L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/L’auteur se lamente d’être né trop tôt

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 247-254).

L’AUTEUR SE LAMENTE D’ÊTRE NÉ TROP TÔT

Canzone

Au Destin je me plains souvent
D’être né à une époque
Où de ce qui se fait à présent
Il n’était pas même question.

C’étaient d’autres temps que ceux-ci,
Alors que j’étais un jeune homme ;
Il fallait cinq notes sur six
Pour parler à une chambrière.

Si l’on mettait semblable étude
Pour dire un mot à cette coïonne,
Jugez un peu ce qu’il fallait
Pour parler avec la maîtresse.

Le monde était très différent ;
Les maris étaient plus retors,
Et c’eût été du temps perdu
Que de courtiser la femme d’autrui.

Chaque femme de son honneur
Vivait en garde, bien défendue,
Et si l’on voulait lui faire l’amour
Il fallait aller à l’église.

Il fallait pour lui parler
Attendre quelque fête,
Et c’était grand hasard de lui donner
Sur le cul un petit pinçon.

D’aller en gondole avec elle
Jamais ne serait venue l’idée,

Près d’elle faisait sentinelle
Camériste ou valet de chambre.

À lui faire tenir un billet doux
On risquait sa vie,
Et d’un sac de douze sequins
Ne se contentait l’entremetteur.

Si elle allait un beau jour
Se divertir à la campagne,
Pour flâner un peu autour d’elle
Il fallait se travestir.

De plus me souvient que ces femmes,
Outre une belle sujétion,
Étaient toutes pleines de rosaires
D’offices et de dévotion.

Elles disaient le chapelet
Même les jours non fériés,
Et à chaque Saint, chaque Madone,
Elles allaient se confesser.

Tous les livres qu’elles lisaient
Étaient des livres de morale,
Elles se plaisaient même à lire
Quelque bon sermon de Carême.

Pour gagner quelque indulgence
Leur usage était de porter
Toujours au cou le scapulaire,
Et le cilice sur la panse.

Elles dépensaient à ces suffrages,
Pour se signaler à chaque Saint,

Et faisaient toutes les stations
Pour gagner le saint Pardon.

L’Ogre ou l’Esprit follet
De frayeur les faisait trembler,
Et le soir, en allant au lit,
Elles se faisaient mille croix.

Aujourd’hui il n’y a plus tant
De dévotion ni de rosaires ;
Au col plus d’objets bénits,
Plus de cilice sur la poitrine ;

Il n’y a plus de scrupuleuses
Qui à leur lit accrochent des Saints,
Aujourd’hui plus d’autres croix
Que la croix de diamants.

Les suffrages sont réduits à rien,
Parce qu’elles ne s’y remarquent plus,
Et les saintes boutiques
En ont reçu un fier coup.

Elles n’ont plus sur leurs chevets
De ces petits livres dévots,
Et je crois bien qu’avec eux
Elles se font des papillotes.

À présent leur profession
Est de lire par passe-temps
Outre les livres de Voltaire,
La Puttana de l’Arétin.

Toutes elles sont philosophes
S’en tiennent au matériel,

Et de mettre bas les caleçons
Ne croient pas que ce soit mal.

Elles fréquentent aujourd’hui
Le beau temple du dieu Priape,
Mais elles n’adorent que celui
Qui est gros, et jamais mollasse.

Le plus beau divertissement
Qu’il y avait en cette ville,
C’était d’aller en un Couvent
Caqueter avec les Nonnes ;

Quel grand plaisir c’était
De faire l’amour avec une femme
Qui ne peut jamais prendre l’oiseau,
Et jamais ne peut prêter sa moniche ?

Après il fallait s’en aller
Se soulager avec les putains
Encore bien que l’on risquât
Chaque fois de s’empoisonner.

Mon pauvre cas sait bien
Ce qu’il a eu à éprouver,
Lui qui chaque fois, le pauvret,
Se faisait médicamenter.

C’étaient des temps de barbarie,
Il n’y avait point de galanterie,
Les passe-temps consistaient
Tous absolument en bulles d’air.

Un coïon, un viédaze,
Était quiconque en ce pays,

N’avait pas sous le bras
Sa putain et son poignard.

N’était pas un galant homme,
N’entrait pas dans la bonne société,
Quiconque n’avait pas de chiens,
Soit de chasse, soit pour taureaux ;

Quiconque ne sait en barque
Ramer comme les barcarols,
Ou n’allait chez Isaac
Mettre en gage ses manteaux.

Les boutiques de café
Étaient autant d’écuries,
Il n’y allait que laquais
Tenant en mains leurs juments.

Mille sordides saletés
Se jouaient sur les théâtres,
Et il y avait là toute une crapule
De chenapans, qui fumaient.

On jouait partout,
Sur les tréteaux, à Carampana,
Et la Redoute était un grand nid
De ruffians et de putains.

Tout aujourd’hui a été réglé ;
La Comédie, le Carnaval,
Vous semblent, tant ils sont honnêtes,
Autant d’écoles de morale.

Les boutiques de café
Sont aujourd’hui toutes bien tenues,

Et à la Redoute il n’y a plus
Tant d’obscénités, dites ou faites.

On ne fait plus tant de cas
D’avoir des armes, des chiens, des taureaux,
Ces extravagances se sont changées
En casinos et douces amourettes.

On ne voit plus de putains
À la promenade avec leur cavalier ;
Ainsi vont les choses humaines,
Ce plaisir n’est plus de mode.

Aujourd’hui perd la tête
Quiconque va avec une putain,
Mais violer le lit d’autrui
C’est faire œuvre de bon chrétien,

Comme jadis était un coïon,
Qui ne se promenait avec sa Signora,
Ainsi aujourd’hui est un grand vaurien,
Qui ne se montre dehors avec elle.

Si l’on veut faire bonne figure,
Tout en suivant le chemin
De servir quelque créature,
Celle-ci doit être mariée.

Plus il y a à foison
De ces femmes qui ont pour but
De trouver à leur service
Un cavalier qui bande bien ;

Or de ceux-là il y en a assez,
Qui bandent même dans leurs culottes,

Et leur flanqueraient deux ou trois saccades
Tous les jours, s’ils le pouvaient.

Elles n’ont plus peur du Diable
Ni d’aucune sorcellerie,
Toutes tant qu’elles sont, leur souci
Est de rencontrer des vits durs.

Elles ne veulent plus des Pardons
De ces Frères Franciscains ;
Elles veulent de bons et beaux cas,
Qui leur grimpent dessus, comme chiens.

Pour se passer toutes leurs fantaisies
L’honneur n’est qu’un embarras,
Aujourd’hui elles l’ont dans le cul,
Et ne prisent plus que le cas.

Ce relâchement me déplaît,
Et aussi de voir pareil bordel,
Mais c’est parce que je ne puis plus
Prendre du plaisir avec mon oiseau.

Lorsque j’avais des reins solides,
À les contenter toutes, toutes,
Il me seyait d’être chagrin
De les trouver toutes honnêtes ;

Mais j’avais ce contentement,
Et j’en discourais à part moi,
Que, si je ne le mettais pas,
Les autres non plus ne foutaient.

Voilà ce dont je me plains,
C’est qu’aujourd’hui pour mon tourment,

Mon vit soit mou comme de l’huile,
Et que je ne puisse plus le mettre.

Aujourd’hui que tout est beau,
Qu’on mange plus luxueusement,
Mon oiseau ne bande plus,
Et je n’ai plus d’appétit.

Lorsque j’avais si grand faim,
On ne mangeait que fort mal,
Et il n’y avait pas tant de femmes,
Alors que mon cas était roide.

C’est une grande disgrâce,
Me dis-je en mon for intérieur,
Et je suis, à mener cette vie,
Comme Tantale dans l’Enfer ;

Je suis comme ce pauvre diable
Que ses parents laissent héritier,
Au moment qu’il n’a plus de cas
À son service, ni de dents.