L’Œuvre d’une nuit de mai/05

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V


L’échéance de la fête de Pâques, fut cette année-là très-précoce. Ralph Corbet, qui mit à profit les vacances pour venir passer quelques jours auprès de sa fiancée, eut à supporter d’abord les rigueurs d’un printemps glacial. M. Wilkins et lui se virent un peu moins fréquemment que par le passé, mais toujours dans les meilleurs termes. Quant à Ellenor, que le jeune avocat voulait mettre de moitié dans ses visées ambitieuses, elle cherchait vainement en elle-même le germe de cette ardeur impatiente dont il semblait dévoré. L’idée de voir un jour son mari assis sur le sac de laine la flattait fort médiocrement. Ce n’était pas le lord-chancelier futur qui lui semblait aimable, mais bien le compagnon de sa jeunesse. celui qui, le premier, avait parlé à son imagination et sollicité les battements de son cœur.

Justement la veille du jour où il devait quitter Hamley, le printemps se manifesta par une sorte d’explosion soudaine. Le soleil satura de ses chaudes émanations une atmosphère subitement attiédie ; les bourgeons verdirent et se gonflèrent en quelques heures ; le ciel dépouilla les nuages plombés qui en masquaient l’azur. Pendant le déjeuner une promenade à cheval avait été arrangée. M. Wilkins, qui devait en être, ne vint pas à l’heure dite et fit manquer la partie. Ellenor, bientôt consolée de ce contre-temps, imagina de remplacer le plaisir perdu par un petit thé en plein air. La table fut dressée contre un mur où venaient se refléter les derniers rayons du couchant, et sous une tonnelle, encore dégarnie de feuillage, qui ne leur opposait aucun obstacle sérieux. Ce fut là qu’on attendit le retour du maître de la maison. Il parut enfin, plus sombre et plus soucieux qu’à l’ordinaire, et il serait passé devant les trois convives qui le guettaient sans les avoir aperçus, si Ellenor s’élançant sa rencontre, ne l’avait, en riant, déclaré son prisonnier. Mais elle eut beau faire, il semblait que rien ne pût le débarrasser d’un souci rongeur. Il s’excusa seulement de sa maussaderie en se plaignant d’une sorte de frisson intérieur qu’il attribuait au froid de la saison : « Singulière idée, de prendre le thé dehors par un froid comme celui-ci ! » s’écria-t-il enfin, boutonnant son paletot. Sa voix tremblait en articulant ces mots ; toute son attitude rappelait une locution populaire usitée en pareille circonstance, et selon laquelle on est pris de ces frémissements inexplicables quand on passe sur le sol qui doit un jour s’ouvrir pour recevoir votre dépouille mortelle. Cet incident, au surplus, n’eut aucunes suites, et la trace qu’il laissa dans l’esprit d’Ellenor se serait promptement effacée, s’il ne lui eût été cruellement rappelé, peu de temps après, par une tragique coïncidence.

Nous avons eu occasion de dire qu’à Hamley et dans le reste du pays, sauf M. Ness et les anciens serviteurs de la famille, personne n’était informé des engagements survenus entre Ellenor et le jeune Corbet. Ce fut donc en toute sûreté de conscience qu’un jeune ecclésiastique, invité dîner en même temps que l’attorney et sa fille chez une vénérable douairière des environs, se laissa toucher par la bonne grâce et l’attrayante humeur de miss Wilkins. Placé près d’elle à table, il l’avait entretenue, avec une candeur amusante, de la petite cure à laquelle il venait d’être nommé, du bien qu’il espérait y faire, des écoles de paroisse qu’il comptait fonder ; or il n’avait pas tenu à lui de penser qu’il intéressait particulièrement sa voisine, dont le sympathique sourire et la politesse attentive le charmèrent au delà de toute prévision. Que devint-il après le dîner, lorsque ramenant sa voisine au salon, il se vit interpellé par elle avec un zèle, un empressement inattendus, harcelé de questions dont elle n’attendait pas toujours la réponse, rappelé chaque fois qu’il s’éloignait par un aimable reproche ou un regard presque suppliant ? Il y avait de quoi perdre la tête, et M. Livingstone la perdit en effet tout de bon, ne pouvant guère deviner le motif de toutes ces prévenances. Dans le fond, et sous tant de coquetteries involontaires, il n’y avait qu’une vive inquiétude, un grand besoin de détourner l’attention : Ellenor venait de s’apercevoir, en quittant la salin à manger, que son père n’avait pas su contenir dans de justes bornes le goût fatal qui, depuis quelque temps, prenait sur lui un si déplorable empire. Sa démarche incertaine, sa diction pénible ne pouvaient laisser de doute là-dessus, pour peu qu’on l’observât avec quelque attention ; et c’était justement afin de détourner l’attention des convives en la concentrant sur elle-même, que la pauvre enfant s’était mise en frais d’amabilité sans prévoir les étranges conséquences de ce pieux dévouement.

Elles ne devaient point tarder à lui être révélées, car le naïf Livingstone, emportant de cette première rencontre une impression, d’autant plus vive qu’il s’était vu plus encouragé, passa la nuit tout entière à réfléchir sur le rare mérite de la charmante personne qu’il semblait avoir intéressée à ses projets d’avenir. Peut-être n’avait-elle pas manifesté tout à fait assez d’enthousiasme pour les écoles de paroisse ; mais abstraction faite de ce détail, on ne pouvait rêver une compagne plus charmante, et associer à ses travaux une personne mieux faite pour en assurer le succès. Ainsi raisonnant ou déraisonnant, l’amoureux ministre rédigeait une demande en bonne forme, où il exposait le fort et le faible de sa situation présente, ses chances d’avenir, les protections sur lesquelles il croyait pouvoir faire fonds, bref tout ce qui justifiait à ses yeux une démarche dont l’attitude d’Ellenor ne lui laissait pas deviner la complète inopportunité.

Dès le lendemain soir, à l’heure du thé, cette requête imprévue, adressée à miss Wilkins, lui fut remise en présence de miss Monro. La suscription, d’une écriture inconnue, piqua tout d’abord sa curiosité ; mais à peine avait-elle pris connaissance des premières lignes, que son regard courut à la signature, et la signature lui expliqua tout. Confuse et choquée au dernier point d’avoir autorisé si promptement de pareilles espérances, elle se garda bien d’en rien laisser percer devant sa compagne mais se réservant de montrer à son père, lorsqu’il rentrerait, — il dînait encore en ville ce jour-là, — l’étrange lettre de M. Livingstone, elle voulut prendre sa leçon d’italien comme si de rien n’était. Seulement elle donna congé à miss Monro de meilleure heure qu’à l’ordinaire et se retira dans sa chambre pour y relire, pour y commenter tout à son aise, cette lettre qui avait à ses yeux la valeur du blâme le plus sanglant. Qu’avait-elle pu dire ou faire pour justifier une démarche aussi abrupte, aussi peu ménagée ? En cherchant à se remémorer les moindres détails de la soirée précédente, elle se sentit prise d’un fort mal de tête, qui lui rendait la lumière importune et bientôt après souffla sa bougie. Puis, assise sur l’appui de sa fenêtre ouverte, et contemplant le jardin inondé des clartés de la lune, elle guetta le retour de son père qu’elle se proposait d’appeler près d’elle sans bruit quand il passerait à portée de voix. Peu d’instant après, elle entendit ouvrir la porte de communication entre la tour des écuries et le verger, puis elle distingua parmi les arbustes M. Wilkins qui, par un hasard contrariant, ne rentrait pas seul. M. Dunster était avec lui, et l’animation de leurs voix semblait indiquer qu’une discussion assez vive s’était engagée entre eux. Au surplus, dès qu’ils eurent pénétré dans le cabinet de M. Wilkins, le bruit de ce colloque cessa d’arriver aux oreilles de la jeune fille.

Ce n’était pas précisément pour la première fois que M. Dunster venait ainsi à une heure avancée, relancer chez lui son associé. Ellenor n’avait jamais cherché à se rendre compte de ces visites tardives, et surtout ne s’était jamais avisée qu’elles coïncidaient invariablement avec les occasions, trop fréquentes depuis quelque temps, où M. Wilkins se dispensait pendant toute la journée de se montrer au bureau. Elle savait seulement que ces obsessions intempestives, motivées par quelque affaire urgente, agaçaient, impatientaient le malheureux attorney, et rien au monde dès lors ne pouvait les lui rendre agréables. Ce soir-là, surtout, où elle désirait vivement causer tête à tête avec son père, combien pareil contre-temps dut lui paraître odieux ! Aucun doute, d’ailleurs, sur le parti à prendre. La soirée était trop avancée pour que l’hôte mal venu ne fût pas obligé d’abréger sa visite. Elle descendrait alors, et combinerait avec son père les mesures voulues pour que M. Livingstone reçût de lui, avec tous les égards, tous les ménagements possibles, un refus en bonne forme.

En attendant, elle se laissait peu à peu absorber par ses rêveries habituelles, toujours assise à la même place et, de temps à autre, essayant de chasser les visions dorées qui lui faisaient perdre de vue l’objet de ses récentes réflexions. Elle sentit le froid la gagner, se leva pour aller prendre un châle, et reprit sa place après l’avoir drapé autour d’elle. Il lui sembla qu’il se faisait très-tard. La clarté lunaire devenait de plus en plus vive, les ombres inscrites çà et là sur le sol lumineux semblaient plus noires et plus intenses… Il n’était pourtant pas à croire que M. Dunster eût pu se glisser dans les obscures allées du verger avec assez peu de bruit pour n’être pas entendu. — Comme elle abordait cet ordre de conjectures, les deux voix, jusqu’alors arrêtées au passage par les fenêtres closes du cabinet, se firent entendre, puis son père, dont elle reconnut l’organe, se prit à maudire les importunités dont il était victime… Il y eut alors un mouvement dont elle ne put se rendre compte, et qui semblait provenir de fauteuils brusquement repoussés ; puis un bruit inexplicable, le sourd retentissement d’un poids qui frappe le sol dans sa chute… Encore le froissement des fauteuils qui se heurtent, mais cette fois il était plus léger. Et ensuite, un profond, un absolu silence.

Ellenor, pour mieux entendre, posa sa tête de côté, sur l’appui de la fenêtre, — car un instinct mystérieux la tenait défaillante sous le coup d’une angoisse inexprimable. Aucun bruit, aucun son perceptible ne troublait le silence de cette nuit sereine. Elle n’entendait — nous n’entendons tous, en pareille circonstance, quand l’oreille est avidement tendue à la moindre sonorité, — que les battements précipités de son cœur, et, çà et là, le tumulte produit par l’afflux du sang que l’émotion appelait vers ses tempes.

Combien ceci dura-t-il ? jamais elle ne l’a su. Seulement, après un délai plus ou moins long elle entendit, dans la chambre à coucher de M. Wilkins, contigüe à la sienne, des pas qu’elle reconnut sans hésiter, malgré leur rapidité inaccoutumée : mais lorsqu’elle courut au-devant de son père pour lui demander s’il n’était rien arrivé, s’il pouvait lui donner quelques minutes d’attention, — s’il avait le temps de lire la lettre de M. Livingstone, — elle entendit ouvrir la porte extérieure de cette pièce, puis quelqu’un en sortit, et se dirigea, courant presque, le long de l’allée du verger. Supposant assez naturellement que M. Dunster se retirait enfin, elle revint chercher la lettre dont elle voulait que son père prît connaissance, et, munie de ce papier, descendit par l’escalier tournant qui mettait la chambre à coucher de M. Wilkins en communication directe avec son cabinet de travail. En prenant une autre route, elle risquait d’éveiller miss Monro, et par là même d’avoir une interrogatoire à subir le lendemain matin. Ceci l’effrayait tellement que, même sur ce degré lointain, où personne n’avait accès, elle se glissait à petit bruit, comme pour éviter une surprise.

À son entrée dans le cabinet, la lumière de deux flambeaux éblouit un instant ses yeux, tout à l’heure aux prises avec les ténèbres. Les bougies jetaient un éclat d’autant plus vif qu’un courant d’air assez fort, déterminé par l’ouverture simultanée des deux portes, activait désormais leur combustion. Pendant un moment, Ellenor se crut seule dans la chambre… mais, à son indicible horreur elle aperçut, la minute d’après, les deux pieds d’un homme qui devait être étendu sur le tapis, derrière la table massive placée entre elle et lui. Attirée comme en dépit d’elle-même, et malgré la répugnance qui l’en éloignait, elle fit le tour de cette table, pour s’expliquer l’immobilité de ce personnage que son arrivée soudaine dérangeait si peu.

C’était M. Dunster : sa tête, étayée par les coussins de plusieurs fauteuils, restait renversée en arrière. Ses yeux étaient grands ouverts, avec une expression d’effarement, et une fixité redoutable. Une forte odeur d’eau-de-vie et de corne brûlée régnait dans l’appartement, nonobstant le courant d’air établi entre les deux portes ouvertes.

Jamais Ellenor n’a pu expliquer au juste les mobiles qui, dès ce moment, et pendant le reste de cette nuit effrayante, la firent agir et parler. En y repensant depuis, — en consultant sa mémoire hantée par des souvenirs qui la faisaient frissonner et qui pourtant s’imposaient à elle, — la malheureuse enfant en était venue à croire que l’eau-de-vie répandue à flots sur le tapis l’enivra littéralement de ses émanations alcooliques. Soit par cette raison, soit par toute autre, elle se sentit une présence d’esprit, un courage que rien ne l’autorisait à s’attribuer. Et bien, que les événements se fussent chargés de lui apprendre qu’elle avait agi contrairement aux inspirations de la prudence — sinon tout à fait mal, et de manière à mériter, un blâme sévère, — encore est-il qu’elle s’étonnait de s’être ainsi conduite.

Son premier mouvement fut de se soustraire, en se retirant, à ce fixe regard qu’elle ne pouvait endurer. Puis elle alla fermer, sans faire de bruit, la porte de l’escalier, la porte qui lui avait livré passage. Elle revint ensuite, et, de nouveau regarda,… puis, s’emparant du flacon de liqueur, elle s’agenouilla pour essayer d’en faire pénétrer quelques gouttes entre les dents serrées de cet homme qu’elle supposait simplement évanoui. La tentative avorta complétement. Alors elle imbiba son mouchoir du même liquide, et le passa sur les lèvres froides et pâlies… Tout cela vainement : l’homme était bien mort, — tué, nous dirons bientôt comment, par la rupture d’un vaisseau cérébral. Tout ce que la pauvre Ellenor venait d’essayer sans succès, son père, avant elle, y avait eu recours. Le précieux souffle de la vie, une fois exhalé, n’a jamais été rendu à qui que ce soit. Pourtant le regard fixe de ces yeux grands ouverts devint insupportable à la pauvre jeune fille, qui doucement, d’une main timide, presque caressante, essaya d’abaisser leurs paupières, sans se rendre parfaitement compte qu’elle acquittait ainsi les derniers devoirs de la piété humaine envers un être aimé.

Encore assise sur le parquet, à côté du corps, elle entendit des pas qui se rapprochaient avec hâte et précaution, le long du verger. Ce pouvaient être des voleurs, voire des assassins, et pourtant elle n’éprouva pas la moindre crainte. Cette heure solennelle l’avait enlevée dans une sphère supérieure à toute terreur, bien qu’elle fût hors d’état d’arriver, par le raisonnement, à cette conviction que les pas en question étaient bien les mêmes qu’elle avait entendus, un quart d’heure auparavant, dans la chambre à coucher contigüe à la sienne.

Son père entra, et fit aussitôt deux pas en arrière, — par un brusque mouvement de recul, renversant presque un autre homme qu’il avait pour ainsi dire sur les talons, — quand il vit Ellenor immobile à côté du cadavre.

« Pour Dieu, mon enfant, s’écria-t-il avec une sorte de colère, comment vous trouvez-vous ici ? »

Elle lui répondit avec une sorte de stupeur : — Je n’en sais rien… Est-il mort ?

— Taisez-vous, enfant, taisez-vous !… Ce qui est accompli n’a pas de remède. »

Quittant des yeux son père, elle regarda le visage de Dixon, dont la physionomie attristée et presque tragique s’entrevoyait dans la pénombre de l’escalier « Est-il mort ? » demanda-t-elle.

Le fidèle serviteur fit un pas en avant, et par là même, sans aucune irrévérence, écarta son maître. Puis il se pencha sur le corps inanimé, regardant, écoutant avec une extrême attention : il prit ensuite un des flambeaux posés sur la table et fit signe à M. Wilkins de fermer la porte, ordre muet qui fut immédiatement exécuté. L’épreuve était décisive, et le malheureux attorney la suivit de l’œil avec une anxiété profonde, un reste de folle espérance. La flamme de la bougie ne vacilla point, et continua de pointer impitoyablement vers le plafond, quand on la rapprocha des narines immobiles et de la bouche entr’ouverte. Pendant cette opération, la tête soulevée posait sur le bras robuste de Dixon, qui, de la main restée libre, manœuvrait lentement le chandelier. Ellenor se figura qu’elle le voyait trembler, et lui saisit vivement le poignet pour donner au bras qui servait de support l’immobilité requise.

Tout fut inutile. On replaça la tête sur les coussins qui lui servaient d’oreiller, et, Dixon debout à côté de son maître, tous deux se mirent à contempler, avec une véritable émotion, ce mort auquel ils avaient voué naguère des sentiments si peu sympathiques. Ellenor ne bougeait ni ne pleurait, absorbée dans une sorte de catalepsie.

« Comment cela est-il arrivé ? » finit-elle par demander à son père, après un long intervalle de silence.

Il se fût volontiers dispensé de lui répondre : mais ainsi questionné par ses lèvres, adjuré par son regard, il lui fut impossible de ne point dire la vérité. Aussi, chaque parole lui coûtant un effet convulsif, articula-t-il, par saccades, les phrases suivantes : « Il me bravait… Son insolence m’a poussé à bout… Je n’ai pu me contenir… J’ai frappé… comment, je ne sais… Il faut qu’en tombant, la tête ait porté… Grand Dieu ! quand je pense qu’il y a une heure, le sang de cet homme ne pesait pas sur ma conscience !… » À ces mots, il cacha sa tête dans ses mains, avec un éclat de désespoir auquel personne ne pouvait se méprendre.

Ellenor se tourna vers Dixon : « Un médecin ?… lui dit-elle, sans compléter sa question, que son interlocuteur comprit de reste. — À quoi bon ? répondit-il, jetant un regard oblique vers son maître que cette simple insinuation semblait avoir glacé de terreur. Je ne vois pas quels services un médecin pourrait nous rendre… Ouvrir une veine, tout au plus, et cela je puis le faire tout aussi bien que pas un d’eux… Si seulement j’avais ma flamme[1] sur moi !… » Tout en parlant il fouillait ses poches, d’où il retira presque aussitôt l’instrument qu’il venait de nommer. Il le sortit de son étui, le passa sur son doigt, et en essaya le tranchant. Ellenor, cependant, essayait de mettre à nu le bras du cadavre, mais le cœur lui manqua bientôt, et son père se hâta de la remplacer, malgré le tremblement nerveux qui gênait l’action de ses mains. En toute autre circonstance, ni l’un ni l’autre n’eût voulu confier une pareille opération à un praticien aussi peu expérimenté que Dixon : mais qu’il eût travaillé sur une veine ou sur une artère, la chose en soi était indifférente, car le sang ne jaillit point ; à peine quelques sérosités se firent-elles jour sur le parcours de l’acier. Le mort fut replacé sur sa couchette improvisée. Dixon fut ensuite le premier à reprendre la parole : « Maître Ned[2], dit-il, familiarité qui remontait au temps de leur camaraderie d’enfance, — maître Ned, il faut prendre un parti quelconque. »

Le serviteur parlait avec l’autorité que tout homme de sang-froid possède sur celui qui semble dépourvu de virile initiative. Personne ne lui répondit. Un parti à prendre, soit, mais lequel ?

« Personne ne l’a-t-il vu entrer ici ? » demanda Dixon, après une nouvelle pause. Ellenor leva les yeux sur son père, attentive à ce qu’il allait répondre. Une perspective s’ouvrait dans les ténèbres profondes qui l’entouraient un instant plus tôt. Il s’agissait, il est vrai, d’une dissimulation, d’un mystère ; mais ne fallait-il pas, à tout prix, se placer entre son père et le châtiment qui ne manquerait pas d’atteindre ce dernier, si la vérité se faisait jour ?

M. Wilkins ne répondit pas. Au fait et au prendre, il n’avait rien entendu : — « Oui, reprit-il, se parlant à lui-même. Il n’y a pas une heure que j’étais encore innocent de ce meurtre. »

Dixon se leva résolument, et versa dans un grand verre la moitié de l’eau-de-vie qui restait dans le flacon encore débouché : « Buvez, master Ned ! Non, continua-t-il, s’adressant à Ellenor, qui semblait vouloir s’interposer… Non, ma bonne miss, laissez-moi faire !… Cela ne lui fera aucun mal… Il faut lui remettre le cœur au ventre, rappeler ses idées effarouchées… Ce n’est pas trop de tout notre esprit pour nous tirer de cet embarras… Maintenant, monsieur, répondez ?… Quelqu’un a-t-il vu M. Dunster entrer ici avec vous ?

— Je ne sais, répondit Wilkins… Les souvenirs de cette triste soirée sont comme enveloppés d’un brouillard… Il m’a offert de me raccompagner, ce dont je ne me souciais guère ; et j’ai refusé. J’ai repoussé avec une sorte d’incivilité sa proposition mal venue… Je ne voulais point causer affaires, me sentant la tête un peu prises… Je savais d’ailleurs de quoi il avait à m’entretenir… Quelques irrégularités, dont il prétendait se plaindre, dans la gestion de l’étude… Si quelqu’un nous a écoutés à ce moment, il a pu voir que je n’avais aucune envie de le garder avec moi… Pourquoi donc s’est-il obstiné ?… Pourquoi venir ainsi, malgré ma résistance ?… Il l’a voulu… Il a lui-même scellé son arrêt de mort.

— Eh bien, quoi ? reprit Dixon… s’il ne fallait que se laisser couper les deux mains pour le remettre sur pieds, on le ferait… on le ferait, en dépit de ses assommantes impertinences… mais on ne ressuscite pas les morts, et c’est chose dite… Ce qu’il faut maintenant éviter, c’est le mal qui peut résulter de l’aventure si elle s’ébruite… Mon idée, à moi, — et, vous, miss, quelle est la vôtre ? — c’est que ce cadet-là n’ayant ni parents ni amis qui s’inquiètent de lui, on pourrait bien, d’ici au jour, le loger sans rien dire, dans une bonne fosse… Nous avons devant nous, pour le plus, quatre heures de ténèbres… Je voudrais bien qu’il fût possible de le transporter au cimetière, mais il n’y faut pas songer… L’important, c’est de décider promptement où nous mettrons le pauvre diable. Je me charge d’enlever une belle tranchée de gazon sans en rien laisser paraître, et à nous deux, — monsieur et moi, chacun avec sa bêche, — nous caserons notre homme en lieu sûr, en le recouvrant de manière à ce que les plus fins ne puissent y rien débrouiller. »

Cette ouverture fut accueillie de part et d’autre par un silence profond. Au bout d’une minute ou deux, M. Wilkins reprit d’un ton plus animé : « Ah, mon pauvre père, s’il avait pu prévoir !… Mais affronter un procès criminel… Et vous, Ellenor, vous aussi compromise… Non, cela ne saurait être… Vous êtes dans le vrai, Dixon. Il faut que nous venions à bout de cacher ce corps, ou bien je me couperai la gorge. Aussi bien mourrais-je de honte, avant d’avoir vu la fin d’un pareil procès… Dire qu’une minute d’emportement a flétri tout mon passé…

— En ce cas, interrompit Dixon, la besogne presse… Dépêchons-nous ! »

Ils sortirent pour aller prendre leurs outils, suivis d’Ellenor qui ne put se résoudre à rester seule dans le cabinet de travail, face à face avec…

Vainement voulut-on la renvoyer dans sa chambre : l’inaction, la solitude lui faisaient peur. Elle s’employait à porter çà et là de lourdes hottes, remplies de gazons, et trouvait un soulagement dans cette tâche excessive, toujours en mouvement, toujours arrivant à point, et fournissant aux deux travailleurs ce qu’il leur fallait. À un moment donné, comme elle passait devant le seuil du cabinet, il lui sembla qu’elle entendait se mouvoir. Se pourrait-il que l’homme fût revenu à lui ?… Elle entra, le cœur palpitant d’espérance, mais une seconde suffit pour la détromper. Un frémissement d’arbres, causé par un souffle de brise, ainsi s’expliquait cette illusion. La mort, le désespoir, il ne fallait pas rêver autre chose.

La fosse pourtant se creusait, régulière et profonde. Nos deux hommes semblaient, animés d’une sauvage énergie, vouloir étouffer par un travail acharné la pensée importune, le remords vengeur. M. Wilkins, deux ou trois fois, pria Ellenor de verser de l’eau-de-vie à Dixon. Elle alla aussi chercher quelques aliments, dans la salle à manger, — avec toute sorte de précautions, — lorsqu’elle vit les deux travailleurs exténués de fatigue. À ce moment, leur tâche était presque faite.

Quand il ne resta plus qu’à placer le cadavre dans cette fosse sur laquelle ne devait descendre aucune bénédiction, M. Wilkins renvoya Ellenor. Elle les avait assistés suffisamment, le reste les regardait seuls. Elle comprit qu’ils avaient raison. Ses nerfs, d’ailleurs, et sa force physique eussent été mis à une trop rude épreuve s’il avait fallu persister jusqu’au bout. Dixon était allé chercher ce qu’il fallait pour charrier le cadavre : elle s’approcha de son père, assis en ce moment sur la terre humide, à l’extrémité du sépulcre encore béant, et voulut lui laisser un baiser d’adieu. Il la repoussa du geste, avec calme, mais avec autorité : « Non, disait-il, non, ma Nelly… Vous ne m’embrasserez plus jamais… Car je suis un assassin.

— Assassin ou non, je veux, je veux vous presser sur mon cœur, lui répondit-elle en se jetant fermement à son cou, et en couvrant son visage de baisers impétueux… D’ailleurs, ce n’est point-là un assassinat, mais, j’en jurerais, un accident désastreux. »

Cédant alors à de nouvelles instances, elle quitta son malheureux père, et dut traverser encore une fois, non sans frissonner de la tête aux pieds, le théâtre de ce sombre drame où elle venait, à l’improviste, de prendre son rôle.

En rentrant chez elle, par un mouvement tout machinal, elle poussa le verrou de sa porte, et courut se pencher à sa fenêtre ; une impulsion irrésistible lui faisait un besoin de voir s’accomplir, jusqu’au bout, la sinistre série de ces événements destinés à rester enveloppés de mystère. C’était, si l’on veut, une fascination. Cependant l’obscurité plus épaisse qui précède, à ce moment de l’année, le lever du jour, défiait l’effort de ses yeux tendus et endoloris. Elle distinguait seulement le profil des arbres se découpant sur le ciel vaguement lumineux, mais elle les connaissait tous, et aurait pu désigner celui près duquel venait d’être ouvert le tombeau récent. Son ombre portait presque sur le recoin gazonné où elle avait naguère installé pour Ralph ce thé en plein air que nous avons décrit. C’était là que son père, — elle s’en ressouvint tout à coup, — avait passé, pâle et frissonnant, comme assailli par un pressentiment funèbre.

Là, donc, sous ces épais massifs, les deux travailleurs ménageaient leurs mouvements de façon à ne produire presque aucun bruit : mais pour les oreilles d’Ellenor, l’interprétation du moindre son était facile. Ils n’avaient pas terminé l’œuvre ténébreuse lorsque les oiseaux commencèrent à gazouiller leur hymne matinal. Les portes se fermèrent peu après, et tout rentra dans un repos absolu.

Ellenor se jeta tout habillée sur son lit, heureuse que son extrême fatigue et une véritable souffrance physique, vinssent par moments l’arracher à l’angoisse morale qui la menait çà et là jusques aux confins de la folie.

La fraîcheur de l’aube la fit se glisser instinctivement sous sa couverture, et, bientôt après, un sommeil vainqueur la plongea dans une sorte de néant.



  1. La flamme est la lancette dont les vétérinaires se servent pour tirer du sang aux bestiaux.
  2. Ned, abréviation familière du nom d’Édouard.