L’élite chinoise/VII

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Nouvelles Éditions Latines (p. 71-82).

VII


LA FORMATION
ET L’ŒUVRE DES ÉLITES MODERNES


Malgré les tendances démocratiques des Chinois, nous avons vu que finalement l’élite en Chine se bornait aux lettrés, c’est-à-dire à une caste dont l’apparition remonte loin. Recrutée par le moyen des examens, cette caste devait malgré tout apparaître un jour vieillotte et surannée, rétrograde et à cent lieues de ce qu’exigeaient les temps modernes. Ce jour arriva à la fin du XIXe siècle alors que s’imposaient aux Chinois qui pensaient l’obligation de posséder les connaissances européennes pour acquérir le moyen de se libérer de certaines entraves, de vivre indépendants et avant tout d’éviter de perdre des territoires ou des libertés.

Après le soulèvement des Boxeurs et sa répression par les étrangers, le gouvernement chinois entreprit la réforme de l’enseignement. Un édit impérial de 1902 créa des écoles primaires, moyennes et supérieures. Une Université installée à Pékin comporte sept Facultés : lettres, sciences, droit, médecine, agronomie, industrie et commerce. D’autres Universités sont créées en province dans de grandes villes comme Nankin, Hankéou, Canton, etc. L’enseignement des langues étrangères est prévu à partir des écoles moyennes. En outre, des écoles normales préparent des professeurs pour toutes les branches de l’enseignement. En 1905, le système des examens littéraires est aboli. Dès 1907, on comptait 37 000 écoles et 1 013 000 élèves sur toute l’étendue de l’Empire.

Aussitôt après l’établissement du régime républicain, une conférence tenue à Pékin en juillet-août 1912 établit les nouveaux principes d’éducation. Trois directions sont ajoutées au Ministère de l’éducation : celle de l’enseignement général, celle de l’enseignement technique et celle de l’enseignement social. Les ministères des communications, de la guerre et de la marine entretiennent des écoles spéciales. Enfin, l’on ouvre des bibliothèques populaires, des salles de lecture, des professeurs parcourent les provinces et y donnent des conférences en vue de l’instruction sociale du peuple.

L’instruction publique fit un grand pas de 1907 à 1916. De 37 000 écoles et 1 013 000 élèves en 1907, l’on passe en 1916 à 130 000 écoles et 4 300 000 élèves, soit un pour cent à peu près de la population.

En dépit des conditions défavorables, en dépit des dilapidations des fonds destinés à l’instruction publique par les politiciens pour les besoins de leur politique personnelle, en dépit des guerres civiles et avec l’étranger, la Chine poursuivit un effort énorme pour organiser l’enseignement sur des bases modernes. Des statistiques qui remontent à 1935 indiquaient environ 260 000 écoles primaires avec 12 millions d’élèves, 3 000 écoles secondaires avec 540 000 élèves, 111 établissement d’enseignement supérieur : écoles, universités gouvernementales et privées, fréquentées par environ 50 000 étudiants. Nous empruntons ces chiffres à La Chine, du professeur Jean Escarra. « De tels chiffres, écrit-il, peuvent paraître faibles eu égard à la population et à l’étendue du territoire. Ils sont élevés si l’on se rapporte à ceux de l’année 1912, date à laquelle le système moderne a commencé à être mis sérieusement en application ».

Ainsi commençait à naître à l’intérieur de l’enseignement réformé une nouvelle élite. Mais ce n’est pas tout. Le recrutement des étudiants pour des études à l’étranger — il n’y en avait eu que quelques-uns sous l’empire — s’intensifia et se poursuivit sans relâche. Dans les Facultés du Japon, d’Amérique ou d’Europe, le nombre des jeunes Chinois s’accrut considérablement. « Ces envois de jeunes gens à l’étranger furent souvent critiquables, écrit M. Georges Dubarbier, dans La Chine contemporaine (Geuthner) car bon nombre d’entre eux ne se trouvèrent nullement préparés par leurs études antérieures à suivre avec profit les cours de nos écoles modernes. » Malgré tout le mouvement était donné et jusqu’à la seconde guerre mondiale il ne se ralentit pas. Nous en parlerons plus loin.

Sous l’empire une élite militaire était également recrutée par des examens littéraires. La réforme fut ici aussi absolue que pour l’élite civile, mais prescrite par un édit impérial de 1907, la réalisation n’en commença qu’en 1905. On supprima purement et simplement les anciens examens. On créa une école militaire inférieure par province, quatre écoles moyennes pour l’empire, une école d’officiers et enfin une école supérieure destinée à donner le haut enseignement aux futurs grands chefs.

L’armée fut organisée de la façon suivante : le ministre de la guerre, l’état-major général, le service des officiers. Vingt régions militaires dans chacune desquelles stationne un corps d’armée divisé en deux divisions de 12 000 hommes chacune, etc.

La marine fut également organisée.

Le gouvernement fit appel à des instructeurs japonais, allemands, et à quelques officiers français pour former les cadres de la nouvelle armée.

Bref, dans l’armée comme dans l’administration civile de nouvelles élites se sont formées. Leur œuvre est déjà considérable, il faut le reconnaître, mais vu l’immense besogne à accomplir, elle est encore insuffisante et demande à être développée tant dans le domaine de la reconstruction politique que dans celui de la reconstruction économique et sociale.



Bien que l’idéal républicain et les institutions qu’il entraîne laissassent indifférente la masse de la population, la république chinoise devait être dotée par la Constitution d’un Parlement composé de députés désignés au suffrage universel. L’âge de l’électorat devait être de vingt ans, celui de l’éligibilité de vingt-cinq ans. En fait, le peuple chinois n’a jamais exercé le droit de suffrage et les institutions républicaines n’ont jamais existé que sur le papier. Près d’une douzaine de textes constitutionnels se sont succédé de 1906, date de la promesse de Constitution, à 1936. On y trouve formulée la reconstruction politique complète du pays, copiée sut l’Occident avec les droits et devoirs des citoyens, le mode d’élection et les pouvoirs du Parlement recruté précisément dans l’élite moderne. Le départ y est fait entre les droits de l’État ou nationaux et les droits régionaux. Mais la Constitution promulguée le 5 mai 1936 ne devait entrer en vigueur qu’après l’approbation d’une Assemblée Nationale dont la réunion était prévue pour le 12 novembre. Cette assemblée fut ajournée sine die à cause de l’impossibilité d’organiser convenablement l’élection des délégués, de sorte que la Chine est jusqu’à nouvel ordre sous le régime de la Constitution provisoire du premier juin 1931.

L’État, personne morale, apparaît pour la première fois en Chine. La Chine impériale n’avait pas la notion de l’État. L’Empire n’existait que par l’empereur, se confondait avec lui qui, tant qu’il s’en montrait digne par ses vertus, avait, pour gouverner, le mandat du Ciel.

L’État détient dorénavant la souveraineté. L’élite se répand dans l’administration de l’État. C’est là surtout qu’elle cherche à s’employer ; cependant la reconstruction politique ne l’attire pas exclusivement, la reconstruction technique lui apparaît également indispensable. Aussi la voit-on se tourner avec l’aide de conseillers étrangers vers l’économie générale. C’est ainsi que d’une part, ont été entreprises la réforme de la législation, l’organisation judiciaire, l’amélioration du système bancaire, la réforme monétaire ; d’autre part, les réseaux ferroviaire et routier ont été considérablement augmentés, l’aviation commerciale développée, ainsi que la marine marchande et le service des P.T.T. Outre les chemins de fer, il faut citer parmi les grands travaux publics qui sont poursuivis : les travaux hydrauliques et ceux d’hygiène. Depuis quelques années, l’urbanisme a fait des progrès continus en Chine où tout, dans ce domaine, était à faire.

L’agriculture a eu comme il sied dans un pays où plus de 80 % de la population travaille la terre, tous les soins des pouvoirs publics. Non seulement ceux-ci ont cherché à développer la production du coton, du thé, de la soie, mais ils ont voulu améliorer les conditions des cultivateurs en limitant le taux des fermages, en diminuant le poids des impôts, en fondant des associations coopératives, en créant sur place une industrie agricole, suivant en cela la formule qui tend à s’établir dans tous les grands pays de matières premières[1].

Enfin l’élite se vante aujourd’hui d’avoir à son actif depuis août 1943 le retour des concessions étrangères à la Chine.

Il y a longtemps que nous avions prévu ce retour[2]. Si justifié qu’ait pu être autrefois l’ensemble des privilèges des Blancs en Chine : exterritorialité, concessions, douanes, gabelle, postes, garnisons, il nous apparaissait que ces privilèges concédés entre 1842 et 1901 étaient irrévocablement condamnés parce qu’ils allaient à l’encontre de l’esprit du jour plus encore qu’à cause de l’évolution des Chinois. Certes, écrivions-nous alors, des procédés fondés sur la nécessité de garantir la sécurité des personnes et des biens peuvent en retarder plus ou moins longtemps l’abolition, mais celle-ci ne sautait faire de doute, en dépit des criailleries des uns et des solennelles protestations des autres. Nous n’avons pas à examiner ici les arguments que l’on a fait valoir pour le maintien des privilèges des étrangers en Chine. Nous en constatons la disparition sinon absolue en fait, du moins en principe, et nous nous permettons simplement d’ajouter que ce n’est pas, à notre avis, l’abolition des privilèges de quelques milliers d’étrangers en Chine qui y ruinera leurs intérêts et conduira fatalement aux catastrophes. Une expérience concluante a été faite sur ce point par ceux des étrangers qui depuis la guerre de 1914 n’avaient plus de privilèges et qui avaient su malgré cela recouvrer leur situation commerciale d’avant-guerre en quelques années.

Naturellement, le champ d’activité positive et utile de l’élite chinoise moderne est vaste. Il serait dommage qu’elle le sacrifiât à son goût pour la discussion, l’intrigue politique ou encore pour les questions sociales qui ne sauraient évidemment pas être oubliées, mais qui ne doivent pas absorber une trop grande partie de la classe instruite. Or il faut avouer que c’est malheureusement ce qui a eu lieu. Sans doute, les questions sociales sont posées en Chine comme ailleurs, la question ouvrière comme les autres. L’organisation du travail a commencé, elle suivra le développement de l’industrie qui n’est d’ailleurs pas douteux dans un pays dont le sol et le sous-sol sont très riches. Sans doute l’esprit de famille et de clan qui subsiste encore très vivace chez les Chinois y a des côtés inconciliables avec la réorganisation du pays dans le cadre d’une nation et cela incite la jeunesse d’aujourd’hui à attaquer ces vestiges du passé. Mais cette jeunesse doit savoir que les questions sociales ne se résolvent jamais vite, qu’elles demandent une accoutumance, de longues expériences. Certes, la Chine en a fait au cours des siècles ; elle a expérimenté toutes les théories sociales bien avant les pays d’Europe, mais tout est à recommencer dans des conditions très différentes d’autrefois et d’abord avec le contact de l’étranger qui applique certaines théories qui valent pour lui mais qui peuvent ne rien valoir pour elle. Il faut en la matière du savoir, du tact, de la patience et du dévouement. C’est peut-être beaucoup exiger de la jeunesse et en particulier d’une jeunesse qui a hâte d’agir. Cependant, l’intérêt de l’État en dépend.

Former une élite est une chose, l’employer utilement en est une autre. Les réformes peuvent suffire à la former. Tel décret par exemple réformant une fonction fait naître un fonctionnaire nouveau style. Partie, en Chine, de la nécessité manifeste de passer sur le plan des étrangers en certaines matières jusque là négligées où même méprisées, l’idée de la formation d’une élite moderne s’imposait, de sorte que, grâce à la conviction unanime de cette nécessité, elle devait aboutir, malgré la tradition des clans, des familles et des guildes, les hiérarchies établies, la routine des uns et les privilèges des autres.

Mais où le problème se corse, c’est lorsqu’il s’agit d’obtenir dans la pratique que l’exercice de sa fonction suggère au titulaire assez pénétré de ses responsabilités et de la dignité de son rôle, en même temps qu’assez observateur et consciencieux, des façons de le remplir profitables au pays. On en peut du reste dire autant de toutes les élites du monde, qu’elles soient destinées aux fonctions de l’État, aux professions libérales ou à n’importe quelles autres.

En Chine, comme ailleurs, pour les deux premières catégories, une fois le problème des élites posé, le mécanisme de la solution en fut encore l’examen. L’enseignement donné dans les écoles nouvelles conduisait à un examen qui permettait de décerner un diplôme. Pour ces deux catégories le mécanisme de la solution consista aussi à envoyer des étudiants acquérir des diplômes à l’étranger. Pour les autres professions, ce fut encore une certaine instruction jointe aux dons naturels des individus, qui désigna l’élite. Il y a donc l’élite des industriels et des commerçants et non seulement sur le territoire chinois, mais au dehors.

On sait l’importance des colonies chinoises à l’étranger. Ces colonies ont leurs élites ainsi que leurs cadres sociaux qui sont à l’image de ceux de la métropole. Dès 1912, des sièges étaient prévus à l’Assemblée nationale pour des Chinois d’outremer et des charges officielles dans la métropole ont été souvent confiées à de simples émigrants ayant longtemps vécu à l’étranger.

Toutes ces élites, encore une fois, ont un rôle influent à jouer. Issues des réformes, elles doivent à leur tour réformer si cela est nécessaire ou au moins diriger, maintenir le pays dans la voie nouvelle où il s’est engagé, autrement dit, tendre à un but positif avec un idéal approprié aux conditions de l’époque[3].

  1. « La forme du gouvernement a changé, mais la bienveillance de l’État pour les choses de la terre s’est perpétuée. On peut voir encore aujourd’hui certains dignitaires du gouvernement de la république chinoise, revêtir des uniformes officiels dont les broderies d’or représentent des épis de blé, et le nouveau régime a créé une décoration : l’ordre de la bonne céréale ou de l’épi d’or. » (Georges Dubarbier, La Chine contemporaine, p. 274, Genthner).
  2. Voir notre ouvrage : La Chine et le Pacifique, p. 175 (Fayard).
  3. À propos de l’envoi d’étudiants chinois à l’étranger il faut, pour être juste et complet, signaler qu’en 1943 le gouvernement national dressa un plan pour le choix de ces jeunes gens. Il mit avant tout en évidence la nécessité de tenir compte du degré d’instruction générale de ceux qui désiraient partir et de leur connaissance des langues étrangères, ce qui n’avait pas été fait lors de règlements antérieurs en 1933 et 1938. Le nouveau projet permet de procéder à un tri sévère au moyen d’un examen ; le premier examen de ce genre a eu lieu en décembre 1943.