatigant et obséquieux : « Monsieur et cher Client ».

Mais Hippolyte n’y prenait garde, il attendait avec angoisse le verdict de sa vie qu’allait prononcer cet homme.

— Eh bien ! dit monsieur Charles Précy, il s’est passé que dans une précipitation qui s’explique, vous avez replacé l’écrin, non sur la liasse de factures, mais sur les divers objets, photographies et autres plus ou moins compressibles sous votre main. Quand votre père a rouvert le tiroir, ces mêmes objets faisant l’office de ressorts, ont fait tomber l’écrin dans l’emplacement du tiroir, lequel en se refermant, l’a poussé à son tour dans l’espace vide à l’arrière du meuble jusqu’au rayon du bas.

Il est ainsi demeuré inaccessible à tous les mouvements des divers tiroirs, et par le fait invisible à tous les regards. Voilà ma conviction ; c’était, du reste, trop simple pour qu’on y songeât aussi, personne n’y a songé…

Personne ne le pouvait, car tout le monde était persuadé qu’il y avait eu vol, et que l’auteur ne pouvait être que vous.