L’écriture arabe appliquée aux langues dravidiennes

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L’ÉCRITURE ARABE

APPLIQUÉE AUX LANGUES DRAVIDIENNES,

PAR

M. JULIEN VINSON,

PROFESSEUR À L’ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES.
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La population musulmane du sud de l’Inde se compose de deux éléments parfaitement distincts, connus à Pondichéry et à Karikal sous les noms de « turcs », en tamoul துளுக்கர், tuḷukkar, ou « pathans », பட்டாணி, paṭṭâṇi (de l’hindou پٿہان synonyme de افعان), et de « choulias » ; les premiers sont les descendants de ces immigrants d’origine persane, qui sont arrivés dans le pays à la suite des armées des Ghasnévides et de leurs successeurs : ils parlent l’hindoustani-urdu, qu’ils écrivent avec l’alphabet persan auquel ils ont ajouté trois signes, un , un dal et un surmontés de quatre points, d’une barre horizontale, ou d’un petit toé, pour représenter les consonnes cérébrales ; ils ne sont point confondus avec la population qui les entoure. Les Choulias, au contraire, ne se distinguent guère du reste de la population ; ils habitent les villes du bord de la mer et y sont organisés en « castes » exerçant héréditairement les professions de marins, colporteurs, armateurs, commerçants, et caractérisées par des appellations particulières (marécar, lebbé[1], etc.). Ils professent un mahométisme fort altéré. Ils ont des écoles spéciales où leurs enfants ne font pas autre chose que lire, apprendre par cœur et réciter, du matin au soir, le Qoran en arabe : on ne le leur explique jamais. Ils parlent exclusivement tamoul, mais dans leurs relations entre eux, ils écrivent leurs actes officiels au moyen de l’alphabet arabe adapté plus ou moins exactement au phonétisme dravidien. On en jugera par le contrat de mariage suivant que mon père, ancien Président du Tribunal de Karikal, vient de me remettre sous les yeux ; il l’avait fait copier en 1869 sur le registre authentique du cazi, et je le reproduis textuellement :

هجرة ايرت ذوت نارعتيضاماند ربيع الاءر ماشم رندانتيشك شلّم كروتهجرة ايرت ذوت نارعتيضاماند ربيع الاءر ماشم رندانتيشك شلّم كروت ورشم اوَن ماشم ٨٢ تيش

ءبد العادر مريكاير مكنار قادر كند مريكايـر كُ شـنّ تمـــفِ مريكاير مكظان ابراهِم نا چياضي نكاح مدكر كضريل ارنت ارون مريان شين دنم فرتمنون كيدداك فندي نكفنار كيكول وراكن يضفتنُّ شين ثــن ادمي نــوت اُنّ

ويد انث حسن مريكاني ويدكُ مــيــرك صحب مــريــكــايــن
ويد كُلّي ك ترك ماماتمف مريكَاير ويدكُ كضك عـلـي

مريكاين تودّتكُّ ودك انـت ناءكَلّيك اضايركر كد كون مـنــي ويدل اليواشيم اتي شاَرنت شكل شمثايڨكضم شيـرثــنمــنــد شنار

مافضّيم شتيندُ اتكندار

فرك مـافضّي ك كيكول وراركن يضفتنم كدت حعر نور كضنج فن ويت نكاخ مدنشت

اثرك

مــافضيم فندي تكفنارم واشت كيد كند

فاضي حطبكوم يڤكضدن مانضيم فنُّدي نكفنم كــيّــضــت ويتركركص

ادرك شاهد فادر صحب مكنار تمف كند مريكاير احمد مكنـاره ابي تمف

كيفم فاضيار احمد كند ابّي حطيب الله فجي ابّي

Voici comment je transcrirais ce texte en caractères européens :

« Hijrat âyirat îrnûttu nârpatêl̥âmâṇḍu rabî‘ulâghar mâçam raṇḍântîçukka çellum krôti varçam âvaṇi mâçam 27 tîçu.

« ‘Abdelqâder-mareikâyarmaganâr Qâderkaṇḍu-mareikâyarku Çinnaṭam­bi-mareikâyar magal̥âr Ibrâhim-nâciyâl̥î nikâ‘h muḍikra kal̥ariyil irunda uravin mureiyâr kaikâli çîrdanam poruttamennum kêṭṭaḍâga

« Peṇṇuḍeiya tagappanâr kaikûli varâgan êl̥pattoṇṇu çîr tana uḍeimei nût oṇṇu vîḍânadu ‘Hasan-mareikâyar vîṭṭuku mêrku Çâhib-mareikâyar vîṭṭukeîleiku têrku Mâmâtambi-mareikâyar vîṭṭu vîdikku kilakka ‘Ali-mareikâyar tôṭṭattukku vaḍakku Inda nângelleikku uḷḷâyirukra kaṭṭu kôppu manei vîṭṭil arei vâçiyum adei çârnda çagala çamudâyangalum, çîrdanam endu çonnâr.

« Mâppiḷḷeiyum çattiyendu ollakonḍâr.

« Pragu mâppiḷḷeikku kaikûli varâgan êḷpattoṇṇum koḍuttu mah‘r nûru kaḷanju ponnum vaittu, nikâ‘h muḍinjudu

« Idarku

« Mâppiḷḷeiyum peṇṇuḍeiya tagappanârum vâçittu kêṭṭu koṇḍu

Qâzî ‘hatib âgum engaḷuḍan mâppiḷḷeiyum peṇṇuḍeiya tagappanum kai ejuttu vaittirukrârgaḷ

« Idarku ṣâhid Qâderçahib maganâr Tambikaṇḍu-mareikâyar A‘hmed-maganârh-lebbé tambi.

« Kaiyoppam kâçiyâr A‘hmed-kaṇḍu-lebbé ‘hatîb Allah-fijî lebbé. »

Il paraît intéressant et utile de rétablir les mots sous leur forme correcte tamoule, à l’exception des mots arabes auxquels l’alphabet tamoul convient aussi peu que l’alphabet arabe au tamoul. Hijrat, par exemple, est transcrit kiçarati.

Hijrat ௮யித்ஂது இந நாற்றா நாற்பக்கெழாமாண்௫ Rabî‘ulâkhir மாசமஂ ரணஂடா நஂகீககஂகு செலஂலுமஂ குரொகி வருவுமஂ ஆவணி மாகமஂ உ௰ள கீக

‘Abd-el-qâder-marécar மகனூ் Qâderkaṇḍumarécar க்ஂசூ சின்ஂனதம்பி marécar மதௗாஂ Ibrahimnâciyâḷi nikâ‘h முடிகஂகிற​ கழாியிலஂ இருநஂத உறவிநனஂ முறையாாஂ கைகூலி சீாஂதனமஂ பொருதஂதமெனஂனுமஂ கேடஂ­டதாக​

பெண்ணுடைய​ தகப்பரைஂ கைகூலி வாாகனஂ ஏழஂபதஂகொணஂணூ சீாஂதன​ உடைமை நாறஂறெணஂணூ வீடானது​… ‘Hasan-Marécar விடஂடுகஂகுமெறஂகு Çâ‘hibmarécar வீடஂடுகஂகெலஂலீகஂகு தெறஂகு Mâmâtambimarécar… வீடுவீகிகஂகுகிழகஂகு ‘Alimarécar கோட்டகஂதுகஂகு வடகஂகு இநஂத​ நாஙஂகெலஂலீகஂகு

En cours le 12/2023

இதற்கு Châhid Qâderçâ‘hibmarécar கமணா் Tambikaṇḍu-marécar, A‘hmed-marécar lebbé தம்பி

கையொப்பம் Qâzî யாா் A‘hmed-kaṇḍu-lebbé ‘Hatib Allah-fijî-lebbé.

Ce qu’on peut traduire :

« Le 27 du mois d’Âvaṇi de l’année Krôdhi qui correspond au 2 du mois de Rabi‘-ul-âkhir de l’an 1247 de l’hégire [9 septembre 1831] ;

« Entendant dire les conventions, le kaîkûli, le strîdhanam des parents, dans le but de conclure le mariage de Ibrahimnâtchiyâḷi, fille de Sinnatambimarécar, avec Qâderkaṇḍumarécar, fils de ‘Abdelqàdermarécar,

« Le père de la fille a dit que le kaîkûli est de 71 pagodes [621 fr. 25], le strîdhanam de 101 [883 fr. 76], plus une maison confrontant à l’ouest à la maison de ‘Hasanmarécar, au sud à la limite de la maison de Çâ‘hibmarécar, à l’est à la rue de la maison de Mâmâtambimarécar, au nord au jardin de ‘Alimarécar ; dans ces quatre limites les troncs, branches, jardin potager, et dans la maison, la moitié du mobilier et tout ce qui s’y rapporte, constituent le strîdhanam.

« Et le fiancé a accepté en disant : C’est juste !

« Puis les 71 pagodes du kaïkûli ayant été données au fiancé et les cent pièces d’or fin de la dot ayant été déposées, le mariage a été conclu.

« À ceci

« Le fiancé et le père de la fille, après avoir entendu la lecture,

« Ont signé avec nous qui sommes les Qâzî et ‘Hatib.

« À ceci étaient témoins Qâderçâ‘hibmarécar et Tambikaṇḍumarécar, frère de Lebbé.

« Signé : le Qâzî A‘hmed-kaṇḍu-lebbé, le ‘Hatib Allah-fiji-lebbé. »

Il y a une erreur manifeste dans la date de ce contrat : l’année indienne doit être corrigée khara, car l’année krôdhi correspondrait à 1260 de l’hégire, et les mois et jour ne concorderaient plus.

On aura remarqué les mots arabes : نكلح « mariage », écrit avec un ‘ain final au lieu du ‘ha ; اخر « dernier », écrit aussi avec un ‘ain ; خطين « orateur », écrit avec et sans ya, et avec ‘ha sans point[2] ; قاضي « juge », qui a reçu la terminaison tamoule honorifique âr, அா். Le mot مهر, transformé en محعر, est employé dans le sens de « dot, douaire » fourni par l’époux. L’appellation صاحن est abrégée en صحن. On sait que le kaïkûli est un présent personnel fait à l’époux par les parents de l’épouse, et le strîdhanam le propre de la future. Pour « jour », on a employé l’hindoustani تيس « trente, trentaine ».

En comparant la transcription arabe avec l’écriture indigène, nous établirons ainsi qu’il suit les correspondances :

Les cinq voyelles brèves அ, இ, உ, எ, ஒ ne sont pas généralement écrites, si ce n’est au commencement des mots, et alors c’est un alif qui en tient la place.

est représenté par ا, et par ي, et par و, par ي précédé évidemment d’un fatha souvent omis (les autres signes vocaliques brefs et le tachdid manquent aussi très souvent) ; il n’y a pas de dans le texte ci-dessus.

Quant aux consonnes, க​ devient ك, qu’il soit prononcé k ou g ; ச​ ش ; ச்ச​​ (tch) چ ; prononcé t ou d uniformément ڊ, dal sous-ponctué ; த​​ t et d dental, ث, ت et د ; ​ப​ prononcé b ب​, prononcé p ب̇, fa sous-ponctué ; ற​, prononcé ť et ď dental mouillé, est confondu avec த​​ ; la nasale ங​ devient غ ou ڤ ; ண​, ந​​ et ன​​ font ​ن ; ம​​ est م ; ​ய, ர​, ல​, வ​ sont remplacés par ي, ر, ل, و ; ற​ prononcé ŕ, r fort, est confondu avec ​ர​. Enfin les deux cérébrales en ​ள et ​ழ sont uniformément transcrites ب̇ zâd sous-ponctué ; cette transcription est très remarquable, mais il est assez difficile de l’expliquer : le ள​​ est prononcé l cérébral dans tout le pays tamoul, et même dans tout le drâviḍa ; le ழ​ est prononcé de même à l’intérieur, mais, sur la côte, il est devenu j français dans le sud, et a fait place à une aspiration douce dans le nord ; les linguistes y voient volontiers un r cérébral originaire ; on ne le retrouve, outre le tamoul, qu’en vieux canara où sa forme graphique ೞ​ dérive visiblement du ಱ​, ற​ tamoul. La représentation de ச​ par ش et non par س, est toute naturelle, ச​ étant proprement ç, la première sifflante श​ du sanscrit.

Ce simple exposé suffit à montrer que le système graphique des Choulias dérive directement de l’arabe ; on y trouverait au besoin une preuve de plus qu’ils sont, ou les descendants des navigateurs qui sont venus dans l’Inde des ports du golfe Persique il y a de longs siècles déjà, ou les descendants des indigènes convertis par ces navigateurs. Dès l’époque de Salomon, des rapports commerciaux étaient établis entre l’Inde et l’Arabie ; on a trouvé d’ailleurs dans le sud de l’Inde beaucoup de médailles romaines des deux premiers siècles.

  1. Les marécars sont généralement armateurs ; les lebbés forment la « caste » la plus considérée. L’étymologie de ces mots est fort obscure : on a vu dans lebbé une altération de ’Arabî. Sur la côte occidentale, les Musulmans « natifs » sont appelés maplets. Les Anglais écrivent Lubbye, Moplah.
  2. Le mot خطين est évidemment ici pour كاتب « écrivain, secrétaire » ; les Indiens prononcent de la même manière des lettres arabes fort différentes et les confondent dans l’écriture. J’ai lu, dans une lettre en hindoustani, رحنيوالا pour رهنيوالا, rahnêwâlâ « habitant ».