L’épluchette/Aventures de St-Laurent, à Montréal
(Cousin de Gros Jean)
Un brave campagnard ayant nom SAINT-LAURENT !
Vivait couci-couça dans l’avant-dernier rang
D’une paroisse près d’une très grande ville.
Il vivait là, content, gaîment, l’âme tranquille.
Or, un jour il apprit, je ne sais trop comment,
Qu’à Montréal, partout, on trouvait de l’argent ;
Que l’on en ramassait parfois dans la journée
Pour rendre une personne assez bien fortunée.
On avait ajouté qu’à Montréal, les gens
Étaient capables, bon ! vous savez, sans bon sens.
L’imagination vivement excitée,
Notre brave homme alors, ne connut qu’une idée :
Visiter la cité du défunt Chomedy !
Et voici de ce chef le récit qu’il m’a dit.
— J’arrive à Montréal ; aussitôt j’me promène ;
Je regarde partout, on le comprend sans peine.
C’est qu’il y avait tant d’belles choses à voir !
J’aurais pu regarder du matin jusqu’au soir
Et m’en aller ainsi pendant toute une semaine,
Sans satisfaire à ma curiosité vaine.
J’avais bien comme ça, sans m’en apercevoir,
Passé la demi-heure, alors que su’ l’trottoir,
Tout à coup, à mes pieds, un’ bourse bien garnie,
Si l’on pouvait en juger pas sa mine arrondie,
Arrête mes regards. Sans perdre un seul moment,
Elle est entre mes mains, et là, l’examinant
Je deviens ébahi : — « Cristi ! la belle aubaine ! »
La bourse contenait en argent la centaine
Et même un peu plus qu’ça. J’aurais pu su’ l’pavé
Battre un vif entrechat !… J’eus envi’ d’me sauver !…
Après l’premier moment d’exaltation qui vaille
J’examine assobri ce que vaut ma trouvaille,
Cent-dix piastres ! Ah ! Ce qu’on ne mentait pas
Quand on m’disait qu’à Montréal, à chaque pas,
On pouvait ramasser souvent une fortune !
Eh ben ! v’là qu’subit’ment il m’en arrivait une.
Je poursuis mon chemin le cœur tout réjoui.
Un tramway passe. Tiens ! si j’faisais un tour ? Oui,
C’est ça, promenons-nous ! J’fais arrêter la machine,
J’y monte et m’v’là parti su’ la ru’ Sainte-Catherine !
J’vous dis qu’ça roulait ben, ben mieux qu’mon vieux gris !
Le mesieu conducteur appelle : SAINT-DENIS !
Un m’sieu se lève et sort. Voilà que je raisonne :
« Tiens, m’sieu l’conducteur connaissait c’te personne,
N’ignorant pas, sans doute, ousqu’elle descendrait ? »
Un peu plus loin voilà qu’il nomme : SANGUINET !
En appelant ce nom, il visait un gros t’homme,
Assis tout auras moi, qui mâchait de la gomme ;
Et mon voisin de droite, aussitôt s’lève et sort.
Étonné, j’ouvre l’œil car ça devenait fort !
Est-ce que l’conducteur connaissait tout le monde
Ainsi qu’leur point d’arrêt ? Probable !… une seconde
Plus tard le char s’arrête : ÉLISABETH, qu’il dit ;
Une chic créature aussitôt descendit.
La r’gardant s’éloigner, j’songeais : Elle s’appelle
Élisabeth cette petit’ dame si belle,
Et l’conducteur a l’air d’être de ses amis,
Le chanceux ! Mais, au fait, me dis-je alors surpris,
Comment peut-il savoir qu’à telle ou telle place
Quelqu’un veuille arrêter ? La chose me surpasse !
On me l’avait ben dit qu’à Montréal les gens
Étaient ben capables, vous savez, sans bon sens !
J’le créyais pas d’abord, mais devant l’évidence,
Pas moyen d’ostiner. Pour lors l’conducteur lance
Encore un autre nom, puis un bon gros mesieu
S’lève et lentement sort. C’était un nommé CADIEU !
Et le tramway reprend sa route de plus belle.
J’étais mystifié, vraiment, de façon telle,
Qu’enfin pour en avoir le fin mot de tout ça,
J’me l’vai pour demander à ce conducteur-là,
Comment il s’y prenait pour deviner d’là sorte
La destination juste des gens qu’il porte,
Sans parler de leur nom, mais au même moment
À ma surprise extrême, il cria : SAINT-LAURENT !
C’était moi ! j’descendis. C’pendant mon aventure
Devait se prolonger. Je vis un’ créature
Bien mise s’avancer rapidement vers moi ;
J’étais au coin d’la rue ou boulevard ?… Ma foi !
J’étais pas mal perdu. Du tramway, l’affaire
M’avait tout embrouillé… Je n’savais plus que faire !
La dame étant pressée, évidemment, me dit :
« Est-ce SAINT-LAURENT ? — Oui ! — Eh bien ! qu’elle fit,
Le Cent-Dix, SAINT-LAURENT ? Elle crut à ma mine
Que je devenais fou, la chère dame ! Pardine !
Je l’ai cru moi-même ! Ah ! ça surpassait tout !
On avait ben raison de dire, pour le coup,
Qu’à Montréal, c’était un’ ville merveilleuse,
Et que ses habitants… Ma trouvaille heureuse,
Mes cent-dix piastres, à la dame, j’les tendis,
Et j’m’enfuis d’Montréal, que j’n’ai pas r’vu depuis !