L’écrin disparu/30
II
SUSPICIONS.
Tout le personnel de la maison, auquel s’étaient joints les marquis Lucien et Georges de Sombernon, était encore au salon partageant la douleur de la famille, devisant sur la cause possible de la catastrophe, quand Albert Dupras, le professeur de dessin entra fort ému. Il posa sur le bureau de monsieur Giraldi un riche Agenda maculé de boue, qu’il venait disait-il, de trouver à demi enfoui dans la vase du fossé qui sert de déversoir au trop plein de la pièce d’eau du Parc.
Timbré aux initiales de Jean, cet Agenda, accompagné d’une plume-fontaine de prix avaient été les étrennes du père à son fils bien-aimé à l’époque du nouvel an. Le jeune homme avait toujours ces deux objets sur lui ; l’agenda renfermait encore le coupon de retour du voyageur, délivré par le Pacifique.
La disparition de l’Agenda avait été constatée lors de l’inventaire des choses trouvées dans les poches de la victime. On y avait attaché peu d’importance, l’objet ayant pu tomber de la poche, quand le corps avait été projeté sur le remblai.
Dois-je informer le Coroner de cette trouvaille, demanda le Professeur comme hors de lui ?
— Gardez-vous en bien, cher Monsieur, reprit le Maître au paroxysme de la consternation. Votre découverte amène une affreuse révélation. Mon fils a été assassiné. Celui qui pour se défaire de l’Agenda l’a jeté dans le fossé, ne pouvait l’avoir en sa possession que s’il l’avait pris à Jean. Or, quel qu’il soit, cet être habite au Parc des Cyprès, puisqu’il a tenté d’y ensevelir une pièce à conviction compromettante pour lui…
Hélas, me voici maintenant réduit à souhaiter que la justice s’égare, de peur qu’en découvrant le coupable, elle ne m’atteigne dans l’honneur de ma famille… Oui, le fait est indéniable ; il y a eu crime, soit que la victime ait été fouillée avant que d’être jetée sur la voie, ou que l’Agenda soit tombé de sa poche pendant la lutte, il n’en est pas moins établi que l’objet a passé aux mains de quelqu’un.
Quelqu’un !… Quel mystère dans ce mot… Pour se défaire de ce document accusateur, le mystérieux inconnu n’a pas essayé du feu ; l’odeur de cuir brûlé est persistante ; des fragments et le fermoir de nickel eussent pu se retrouver dans les cendres ; le lac même n’eut pas été une sécurité ; il avait voulu l’enfouir dans la vase, lorsque troublé sans doute par quelque passant inopportun, il dut s’éloigner avant la fin de l’opération.
Évidemment, cet inconnu n’est pas venu au Parc des Cyprès à seule fin d’y enfouir la pièce à conviction. Dès que dans sa poche il a retrouvé l’objet qu’il y avait mis par prudence, après l’avoir ramassé sans doute à l’endroit du crime, il s’en sera vite dessaisi et l’aura jeté au plus près !…
Au plus près ! ! ! c’est-à-dire dans ce Parc !…
Le criminel est donc un des habitants de cette maison. Ainsi, reprit douloureusement monsieur Giraldi le meurtrier de mon fils habiterait sous mon toit !… Il se pourrait que chaque jour je voie son visage, qu’à tout moment, sa voix frappe mes oreilles, que ma main touche la sienne !…
Et levant les yeux et les mains dans un geste d’affreuse désolation, il s’écria :
Oh ! non, cette pensée est trop horrible pour être réelle…
Les témoins de cette scène l’écoutaient consternés ; nul ne sut trouver un argument capable de le dissuader. Du geste d’un homme désespéré, il écarta les siens qui cherchaient à se rapprocher de lui.
— Non ! laissez-moi, je veux être seul !… seul… Mais avant de sortir d’ici, vous allez tous me jurer le secret le plus absolu sur la découverte d’aujourd’hui…
Le malheureux père ne s’expliqua pas davantage ; mais une chose était visible, c’est qu’il craignait qu’une enquête ne vînt à établir la culpabilité d’un de ses proches. — D’un accord unanime, tous lui promirent de ne pas parler, avant qu’il ne les eût déliés de leur serment.
Les pompeuses funérailles terminées, le corps du fils fut placé aux côtés de sa mère et de son frère aîné dans le riche caveau de la famille au cimetière de la Côte-des-Neiges. Mais alors, l’existence devint plutôt un supplice au « Parc des Cyprès. » Nul mot ne semblait mieux choisi que ce dernier… N’est-ce pas cet arbuste, en effet qui ombrage les tombes au fond desquelles, pour la troisième fois, avec le corps de Jean, viennent de descendre le bonheur et la joie de la famille Giraldi ?
Les deux femmes cependant, étaient hors de cause. Madeleine avait passé la journée du crime aux côtés de son père, et ni lui ni elle n’avaient même franchi la clôture du Parc. La jeune Dame Giraldi avait été en automobile à Pointe à Fortune, à une réception donnée par Madame Clara Walfish, une compatriote de ses amies. Après y être restée au vu et au su de tous jusqu’à sept heures du soir, elle était rentrée directement au Parc des Cyprès. D’ailleurs, nous l’avons dit, le caractère de Jean lui plaisait et aucun bénéfice ne pouvait lui revenir de la mort du jeune homme.
Monsieur Giraldi cherche en vain à se défendre contre une horrible pensée : il craint que le Vicomte, son gendre, ne soit l’assassin… Dépouillé de ses richesses par suite de revers de fortune, n’est-ce pas surtout pour refaire celle-ci, qu’il est venu au Canada, qu’il s’est ingénié pour épouser une fille riche, avec l’espoir, secret sans doute, mais espoir quand même, de retourner ensuite au Pays natal, jouir du confort, de l’influence et de la considération dont son père avait été entouré ?
Le frère de Madeleine mort, celle-ci se trouvait l’unique héritière de l’Homme au million. N’y avait-il pas là une tentation fort spécieuse pour un noble, déchu du prestige de la fortune, et avait-il su y résister ?…
D’autre part, vu l’odieux d’un acte aussi bas que révoltant pour son honneur, le Vicomte n’aurait-il pas employé l’un de ses amis, Lucien ou Georges de Sombernon, auquel il aurait promis une forte rémunération ? Le fait de leur visite, au jour même du crime, n’était-il pas un signe révélateur, susceptible d’accréditer maintes suspicions ?
Quant au Professeur de dessin, A. Dupras, vu l’affection réciproque qui existait entre le maître et l’élève, difficilement monsieur Giraldi laissait planer un doute sur son honorabilité. À vrai dire, cet ancien bijoutier, était une personnalité assez étrange… D’une vive intelligence, de goûts artistiques extraordinaires, le jeune homme était passablement exalté et nerveux. D’une santé débile, son père était mort de consomption et sa mère atteinte de neurasthénie suivait un traitement dans une maison de santé…
Mais les connaissances du jeune maître et son talent prodigieux pour l’art ornemental, joints aux bons sentiments dont il avait fait preuve à travers ses originalités, et surtout l’affection sincère qu’il portait à son cher élève, lui avaient insensiblement valu l’estime et la confiance de monsieur Giraldi.
Mais qui sait, si A. Dupras, qui un temps, avait osé prétendre à la main de Madeleine, n’avait pas gardé rancune à monsieur Giraldi du refus de sa fille ?… ne voit-on point les sentiments les moins avouables se parer de dehors attrayants en vue d’arriver à leur fin ? D’ailleurs, Madame Lédia Giraldi ne partageait pas, au sujet du Professeur de Jean, l’optimisme bienveillant de son mari. Elle lui disait :
— Monsieur Dupras est un névrosé, une intelligence mûrie trop vite ; or, toujours la nature prend sa revanche, de succès trop hâtifs. Il m’apparaît comme une imagination déréglée, pour ne pas dire dépravée… Par deux voies différentes, j’ai entendu parler de ses allures étranges, ici, au temps même où anxieux, vous attendiez des nouvelles de Jean, — Bien avant les autres, paraît-il, il a commencé à s’inquiéter, à aller attendre à la barrière, alors qu’aucun retard ne motivait son inquiétude. Le premier, il a affirmé pressentir une catastrophe. Et depuis le malheur, quelle attitude bizarre est la sienne !…
Bien que sa présence n’ait plus sa raison d’être ici, ne vous a-t-il pas supplié de lui permettre de rester ? Il prétend que c’est lui, le professeur, l’ami de Jean, qui doit découvrir l’assassin. Il affecte de chercher des pistes, de soupçonner ceux qui doivent le plus demeurer à l’abri du soupçon. Moi-même, qui vous parle, mon cher ami, et mon vieux chauffeur Harry, qui avons passé la journée à Pointe à Fortune, ne sommes pas à l’abri de ses suspicions.
Puis, remarquez, observa Madame Giraldi, pour mieux se mettre à couvert de toute inculpation, c’est lui-même qui découvrant l’Agenda dans le fossé, l’apporte solennellement devant tout le monde ! N’est-ce pas toujours la vieille histoire du « Pickpoket » qui pour égarer l’opinion est le premier à crier : « au voleur »…
Mais en bonne vérité, conclut Lédia, l’attitude de ce pauvre garçon n’est-elle pas plutôt celle d’un fou, que d’un coupable ? Ainsi, il passe des heures dans le garage, inspectant l’automobile, regardant les roues, entrant dans la voiture, continuant ainsi jusqu’à ce que Harry le chauffeur eût poussé l’intrus à la porte, qu’il ferma à clé.
Depuis lors, il a entrepris des tournées policières à Dorval, à Lakeside, tantôt autour des résidences voisines, tantôt sur la ligne du chemin de fer, du côté où le corps de son élève a été retrouvé. Cette enquête insensée n’a eu aucun résultat et le doute continue à planer sur les habitants de cette maison.
Au Parc des Cyprès, en effet, les courages étaient à bout et les âmes accablées ne se sentaient plus la force de supporter ces tortures morales. Le mystère demeurait sans éclaircissement ; la Police, sur les dents, était piquée par les commentaires plus ou moins bienveillants des journalistes toujours en quête d’événements sensationnels pour alimenter la curiosité morbide d’un certain public impatient.
Non moins désireux de percer enfin le mystère, que d’accroître le chiffre de son tirage, un grand quotidien de Montréal, pour fournir en primeur des renseignements circonstanciés, à sa clientèle croissante, fit appel à la sagacité de son plus délié reporter, Intelligent observateur, le jeune homme, ayant un extérieur avantageux, flatté de la confiance qu’on lui témoignait, mit tout en œuvre pour la justifier. Le souci de sa renommée, non moins que les émoluments respectables qui seraient la récompense du succès, l’incitait à mener à bien l’issue de cette affaire qui passionnait l’opinion.