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L’Œuvre d’une nuit de mai/04

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IV


La lettre que de père d’Ellenor crut devoir adresser immédiatement à celui de Ralph Cornet, exposait naturellement la situation nouvelle sous son jour le plus favorable. Il y était beaucoup question de Lettice Holster et de son apparentage, beaucoup moins des Wilkins, représentés cependant comme tenant de près ou de loin aux de Wenton, et comme jouissant depuis trois générations, de la confiance de tous les grands propriétaires du ***-shire.

Malheureusement, cette lettre parvint à son adresse, alors que venait de s’arranger le mariage de l’aîné des Corbet, capitaine dans l’armée, avec lady Maria Brabant, dont le père, entiché de sa noblesse et de son titre de comte, habitait précisément le comté dans lequel Hamley est situé. Lady Maria était justement en visite chez les parents de son futur, lorsque arriva la missive de l’attorney, incluse dans une notification de maître Ralph. On la consulta, comme cela ne pouvait manquer, sur le compte des Wilkins. Or, elle appartenait justement à cette aristocratie exclusive qui professait un souverain mépris pour le présomptueux légiste, et chez laquelle ses prétentions nobiliaires avaient trouvé si mauvais accueil. Aussi, quoique au fond lady Maria fût une assez bonne personne, l’idée d’avoir pour belle-sœur la fille d’un procureur parvenu lui dicta quelques paroles assez peu obligeantes. — « On me voyait pas les Wilkins… Les de Wenton les désavouaient en se moquant d’eux… Son père ne s’arrangerait guère de pareilles relations, alors même qu’ils seraient apparentés par le mariage dont parlait Ralph… » Il n’en fallut pas davantage pour mettre aux champs la susceptibilité aristocratique des Corbet. Ils ne voulurent provisoirement pas admettre qu’un engagement sérieux, une promesse valable, obligeât un des leurs à conclure un mariage aussi disproportionné sous le rapport de la naissance. Le chef de la famille, harcelé de toutes parts, — d’ailleurs aimant la paix et peu disposé à se créer des difficultés au sein de son entourage, — se laissa convaincre par tous ces propos et, sans répondre directement à M. Wilkins, écrivit à Ralph dans des termes assez peu mesurés. « À coup sûr, lui disait-il, vous êtes libre d’épouser qui vous voudrez, mais le choix que vous paraissez avoir fait ne répond ni à mes espérances ni à celles de votre mère. Il peut sembler dégradant à une famille dans laquelle on va voir entrer la fille d’un homme dont la pairie remonte au règne de Jacques II. Que si, malgré tout, vous donnez suite à un projet insensé, la jeune personne associée à votre sort ne doit pas s’attendre à être reçue, comme leur fille, par les Corbet de Corbet-Hall. » À ces menaces, suffisamment péremptoires, la mère de Ralph crut devoir ajouter un post-scriptum encore plus énergique. Mais ce fut absolument peine perdue, et Ralph, en remettant la formidable épître dans un des tiroirs de son secrétaire, ne put s’empêcher de sourire. Il se sentait assuré de modifier les dispositions de sa mère aussitôt qu’il serait à même d’argumenter froidement avec elle, et quant à son père… le pauvre homme n’était pas de ceux dont l’opinion change le cours des choses. En attendant, il n’était pas nécessaire de désappointer M. Wilkins, qui comptait à bon droit sur le succès de son éloquente épître, ni d’inquiéter Ellenor, absorbée dans la félicité qui les enivrait tous deux. Autour d’elle tout souriait. Le jardin se couvrait des fleurs de l’été. Son père paraissait bien portant et satisfait. Jamais miss Monro ne s’était montrée si indulgente. M. Dunster seul, avec sa figure de parchemin, ses airs affairés, ses continuelles visites, faisait ombre au tableau et détonnait, comme une note criarde, dans cet harmonieux ensemble.

Ellenor avait fait, on le sait déjà, sa première apparition aux assemblées de Hamley où, comme on aurait pu le prévoir, sa grâce un peu gauche, son élégante timidité ne la mirent point à l’abri de certaines objections aigres-douces. Quelques vieilles douairières se plaignirent de la présomption qu’elle montrait en venant s’asseoir à côté de leurs filles. Par un bonheur inespéré, la femme qui portait alors le titre de lady Holster prit à cœur de répondre à ces blâmes inopportuns : « Miss Wilkins, dit-elle fort haut, appartient à la famille de sir Frank, une des plus anciennes du pays. Son père, il est vrai, n’était pas des nôtres, et j’aurais compris qu’on ne l’accueillît point ici ; mais du moment où il a figuré dans nos assemblées, je ne vois pas comment on pourrait contester à miss Wilkins le droit d’en faire partie. » Après une déclaration pareille, les plus rebelles durent baisser le nez, et le père d’Ellenor put jouir sans réserve des succès de sa fille, à coup sûr la plus jolie personne de ces bals aristocratiques. Si son enthousiasme se traduisit par quelques dépenses au moins superflues, ce fut bien malgré l’idole qu’il voulait parer de joyaux coûteux : un jour qu’il projetait devant elle de faire monter à nouveau une belle parure de perles qui venait de Lettice Holster : « Non, cher père, lui dit-elle avec émotion, je les préfère telles que maman les a portées. — Vous avez raison, » répondit-il ému de ce scrupule filial ; mais il alla du même pas commander une parure de saphirs pour la plus prochaine soirée.

L’élégance de ses toilettes, le charme incontestable de sa personne ne sauvaient pas toujours à la belle enfant le contre-coup du discrédit attaché à son origine plébéienne. Les admirateurs ne lui manquaient certes pas, mais les danseurs ne venaient point l’engager aussi fréquemment qu’elle l’aurait souhaité, dans son entrain de débutante. Telle noble matrone à qui son père la confiait, et qui ne refusait pas formellement les charges du chaperonnage lui prouvait, par ses airs d’ennui, son silence étudié, qu’elle remplissait ce rôle avec une certaine répugnance. Contre-temps futiles, mortifications à peine ressenties ; — la gaieté de la jeunesse, l’étourdissement des premiers hommages en ont fait oublier de bien plus graves. Ralph Corbet, d’ailleurs, venait de temps à autre voir sa fiancée. Dans l’intervalle de ses visites, elle lui écrivait assidûment et les lettres qu’il recevait d’elle étaient, l’assurait-il, la meilleure compensation de ses travaux acharnés. À elle il rapportait tout l’honneur de ses premier succès, qui le mettaient peu à peu en avant de ses plus redoutables émules, et jamais il n’était de meilleure humeur que lorsqu’elle lui racontait naïvement les petites déconvenues dont nous venons de parler Au fond il était charmé que les jeunes gentlemen du ***-shire, fissent preuve de mauvais goût en se montrant si peu empressés autour de sa fiancée : il leur savait gré de la négliger, et jubilait, en son for intérieur, chaque fois que cette chère enfant s’était assez ennuyée à quelque réunion pour se promettre de ne plus retourner dans le monde ! Toujours avisé, toujours prudent, il avait fait demander à son futur beau-père, par Ellenor elle-même, de ne point donner une trop grande publicité à leur projet d’union, estimant que cette démarche, — l’unique coup de tête dont il se fut jamais rendu coupable, — si elle était ébruitée avant qu’il n’eût fini ses études, compromettrait sa réputation de bon sens infaillible et de gravité magistrale. Ceci avait un peu surpris M. Witkins, mais un désir de sa fille étant toujours chose sacrée à ses yeux, il n’avait fait aucune difficulté de se rendre au vœu dont elle était l’interprète. M. Ness, cependant, avait été mis dans la confidence, et les parents de lady Maria, également informés de ce projet qui ne les touchait guère, s’étaient hâtés de n’y plus songer. Vis-à-vis de ses parents, maître Ralph gardait une expectative silencieuse et calme. Il leur avait notifié, une fois pour toutes, qu’il n’entendait pas donner immédiatement suite à ses idées de mariage mais que, le moment venu, il comptait trouver les siens en disposition de recevoir sa femme avec tous les égards, toute l’affection dont elle était digne. Cette détermination bien marquée avait sensiblement atténué les résistances paternelles. Le bon M. Corbet en était à s’enquérir du caractère de sa future bru, et, plus particulièrement de la fortune qu’elle apporterait en dot. Ralph, à qui ces questions étaient adressées, en comprenait fort bien l’importance, et quoique dans le début, trop jeune et trop épris pour songer à les approfondir, il les eût absolument passées sous silence, elles lui paraissaient maintenant dignes de quelque examen. À vue de pays, la fille d’un attorney si bien posé devait être richement pourvue, et si sa dot permettait au jeune avocat de se loger à Londres dans un quartier opulent, ce serait une circonstance avantageuse à ses débuts professionnels. Aussi ne s’opposa-t-il point à ce que son père écrivît en ce sens à M. Wilkins. Seulement, il prit soin d’atténuer certaines rudesses de forme qui s’étaient glissées dans le projet de lettre formulé à ce sujet, et d’en élaguer tout ce qui pouvait éveiller la susceptibilité de l’homme à qui on posait de si délicates questions. Même après ce travail préliminaire, la missive de son père lui parut encore trop catégorique, et aller trop droit au but. Il n’en cita que des fragments dans un exposé de sa situation qu’il crut pouvoir adresser au père d’Ellenor, et qui, par sa nature même, sollicitait une communication analogue. Réduit actuellement, pour subsister, aux produits toujours plus ou moins précaires d’une profession indépendante, il n’avait en propre que l’héritage futur de sa mère, un petit domaine dans le Shropshire, à lui dévolu comme au second fils, et il ne demandait pas mieux que de l’assigner à sa future femme, comme garantie de ses droits dotaux : mais, en attendant, il s’agissait de calmer les sollicitudes de M. Corbet père, qui pouvait craindre et craignait effectivement de voir retomber à sa charge, dans telle ou telle circonstance funeste, la veuve et la postérité de son fils. Pour cela, M. Wilkins jugerait peut-être opportun de doter sa fille, et dans ce cas, on lui serait obligé de faire connaître d’avance le chiffre des avantages qu’il était disposé à lui assurer immédiatement.

Cette mise en demeure vint troubler péniblement M. Wilkins dans l’espèce de rêve où il se plaisait à vivre. Il avait du goût pour Ralph Corbet, et le mariage projeté ne lui déplaisait point, en ce qu’il lui laissait toute sécurité pour l’avenir d’Ellenor ; mais il n’avait jamais fait entrer dans ses calculs, assez vagues, la réalisation très-prochaine de cette union. D’abord, il ne s’imaginait pas séparé de cette enfant qui l’adorait et dont l’affection était devenue pour lui une espèce de nécessité ; — puis, il s’était bercé de l’espérance qu’elle ne se marierait qu’après l’avoir perdu, et par conséquent il ne se préoccupait pas de la dot à trouver pour elle. Cependant, lorsqu’il descendit au déjeuner, tenant à la main l’épître mal venue, et lorsque l’attitude de sa fille, qui vint l’embrasser en rougissant, ne lui permit pas de douter qu’elle ne fût au courant de la démarche tentée auprès de lui, le pauvre homme n’eut pas le courage d’entamer la moindre discussion. Il remit la lettre en poche, et s’efforça de n’y plus penser.

Sa répugnance ne portait pas seulement, il faut bien le dire, sur le mariage de sa fille et la séparation qui devait s’ensuivre. Il envisageait avec une souveraine déplaisance la nécessité d’approfondir en détail l’état actuel de ses ressources pécuniaires. Depuis plusieurs années ses dépenses, il le savait fort bien, avaient notablement excédé ses revenus, même en évaluant ceux-ci au chiffre le plus élevé que son optimisme pût lui suggérer. Jamais il ne s’était astreint à tenir des comptes réguliers, se persuadant volontiers, par toute sorte de subterfuges logiques, que l’intérêt des fonds assez considérables à lui laissés par son père, ajouté aux revenus d’une étude bien achalandée, avait dû suffire à défrayer un ménage peu nombreux, dans une ville de province où la vie, généralement, n’est pas regardée comme très-coûteuse. Ce calcul à vol d’oiseau ne tenait compte ni du nombre des domestiques, ni des chevaux de prix qui meublaient l’écurie, ni des vins de choix dont la cave n’avait jamais manqué, — non plus que des dépenses du jardin où les fruits rares, les fleurs exotiques étaient cultivés à grands frais, — sans parler de la facilité avec laquelle ce jurisconsulte aux goûts d’artiste se donnait, coûte que coûte, les livres, les gravures, les objets d’art qui tentaient son imagination vagabonde. Il y avait bien eu çà et là quelques remords de conscience, quelques économies à tort et à travers, exagérées comme il arrive de ces efforts saccadés contre une habitude tyrannique, mais en songeant qu’Ellenor allait entrer dans une famille opulente, — et en se disant que son futur était l’héritier légal des biens maternels, — notre brave homme, tout à coup tranquillisé, avait toujours après quelques semaines de parcimonie, repris ses anciennes façons de vivre.

Une fois sommé de pourvoir sa fille, il ne douta pas qu’il ne pût le faire convenablement : mais encore fallait-il, pour s’en assurer, procéder à certaines investigations dont il se sentait, par avance et comme en vertu d’un pressentiment secret, plus contrarié qu’il n’aurait voulu l’avouer. Il se promettait de les faire, mais il ajournait cette tâche ingrate, et tout d’abord décida qu’il ne parlerait point à Ellenor de la démarche de Ralph. Elle ne lui en parla pas davantage bien qu’elle eût reçu le même jour, de son prétendu, la prière expresse de plaider auprès de M. Wilkins la cause de leurs jeunes amours, prière accompagnée de toutes les précautions oratoires dont on se sert en pareil cas, lorsque les questions d’argent, embrouillées avec les questions de cœur, mettent un homme, épris et positif tout à la fois, dans le plus cruel embarras du monde.

Avant de répondre à son prétendu, Ellenor eût voulu prendre langue auprès de son père. Le cœur lui manqua lorsqu’elle s’aperçut que ce dernier évitait à dessein d’aborder le sujet de leur commune préoccupation. N’était-elle pas blâmable de songer le quitter ? Fallait-il qu’elle se fît la complice d’un dessein qui causait de si graves soucis à ce père idolâtré ? Placée, comme tant d’autres, entre deux passions exclusives et jalouses, elle devait, comme tant, d’autres, souffrir de leurs prétentions contradictoires, en cela d’autant plus à plaindre que les confidents ordinaires de ses pensées ingénues étaient précisément ce père, ce fiancé à qui, dans les circonstances présentes, elle n’osait ouvrir son cœur, redoutant de les animer l’un contre l’autre. Minée par une anxiété toujours croissante, on la vit en quelques jours s’attrister et pâlir. À deux ou trois reprises différentes, il lui sembla que M. Wilkins, fortement touché de sa tristesse, allait enfin s’expliquer. Mais, levant alors les yeux sur lui, elle l’arrêtait court par ce regard où se peignait une curiosité qu’il ne pouvait encore satisfaire, et au lieu des paroles attendues, espérées, il fallait se contenter de quelques futiles commentaires sur la chronique du moment.

Étonné du silence que l’attorney et sa fille gardaient vis-vis de lui, M. Corbet renouvela ses instances, et cette fois, leur donna caractère d’une proposition formelle. Une somme, dont le chiffre restait à déterminer, serait avancée par M. Wilkins et employée, sous le contrôle de fidéi-commissaires spéciaux (trustees est leur nom légal), aux améliorations du domaine de Bromley, dont la nue-propriété se trouvait assurée à Ralph. Cette somme serait productive d’intérêts à un taux élevé, que M. Corbet père, en les prenant sur les revenus de la terre ainsi mise en valeur, ou bien sur le produit de ses biens propres, verserait chaque année aux futurs époux, ce qui leur garantissait un revenu très-suffisant pour leur entrée en ménage. Cet emploi de la dot d’Ellenor, devant accroître la valeur de l’immeuble sur lequel était imputée son hypothèque dotale, constituait une combinaison si évidemment favorable, que M. Wilkins, sensible à la loyauté d’un procédé pareil, fut tenté d’accéder sans plus d’hésitation à la demande qui lui était faite. Il s’imposait, il est vrai, un sacrifice considérable, mais ce sacrifice lui était demandé chaque jour par sa conscience alarmée, depuis qu’il voyait sa fille s’étioler et se consumer auprès de lui, dans une attente silencieuse, une angoisse de plus en plus poignante. Il ébaucha donc à la hâte quelques calculs sommaires, et s’étant démontré à lui-même que la somme requise se trouvait disponible entre ses mains, écrivit une lettre par laquelle il donnait les mains à l’arrangement proposé. Puis il appela Ellenor dans son cabinet, et avant de cacheter cette importante missive, la pria d’en prendre connaissance. Ce fut pour lui un vif plaisir, et une douleur sensible, que de la contempler pendant cette lecture, de voir le frémissement de ses lèvres émues, l’éclat soudain que reprenaient ses joues décolorées, et lorsque, sans achever la lettre, elle se jeta dans ses bras avec mille caresses émues, — les seuls remercîments qu’elle se sentit en état de lui adresser, — il ne put se défendre d’un sentiment d’amertume en songeant à l’espèce d’ingratitude qui faisait le fond de cette reconnaissance passionnée : « Cher père, lui disait Ellenor, je vous ai cru fâché contre nous : mais au fait, ne sommes-nous pas trop exigeants ?… La somme qu’on vous demande est considérable, et je crois que nous pourrions nous suffire à moins.

— Point, point, répondait l’attorney. Je veux que vous arriviez dans votre nouvelle famille, avec tout ce qui peut compenser l’absence d’un titre… Miss Ellenor n’est point une lady Maria ; mais lady Maria n’a pas eu de dot, et miss Ellenor, en ceci, lui damera le pion… Maintenant que la question est réglée, et réglée, j’espère, à votre entière satisfaction, nous pouvons bien, ce me semble, nous donner un peu de congé… Allez dire à Dixon qu’il nous selle deux chevaux… mais avant tout, donnez-moi un de ces baisers dont vous m’avez sevré tous ces temps-ci… »

Deux heures plus tard, comme ils passaient au grand trot sur la route, le regard brillant, le sourire aux lèvres, ils attiraient l’attention de quelques laboureurs du pays, et l’un de ceux-ci ne put s’empêcher de remarquer que « les Wilkins avaient toujours un beau sang… — Pardi, lui répondit un autre, il n’est pas difficile aux riches d’avoir bonne mine. » Après quoi, les deux interlocuteurs se courbant sur leur ouvrage, disparurent dans le fossé qu’ils creusaient. Ils se doutaient peu de ce que la Providence réservait, en fait de malheur, à ces deux êtres en apparence si dignes d’envie.

Ellenor et son père, enchantés de leur promenade, s’étaient bien promis de la renouveler, mais un brusque changement de saison les empêcha de donner suite à ce mutuel engagement. Des pluies persistantes se déclarèrent. Peu après, soit qu’il cédât à l’influence du mauvais temps, soit qu’il eût à souffrir de quelques troubles intérieurs, M. Wilkins parut avoir perdu tout désir d’activité, tout entraînement joyeux. Il ne bougeait guère de la maison, et recourut aux stimulants alcooliques pour combattre l’espèce de torpeur qui paraissait l’envahir. Après son repas du soir, engourdi dans son fauteuil, il passait de longues heures en tête-à-tête avec son vin favori, et ses gens, dont il était d’ailleurs fort aimé, se plaignaient entre eux de le trouver chaque jour plus grondeur et plus irritable. Dixon avait fini par s’en alarmer. Il aurait voulu qu’Ellenor déterminât son père à profiter de l’amélioration du temps pour reprendre leurs excursions équestres. « Notre maître est trop souvent enfermé,… il travaille trop,… un peu d’air lui ferait du bien. » Mais lorsque la jeune fille essaya d’agir selon les vœux du fidèle serviteur, elle rencontra une résistance imprévue. — Elle en parlait bien à son aise… Libre aux femmes de n’avoir que la promenade en tête mais les hommes ont autre chose à faire… — Puis, la voyant étonnée de cet accueil un peu brusque, l’attorney se radoucit tout à coup et s’excusa presque en mettant sa mauvaise humeur sur le compte des importunités de Dunster, qui le harcelait sans cesse. « On ne peut pas manquer un jour au bureau sans être en butte à des reproches, à des sorties désagréables… sans compter les empiétements continuels que ce monsieur se permet à mon préjudice… au préjudice de son ancien, de son chef. On m’y verra donc, à ce bureau… et il faudra bien alors que chacun reprenne sa place. »

Ellenor, désappointée dans ses espérances et fort surprise d’avoir à lutter contre l’autorité d’un homme qu’elle avait vu, naguère encore, jouer chez son père le rôle de subalterne à gages, ne put s’empêcher de trouver fort impertinents les reproches et les exigences de M. Dunster ; mais ce léger nuage ne pouvait attrister longtemps la radieuse sérénité de son âme. La seule pensée de Ralph dissipait tout ce qu’il y avait d’obscurité menaçante et de pressentiments sinistres dans les nouvelles conditions de son existence quotidienne. Les fêtes de l’hiver avaient pris fin ; celles de l’été ne s’annonçaient pas encore. L’état moral de son père accusait quelques changements incompréhensibles ; elle vivait plus seule, plus enfermée que jamais. En réalité cependant, elle ne songeait qu’au moment où les succès de Ralph, ces succès dont elle recueillait précieusement chaque témoignage, autoriseraient enfin leur union. Serait-ce pour cet automne ? Faudrait-il attendre un an de plus ? À ce délai, s’il était nécessaire, elle se résignait d’avance très-facilement. La lettre qui lui arrivait ponctuellement chaque semaine, et les visites que Ralph ne marchandait pas à M. Ness, ne devaient pas de sitôt lui être des compensations insuffisantes. Parfois même, il lui arrivait de souhaiter que le jour ne vînt pas trop vite, où elle échangerait les gâteries paternelles contre les débuts, toujours un peu austères, de la vie conjugale.