L’émancipation de la femme (Daubié)/08

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Ernest Thorin (p. 115-128).


HUITIÈME LIVRAISON.


CARRIÈRES PROFESSIONNELLES POUR LES FEMMES.


Mais la question capitale, c’est celle de l’influence que l’enseignement mixte peut exercer sur la moralité du jeune homme et de la jeune fille, et, par conséquent, sur la moralité sociale. Beaucoup d’hommes qui considèrent ici les effets, sans remonter aux causes, partent de la corruption publique pour montrer les abus inévitables de la réunion des sexes ; nous au contraire nous partons d’une régénération urgente pour arriver à établir l’harmonie intellectuelle et morale à laquelle contribueront l’enseignement mixte et l’externat.

En voyant les peuples qui ont horreur de l’enseignement mixte descendre la pente de la décadence tandis que ceux qui élèvent ensemble jeunes gens et jeunes filles sont d’ordinaire en progrès, on pourrait, ce semble, conclure que l’enseignement mixte est moralisateur ; loin de faire une affirmation aussi positive, il faut songer que la réunion des garçons et des filles à l’école ne peut être que le résultat d’une civilisation fondée sur des principes rationnels de morale qui commandent également à tous. L’éducation, comme œuvre de persuasion, s’adresse aux facultés les plus nobles de notre être, mais en vain parlera-t-elle à la raison si la société méconnaît ses lois, si l’adolescent peut s’apercevoir que l’application des principes moraux n’étant point conforment la théorie les adultes foulent impunément aux pieds les devoirs les plus fondamentaux de l’ordre public ; si, par conséquent, le jeune homme ne peut prendre dans le milieu où il vit le sentiment de l’obligation morale que l’éducation seule serait impuissante à lui donner. Ces considérations font comprendre pourquoi les peuples moraux adoptent l’enseignement mixte ; pourquoi les peuples corrompus le repoussent, et pourquoi enfin il n’est plus actuellement dans nos mœurs. On ne saurait pourtant nier qu’il ne contribue à l’harmonie morale au même degré qu’à l’harmonie intellectuelle ; non seulement il permet aux frères de fréquenter les écoles avec les sœurs, de prendre des répétitions communes au foyer ; de s’aider mutuellement à résoudre les difficultés d’un texte, d’un problème, d’une démonstration, mais il donne aux condisciples des sentiments fraternels en enseignant au jeune homme à respecter dans la jeune fille un être responsable et libre comme lui ; une compagne qu’il retrouvera plus tard dans la vie comme mère ou institutrice de ses enfants ou associée de ses vues de progrès individuel et social.

Mais ces avantages fussent-ils aussi douteux qu’ils sont évidents, pourrait-on séquestrer l’homme de la femme ? Un coup d’œil d’ensemble sur les nécessités de la vie nous montre leur séparation impossible. Si nous sortons de ce monde chinois où la jeune fille arrive au point du mariage mercenaire sans avoir eu d’autre horizon que celui de la jupe maternelle, nous voyons une réunion constante et inévitable des enfants, des adolescents et des adultes des deux sexes ; séparés à l’école, dans les campagnes ils cheminent ensemble à l’entrée et à la sortie et se retrouvent dans les travaux, les jeux, les longues veillées d’hiver sans aucune surveillance. Les travaux de l’apprentissage, de la domesticité et de l’atelier laissent également partout la fille du peuple à la merci des éventualités quotidiennes sous le toit de l’étranger.

N’eut-il pas été prévoyant et sage de la prémunir et de la fortifier par la surveillance rigoureuse de l’enseignement mixte, et des mille leçons de morale pratique dont les faits fournissent chaque jour l’application dans les écoles de droits et de devoirs mutuels où l’on parle le même langage aux deux sexes.

À ces points de vue divers, l’enseignement mixte nous paraît une nécessité ; c’est lui surtout qui réalisera le vœu de M. J. Simon sur la femme et permettra aux filles du peuple de s’élever à une position meilleure, de leur ouvrir de nombreuses carrières ; ainsi l’égalité que le ministre réclame pour elles au nom du bon sens, de la justice et de l’intérêt public sera enfin fondée.

Ces théories fort bonnes, nous dira-t-on, sont impraticables dans un pays où les mœurs les repoussent, et des innovations téméraires n’auraient, d’autre résultat que de faire déserter les écoles publiques. Les mœurs, répondrai-je, sont avec nous pour l’enseignement supérieur, puisque les femmes fréquentent en province nos facultés de lettres et de sciences ; il en a été de même pour l’enseignement primaire jusqu’en 1850, où la loi de 1833 a été appliquée au grand profit de l’instruction des femmes. Quant à l’enseignement secondaire, où la communauté d’études ne peut être que le résultat d’une lente transformation de la loi et des mœurs, on pourrait, dans les localités trop peu importantes pour entretenir deux écoles professionnelles, établir comme annexes des cours spéciaux à l’usage du sexe qui n’a pas son école. Loin d’innover ici il faut donc simplement revenir aux anciennes traditions de la France qui, même sous le premier Empire, conserva l’enseignement mixte ; la loi de 1833, abrogeant une ordonnance de 1816 qui l’avait proscrit, le fit appliquer sur des bases si larges que même dans les bourgs à écoles spéciales l’instituteur réunissait garçons et filles, enfants et adultes, à l’école du soir. La loi réactionnaire et injuste de 1850, qui nous régit encore à ce sujet, interdit l’enseignement mixte et enleva aux institutrices laïques ainsi qu’aux écoles de filles le principe d’égalité dont MM. Guizot et Cousin les avaient fait jouir, en déclarant toutes les dispositions législatives indifféremment applicables aux écoles de garçons et de filles. La remise en vigueur de la loi de 1833 serait-elle donc un trop grand effort de libéralisme à espérer du pouvoir actuel ? S’il comprend enfin que l’enseignement mixte, pas plus que l’enseignement spécial, ne doit être imposé par voie autoritaire, les communes, encouragées par les inspecteurs, l’organiseront avec mesure pour les adultes surtout, à qui il est si nécessaire après les heures de travail. Ces réunions seront, soyons-en sûrs, plus profitables à la France que celles qui nous attristent tous les jours, lorsque nous voyons hommes et femmes s’abrutir à l’envi dans les cabarets et autres lieux plus suspects encore.

Quoi que nous fassions, toutefois la réunion des jeunes gens et des jeunes filles pour le développement de leurs facultés intellectuelles et morales n’entrera généralement dans nos mœurs qu’avec la responsabilité et la liberté : considération qu’il faut développer en parlant de l’externat, complément de l’école mixte.

La loi et l’éducation doivent poursuivre le but commun de bien diriger la volonté de l’homme, l’une par la coercition, l’autre par la persuasion ; mais lorsque la loi infidèle à sa tâche ne développe que la licence et favorise toute expansion de la nature sensuelle et quasi-bestiale, nous voyons la jeunesse des deux sexes casernée dans des établissements où elle ne peut prendre aucune des qualités qui fondent la prospérité nationale. Je n’entreprendrai pas de faire ressortir les avantages économiques de l’externat, qui permet aux frères et aux sœurs de prendre leur pension sous le même toit et aux familles pauvres de limiter les dépenses matérielles selon leurs moyens ; au point de vue moral et intellectuel, l’externat opère le développement harmonique des forces sociales, parce qu’il réunit, ainsi que l’enseignement mixte, le principe de l’obéissance et celui de l’initiative personnelle. Le dénuement absolu de l’enfance la soumet à un assujettissement dont l’éducation se sert pour réprimer les instincts aveugles et capricieux ; cet assujettissement doit donc diminuer à mesure que la volonté se fortifiant est plus capable de gouverner, de dominer et de vaincre les penchants. De la direction salutaire de la volonté résultent des goûts, des sentiments et des habitudes qui, se traduisant en actes et en esprit de conduite, donnent cette décision et cette vigueur active qui créent la fermeté, l’énergie et la constance des caractères. L’enseignement mixte et l’externat concourent à réaliser cet idéal en laissant aux enfants une responsabilité qui naît de leur demi-liberté et en les mettant chaque jour aux prises avec les réalités de la vie ; ainsi tous prennent des habitudes physiques et morales qui doivent influer sur leur existence entière ; ainsi se fonde l’harmonie qui unit dans les mêmes sacrifices la chaîne ininterrompue des générations, en transmettant aux enfants les vertus des pères.

La nécessité d’isoler et de séquestrer jeunes gens et jeunes filles est évidente au contraire lorsque les idées sur le juste et l’utile différent selon le sexe et la profession ; lorsque chacun n’éclaire pas son jugement par les mêmes principes, parce que des institutions et des lois licencieuses permettent aux adultes de violer impunément les devoirs nécessaires au bonheur individuel et public qui résulte de l’ordre moral. Lorsque des lois et des institutions pernicieuses, une éducation étroite, se sont ainsi appliquées à enlever aux individus le soin de leur vie, en les exonérant des conséquences fâcheuses de leurs actes, on voit s’effacer progressivement les fondements des habitudes qui consistent à se respecter, à compter sur soi, à avoir de l’empire sur soi ; alors les talents et les caractères s’affaiblissent avec le sentiment de la liberté qui a sa racine dans l’idée du devoir social ; alors manque le but d’activité commune, et la société, sans règles immuables et certaines sur le droit et le devoir, sent que son influence est fatale pour la jeunesse. Mais dès qu’elle la repousse ainsi de son sein, elle la déclare par là même incapable de se diriger et la soumet par conséquent au joug de ce fatalisme moral, de cette nécessité impérieuse qui gouverne la brute. Les lois fixes et certaines qui commandent aux individus sans exercer une surveillance constante sur eux ; la conscience règle infaillible de la liberté faisant défaut, sont alors remplacées par une volonté arbitraire, par des caprices individuels, qui, souvent mal éclairés, défendent les actions une à une. Ainsi l’enfant, obéissant sans voir la raison des choses, prend en horreur un assujettissement humiliant qui et la négation de la conscience et de la liberté, et l’adulte, qui a perdu l’habitude de penser, ne conserve que l’aversion pour l’autorité souvent aussi despotique qu’il rencontre dans l’ordre social. Mais cette soumission aveugle aux impulsions d’une volonté étrangère lui a pour jamais énervé le caractère ; n’ayant pas eu à délibérer sur les inconvénients et les avantages des partis à prendre, ne s’étant proposé aucun but poursuivi à ses risques et périls, il reste un être passif quand son moteur d’emprunt lui manque.

Qu’on regarde plutôt à l’œuvre notre jeunesse des deux sexes qui gagne sa vie loin du foyer et du pays natal. Hélas ! jetée dans une société d’où l’idée du devoir est bannie, entourée de sollicitations et d’exemples mauvais, cette jeunesse à peine échappée à la férule du pédagogue se trouve aussi inconsistante que le liège sur l’eau. Elle fait ce qu’elle voit faire, telle est sa règle de conduite ; tout le monde en fait autant, tel est son cri naïf d’étonnement quand on lui rappelle les éternels principes du juste, du vrai et du bien. Où en prendrait-elle du reste les notions ; d’où saurait-elle que des lois nécessaires veulent que la paix sociale soit attachée à l’ordre, puisque nos lois, nos institutions et nos mœurs ont jusqu’à présent veillé sous toutes les formes à ce que chacun né pour soi puisse se soustraire aux devoirs de patrie, de famille et d’humanité même ? Si l’enseignement mixte et l’externat, reprend-on, donnent à la fois une discipline et une indépendance désirables, se concilient-ils avec ces grâces, ces prévenances, cette pureté, cette délicatesse de mœurs que nous réclamons des femmes, et les principes donnés aux jeunes gens dans l’enseignement secondaire et supérieur ne seraient-ils point nuisibles aux jeunes filles ?

D’abord quand on parle de la pureté et des grâces de la femme, il faudrait s’entendre et savoir si l’on a en vue celle qui travaille ou celle qui rougit du travail ; celle qui décore son ignorance niaise du nom de vertu ou celle que les nécessités de la vie sociale font élever par des hommes sans vertu, dans un milieu qui n’est pas précisément aussi moralisateur que celui de l’école mixte. Soyons-en sûrs si nos antagonistes ont une seule idée sur ce sujet, ils ont étudié les salons plus que les ateliers, les mansardes et les rues ; s’ils avaient parcouru les camps de Châlons et de Saint-Maur, ces immenses bazars de chair humaine ; s’ils avaient vu cette licence et cette mollesse qui en 1870 donnèrent la nausée à l’univers entier et lui expliquèrent nos défaites ; s’ils se rendaient à la porte de nos closeries diverses pour en voir sortir au milieu de la nuit ces étudiants et ces filles avinés qui hurlent ensemble des chansons bachiques et obscènes ; s’ils prenaient enfin pour l’âme humaine cette immense pitié qu’en eurent le christianisme et le stoïcisme au milieu des orgies de l’empire romain, ils ne craindraient plus ces hommes de voir la fille du peuple autorisée à cultiver son intelligence comme l’étudiant avec lequel elle n’a le droit de cultiver que ses sens.

C’est ce contact perpétuel des parties nobles des deux moitiés de l’être humain qui inspirera au jeune homme le respect de la femme, dont son éducation lui enseigne actuellement un mépris tel qu’il nous rend insociables, tandis que le commerce contenu et poli des sexes développe l’urbanité par l’échange constant de vues, d’idées et de sentiments moraux et intellectuel : On sait que les États-Unis s’honorent en particulier des jeunes gens qui sortent de l’internat mixte d’Oberlin.

La présence des jeunes filles, même aux repas, aux promenades, aux récréations littéraires, aux conférences du salon, sous une surveillance maternelle qui dicte les convenances, impose une si grande retenue à ces adolescents qu’ils se privent même de fumer par égard pour leurs compagnes d’études[1].

Mais il faut bien se le dire, ils ne prennent ce respect de la femme dans l’éducation que parce qu’ils savent que dans leurs relations sociales la loi et les mœurs le leur imposeront, en leur disant que la raison doit vaincre la passion ; que la volonté est supérieure aux penchants et qu’en conséquence ils seraient à jamais déshonorés s’ils songeaient à déshonorer une femme[2].

Quant aux principes puisés dans la société et l’enseignement, prenons y garde ; s’ils sont bons, il faut les inculquer indistinctement aux citoyens et aux citoyennes ; s’ils sont mauvais au contraire, il faut les regarder pour tous comme une source empoisonnée, puisque l’harmonie dans la famille et dans l’État, et, en conséquence, le salut de la France, sont à ce prix.

Dans l’éducation surtout de l’épouse et de la mère futures, des principes vrais, applicables sans distinction de profession et de sexe, offriront ces précieux résultats.

La réclusion et l’inaction de nos filles riches, leur éducation d’apparat, si dispendieuse et si vide d’idées ; par suite leur futilité et leurs scandaleuses profusions ; leur désir de paraître, cette grande préoccupation des esprits frivoles, sont peut-être aussi préjudiciables à la bonne économie sociable que la profonde corruption des filles pauvres. C’est de cet antagonisme qu’il faut sortir par un travail herculéen sur nous-même. Quand nous aurons compris que la femme a une autre destinée que celle d’être annulée, abêtie et corrompue par la société ; que l’éducation qui développe la raison est supérieure à celle qui l’enchaîne, nous saurons peut-être enfin qu’on donne plus de charme moral aux filles en leur enseignant des principes qu’en leur inculquant des préjugés.

Si nous accordons aux femmes de toutes les classes indépendance, dignité et honneur dans l’accomplissement de leurs obligations de famille et de société, elles ne chercheront plus à réussir par la coquetterie, le savoir-faire, la fourberie et le vice. Au lieu d’encourager partout les caprices de la passion mobile et inconsciente, développons enfin par le sentiment raisonné du devoir les affections profondes qui créent les âmes fortes et les caractérisent, et le cœur et la conscience dicteront à tous le tact et la délicatesse de conduite.


OBJECTIONS


Le droit de suffrage doit être attaché au service militaire. Cette objection, fondée sur la maxime la force prime le droit, prouve peu d’esprit de patriotisme, car dans la défense du pays les femmes citoyennes surtout rivaliseront de zèle avec les hommes pour les sacrifices et les périls. L’argument est en outre prématuré, puisque nos lois militaires exemptent du service personnel ; puisque notre armée n’est pas encore purifiée de la honte des troupes mercenaires, qui permet de faire de l’or la rançon du sang.

Ce n’est donc point le moment de prétendre que les qualités intellectuelles et morales requises pour un vote intelligent s’acquièrent par le maniement du fusil : de soutenir que les droits civiques, dont tous les citoyens ont besoin pour leur protection, dérivent de là ! Mais alors tout homme invalide, exempté, ou au-dessus de quarante ans, ne doit pas voter ; tout citoyen dépourvu de force physique doit être classé d’office parmi les mineurs, les fous et les criminels. Cette considération me fournirait des développements si M. J. Bright ne réclamait la parole ; je la lui cède ; mes lecteurs ne perdront rien au change.




LE VOTE DES FEMMES EN ANGLETERRE[3]


DISCOURS DE M. JACOB BRIGHT, MEMBRE DU PARLEMENT.


Madame la présidente, Mesdames et Messieurs,

On m’a demandé de faire la motion suivante : « L’extension du suffrage tant qu’il sera interdit aux femmes est une injure positive pour elles, puisqu’il fait d’elles seules et tout d’un coup une classe d’incapables. »

Je ne pense pas que quelqu’un ici désapprouve cette adresse. Tant qu’un très-petit nombre de personnes possédaient seules les franchises, et tant que ce petit nombre était, pour ainsi dire, une classe isolée, on pouvait ne pas remarquer la complète exclusion des femmes ; mais aujourd’hui que cette disposition est entièrement changées ; quand dans nos villes représentées au parlement, du moins, tout homme peut posséder les franchises, la question apparaît toute différente. Une partie de la population de ses villes (boroughs), portion assez considérable, je le crains, a reçu le nom de résidu. Cette lie, comme vous le savez, est complètement illettrée ; ses habitudes et sa condition générale sont si misérables que, quand nous y réfléchissons, nous sommes presque honteux de revendiquer pour ce pays le caractère d’un peuple civilisé ; quand cette lie est comme maintenant en possession de franchises, il peut sembler assez singulier qu’aucune femme, quelle que soit sa condition, quel que soit son caractère, ne puisse avoir l’influence d’envoyer par son vote un seul membre au Parlement.

Comme on m’a demandé de présenter à la Chambre des communes, avec mon ami M. Ch. Dilke, le bill pour faire cesser l’incapacité électorale des femmes, peut-être puis-je faire une remarque ou deux sur l’état actuel de la question. Près de trois ans se sont écoulés depuis que M. Mill a posé cette question à la Chambre des communes. Je n’ai pas besoin de m’arrêter sur l’habileté avec laquelle il l’y introduisit, ni sur le très-grand avantage que la question eut de trouver un tel promoteur. Mais, en dehors de cet avantage, je crois que le remarquable appui qu’elle reçut dans la Chambre des communes était dû beaucoup plus à l’évidente justice de la cause et à l’impossibilité de trouver une réplique à y opposer. Soixante-dix à quatre-vingts membres, environ le tiers des membres du Parlement, suivirent M. Mill dans cette voie, parce qu’après avoir discuté cette question de réforme de tous côtés dans le pays, et surtout au Parlement, ils pensaient ne pouvoir agir autrement ; parce que tout argument mis en avant pour étendre les franchises des hommes s’appliquait également aux femmes ; pour eux, changer de camp était certainement un grand sacrifice d’opinion. Quand M. Mill eut rendu ce service éminent à la question, dans la Chambre des communes, des associations se formèrent dans tout le pays. Quelques-uns des assistants peuvent ne pas avoir donné toute leur attention au caractère et à l’influence de quelques-unes de ces associations ; à côté de celle de Londres, vous avez celle de Manchester, qui a une grande influence ; celle d’Édimbourg, de Dublin, de Birmingham, de Bristol, de Bath, de Carlisle, de Leeds, et de je ne sais combien d’autres endroits.

J’ai reçu hier de miss Robertson, habitant Dublin, une lettre qui m’apprend que Dublin, après Londres et Manchester, a envoyé plus de signatures au Parlement durant la dernière session qu’aucun autre endroit du Royaume-Uni. Maintenant quel est le caractère de l’appui que la mesure proposée reçoit ? Ce comité sait très-bien que beaucoup des hommes les plus distingués de nos universités sont avec nous pour cette question. Il est également vrai que les classes ouvrières de nos grandes villes manufacturières l’appuient aussi… Dans la dernière élection municipale de quelques villes du Yorkshire, les ouvriers s’intéressaient même tellement au vote des femmes, et étaient si contents de voir qu’on revendiquât leurs droits, qu’ils se réunirent pour une souscription et donnèrent un témoignage flatteur à la première femme qui se fit inscrire sur la liste électorale ; c’est une des preuves de la grande sympathie des ouvriers pour les franchises féminines.

Mais quelle est notre position au Parlement ? Depuis que M. Mill y a fait cette motion avec un succès si flatteur, je puis dire que nous sommes beaucoup plus forts ; nous avons de bons adhérents dans tous les partis à la Chambre des lords ; des membres du cabinet sont favorables au bill ; des légistes (law-officers of the crown) nous donneront leur appui, et dans la Chambre des communes nous avons partout, chez les conservateurs comme chez les libéraux, d’influents soutiens. Qu’est-ce que tout cela prouve ? Cela prouve indubitablement que la revendication des femmes est une revendication très-puissante ; que les principes sur lesquels elle s’appuie sont si simples que les savants et les ignorants peuvent les comprendre.

On m’a demandé plusieurs fois si ce bill rallierait la majorité des votes. Pourquoi une personne qui, en Angleterre, prête quelque attention aux questions publiques, en douterait-elle ? Naturellement il deviendra loi. On me dit quelquefois : Quand ? Je n’hésiterais pas à requérir un prophète pour fixer cette époque. Un membre de la Chambre des communes m’a dit l’autre jour qu’il croyait qu’on le voterait à cette session sans opposition aucune ; son voisin répliqua : Non, il ne le sera pas à cette session, mais il le sera bientôt. Je ne crains pas d’être trop confiant sur ce sujet, mais… je suis sûr qu’il sera prochainement voté, par ce seul motif que c’est un bill juste et nécessaire.

Certainement il est juste que dans un pays libre on n’exige pas qu’une classe qui n’a aucune influence sur la confection des lois leur obéisse ; il est également juste qu’on attende d’aucune classe un payement libéral des impôts nationaux quand elle n’a aucun contrôle sur leur emploi. Mais, comme l’ont démontré à satiété les orateurs habiles qui m’ont précédé et surtout les admirables discours des dames que vous avez entendues, ce n’est pas seulement une question de justice abstraite ; c’est une question d’urgente nécessité pour les femmes de ce royaume du moins. Je ne sais pas si ailleurs elles subissent de grandes incapacités légales, mais, autant que j’en puis juger, j’affirmerais qu’aucune classe en ce monde ne peut jamais s’affranchir d’incapacités légales à moins d’être investie d’un pouvoir politique.

En conséquence, l’attitude que le gouvernement peut prendre sur cette question sera très-importante. Il peut faire passer je ne dirai pas tous les bills qui lui plaisent, mais tous ceux qui sont entièrement raisonnables, et il a presque un pouvoir illimité pour empêcher un bill de passer. Je dis pouvoir presque illimité, parce que par bonheur il y a toujours quelques limites au pouvoir d’un gouvernement tel que le nôtre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais je ne suis pas préparé à voir le gouvernement s’opposer à ce bill. Pourquoi le gouvernement aurait-il consenti à l’adoption du bill des franchises municipales de la dernière session, en accordant le vote aux femmes dans 200 ou 300 villes de ce royaume, y compris les plus grandes cités du pays ; pourquoi, dis-je, le gouvernement aurait-il consenti à octroyer ce droit en envoyant les femmes à la salle électorale, non tous les quatre ou cinq ans, mais chaque année ? Pourquoi consentirait-il à accorder aux femmes d’être mêlées à tous les débats de la vie publique et de posséder ce privilége additionnel, s’il pensait tergiverser maintenant et dire : Non, vous n’aurez pas le vote au Parlement. La chose serait insupportable, parce que tout argument qui conclut à investir les femmes du vote municipal s’applique à leur vote au Parlement, avec cette remarque importante que beaucoup d’arguments de grand poids qu’on peut employer en faveur du vote des femmes au Parlement n’existent pas relativement au vote municipal. Je dis qu’il est invraisemblable, très-invraisemblable que le gouvernement puisse s’opposer à ce bill.

Il y a dans cette enceinte des hommes et des femmes de toutes les nuances politiques. Les conservateurs auront trouvé, je pense, un motif pour appuyer le projet dans ce qui a été dit de son caractère conservateur. Je n’émets aucun avis sur ce sujet, mais je regretterais beaucoup qu’un grand gouvernement libéral attachât ce stigmate particulier sur les femmes et leur dît : « Vous êtes propres à prendre part aux affaires mercantiles ; vous avez assez d’intelligence et de capacité pour traiter des questions locales ; mais quand on arrive aux intérêts nationaux, vous êtes complétement hors de cours et vous n’avez aucune qualité pour y prendre la moindre part. » Je dis qu’un gouvernement libéral ne devrait pas se placer dans une position semblable. Chaque classe dans le pays devrait être élevée autant que le gouvernement a le pouvoir de l’élever, et il devrait hésiter longtemps avant de prendre une voie qui le conduirait à un manque de respect envers une classe particulière.

Un mot pour terminer ; que cette réforme soit obtenue plus tôt ou plus tard, le devoir de tous ceux qui y sont intéressés reste très-évident.

Tout homme et toute femme qui désirent ici faire cesser l’incapacité électorale des femmes devrait travailler vigoureusement pour sa disparition, comme au début de cette lutte de plusieurs années. Il ne devrait pas y avoir un endroit dans le royaume où, ayant influence sur un membre du Parlement, vous ne deviez lui écrire afin de lui demander une attention favorable pour le bill et où votre comité ne continuât son travail comme si tout obstacle possible entravait encore notre marche.

  1. Voir le rapport de M. Hippeau.
  2. Les lois contre les séducteurs, excessives dans la Nouvelle-Angleterre, relèvent du Code pénal ; aussi les mœurs y déshonorent plus le séducteur que le voleur. On peut voir par là que la liberté est l’antipode de la licence.
  3. Rapport d’un meeting tenu à Londres par la Société nationale pour le suffrage des femmes.